Fantaisie littéraire ? Performance poétique ? Nouvelles sensuelles ? Peut-être même essai sur le désir et la géographie ? Peu importe. C’est un texte de toute beauté, c’est la phrase qui domine et qui emporte tout sur son passage.
Mohammed Aïssaoui – Le Figaro Littéraire
À chaque carte du tendre son paysage, ses toponymes miraculeux incarnés en roches et en flux, en massifs et rivières où se déploient une végétation robuste et le cœur indigène. L’éveil du désir s’y écrit comme une éruption, un lent réchauffement aux accélérations brusques, aux détours inattendus : puy de Sancy, Uruguay, lacs bordés de gentianes où l’on vient se baigner. Surgit un nom, Marcello, et c’est le monde qui se donne tout entier, sujet aux variations les plus brutales.
Une femme se met en marche et la phrase épouse les contours ainsi dessinés, brûlant d’une ardeur qui transforme les corps en espaces telluriques. Elle décrit avec acuité ce qui fait écart entre deux personnes et s’aiguise à l’exigence impérieuse de la jouissance.
Revue de presse
J’ai emboîté le pas à la femme qui se met en marche.
Elle dit, j’ignore où je vais. Et dans la nuit, elle quitte son jardin et en repousse les limites. La femme endormie marche nue, elle s’enfonce dans les bois, se griffe et s’écorche aux broussailles. J’appartiens au monde sauvage, dit-elle, et elle part à sa recherche : elle descend au plus profond d’elle-même. Je pense à L’Enfant méduse de Sylvie Germain, parce qu’on mange de la terre, on respire l’humus, la mousse et la tourbe, et je me dis qu’il faut avoir mis ses pieds d’enfant dans cette nature-là pour en extraire les mots si justes. La femme qui marche dit qu’elle n’a pas peur du loup, et j’aime cette idée -là. Elle n’a pas peur de dire, et moi je crains soudain de ne pas être à la hauteur de la confiance qu’elle m’accorde en me laissant la suivre.
J’ai emboîté le pas à la femme qui marche, et j’ai reçu de plein fouet ses murmures, les mots qui vêlent sortir, elle dit qu’ils frappent contre les parois à l’intérieur, et cette image sans doute dit-elle un peu de moi. Ses mots font-ils écho à ceux que je bride ou que je crie tout bas, peut-être y a-t-il un peu de tout ça, je me sens terriblement vivante à les lire, je me sens terriblement femme à les entendre – ce que ça signifie? Ses mots le disent.
J’emboîte le pas à la femme qui déchire le silence. Elle dit, je vais chercher la voix qui pourrait crier. Et sur le chemin naît le désir, qui éveille le corps endormi. La rencontre amoureuse explore le plus intime, le mystérieux et l’insoupçonnable. “Est-ce que je gagne à être connue?” La femme dit le cœur à vif et le corps à nu. Elle fait tourