« Un Produit qui soit de premier ordre »
« Je n’ai pas de sympathie pour tout le domaine des publications imprimées à la main, quelque sincères qu’elles soient. [...] Je n’essaie pas de créer un livre précieux en édition limitée, mais un produit de série qui soit de premier ordre. »
A mass-produced product of high order : c’est ainsi que Ruscha, en 1965, décrit l’esprit de ses livres, dont le premier, Twentysix Gasoline Stations, édité par ses soins deux ans auparavant, décidait des caractéristiques du livre d’artiste tel qu’il allait bientôt se développer, en empruntant d’une part l’aspect et les techniques du livre ordinaire (tirage peu ou pas limité, faible prix, format modeste, reproductions photographiques, impression en offset) et en permettant d’autre part à l’artiste de s’assurer une totale maîtrise sur l’œuvre ainsi réalisée.
Essentielle au livre d’artiste est en effet la responsabilité de l’artiste sur sa publication depuis sa conception jusqu’à sa publication, voire sa diffusion. Pas de partage de la responsabilité intellectuelle avec un écrivain : quand l’ouvrage comporte des textes, ils sont écrits par l’artiste. Et il n’est pas rare qu’il soit lui-même son propre éditeur, ainsi de Ruscha (Heavy Industry Publications) ou de Ian Hamilton Finlay (Wild Hawthorn Press). La plupart du temps, cependant, ces « artistes éditeurs » publient d’autres artistes : le premier d’entre eux, Dick Higgins, décida de fonder Something Else Press à New York dès 1963 parce que l’accès aux éditeurs ordinaires était refusé aux artistes dont il se sentait proche. Bien d’autres se sont faits éditeurs au cours des années soixante-dix, tels Maurizio Nannucci (Exempla à Florence), herman de vries (the eschenau summer press and temporary travelling press publications, en Allemagne), David Mayor et Felipe Ehrenberg (Beau Geste Press, dans le Devon), Simon Cutts (Coracle Press longtemps à Londres, maintenant à Docking). Bien plus, dans les mêmes années, la nécessité d’assurer la distribution des livres publiés amena les artistes à fonder ou co-fonder la plupart des librairies de livres d’artistes : Other Books and So (par Ulises Carrión à Amsterdam), Printed Matter (par Sol LeWitt, notamment, à New York), Art Metropole (par General Idea à Toronto), parmi les plus célèbres.
Le phénomène de l’auto-édition et de l’auto-diffusion dans le livre d’artiste permet de souligner ce caractère essentiel : l’importance nulle ou secondaire de l’éditeur, ce personnage principal de toute l’histoire du livre de bibliophilie depuis Vollard jusqu’à nos jours. Lawrence Alloway a fort justement souligné que ces livres se veulent des « situations contrôlées par une seule personne (one-person control situation) », excluant toute intervention étrangère sur le contenu du livre ou tout aménagement de la publication en fonction d’intérêts commerciaux. De ce point de vue, les livres d’artistes sont un effet parmi d’autres de l’exigence d’autonomie qui, dans tous les domaines, fut une revendication essentielle de tous les acteurs sociaux dans les années soixante et soixante-dix. Ruscha exprime très bien, quoique dans un langage peu politique, quelle liberté est la sienne quand il fait des livres : « Quand je me mets à l’un de ces livres, j’arrive à être l’impresario de la chose, j’arrive à en être le majordome, j’arrive à être le créateur et le propriétaire exclusif de l’ensemble des travaux, et ça me plaît. »
De côté, Sol LeWitt affirme en 1977 que « les livres sont le meilleur médium pour beaucoup d’artistes d’aujourd’hui ». Si le livre peut jouer un tel rôle dans l’œuvre des artistes, c’est en raison de la place déterminante prise dans la création par la reproduction. Elle s’explique d’abord par un facteur technique, l’essor de la photocopie, de l’offset et de la photographie. Il faut insister sur l’importance prise soudain par la photographie, plus exactement par la reproduction photographique, chez des artistes qui ne sont pas photographes. En témoigne notamment l’édition par Marian Goodman, en 1970 à New York, de la boîte, maintenant historique, symptomatiquement intitulée Artists and Photographs, où elle réunit des multiples de dix-neuf artistes dont cinq firent des livres : Dan Graham (Two Parallel Essays), Bruce Nauman (LA AIR), Dennis Oppenheim (Flower Arrangement for Bruce Nauman), Ruscha (Babycakes) et Bernard Venet (Exploited Subjects).
Plus déterminant cependant est le facteur esthétique, plus ou moins idéologiquement ou politiquement accentué selon l’importance donnée au motif de la démocratisation de l’art : conscients que la relation à l’art se fait de plus en plus par la reproduction, les artistes assimilent à leur projet l’idée que l’art doit intégrer la reproduction à laquelle il est voué dans une société de l’image. Autrement dit, il n’entend pas être seulement multipliable mais d’emblée multiple. John Baldessari en fournit une confirmation exemplaire dans son excès même. En 1969, il conclut une série de propositions provocatrices qui sont sa contribution à l’exposition Konzeption — Conception par cette recommandation : « Plus personne ne regarde l’art. Faites directement des œuvres pour la reproduction dans les revues d’art. Puisque nous connaissons les œuvres par des reproductions, nos œuvres devraient être faites uniquement pour la reproduction. Plus d’art sans intermédiaire. » L’année suivante, il détruit la plus grande partie de ses tableaux qu’il brûle et dont il place les cendres dans une urne en forme de livre.
À cet égard, la réflexion de Walter Benjamin sur la disparition de l’aura amenée par la reproduction ne permet plus de rendre compte d’une situation devenue plus complexe. La société contemporaine a instauré une approche collective des œuvres elles-mêmes, favorisée par une politique d’expositions à succès qui les transforment en événements culturels ; or, cette « massification de l’aura » est tout le contraire d’une démocratisation de l’art, car en elle se perd l’expérience esthétique au profit d’une vague culture artistique où le musée sert à vérifier l’image déjà familière des chefs-d’œuvre donnée par la reproduction. Selon une logique inverse le livre d’artiste ménage paradoxalement un accès virtuellement public et pourtant intime, immédiat, auratique à la reproduction, dans la mesure où le procès de reproduction y est directement constitutif de la nature et du sens de l’œuvre. Bien plus, le livre offre celle-ci sous la forme la plus authentique parce que la plus protégée de toute subordination à des intérêts mercantiles. John Baldessari, une fois encore, décrit ainsi l’intention dans laquelle ces livres, dont les siens, sont conçus : « L’art semble pur pour un moment et détaché de l’argent. Et puisque beaucoup de gens peuvent posséder le livre, personne n’en est propriétaire . » Ce qui, par la reproduction et la multiplication, aurait pu sembler éloigner l’art de son essence, est au contraire ce qui l’en rapproche. Car il ne s’agit pas de diffuser des reproductions d’œuvres mais les œuvres elles-mêmes que sont les livres. Or, dans le livre, il n’y pas de contradiction entre l’adresse à tous les lecteurs possibles en même temps qu’à chacun en particulier, s’il est vrai que la lecture est généralement une expérience solitaire.
Revue de presse
[…] L’essentiel du travail de l’auteur consiste a repérer ce qu’est un livre d’artiste – ce dernier devant à ses yeux obéir à des règles strictes. La première est sa simple reproductibilité. Elle cite pour cela le fameux Twenty-six Gasoline Stations d’Ed Ruscha, d’abord édité à 400 exemplaires en 1963, puis 500 en 1967 et enfin 3 000 en 1969. La deuxième est le «rôle prépondérant, voire exclusif joué par l’artiste à toutes les étapes de réalisation du livre». La dernière concerne la notion d’auto-édition si chère aux acteurs d’une époque qui préconisait l’indépendance économique comme indépendance éthique et politique.
On comprend pourquoi ni le livre illus-tré, ni le livre objet ne trouvent grâce à ses yeux l’un et l’autre ne garan-tissant en aucun cas l’autonomie de l’artiste et encore moins une diffusion démocratique de l’ouvrage. Un livre illustré n’étant pour Anne Mœglin-Delcroix qu’un simple gardien de «la tradition bibliophile»; un livre-objet étant «plus objet que livre».
[…] Si l’entreprise d’Anne Mœglin—Delcroix peut nous apparaître restrictive par certains aspects, elle ouvre un champ d’étude toujours en friche, notamment en France, sur la définition du livre d’artiste, qui pose la question du statut de l’artiste contemporain, mais aussi celle de la documentation comme art.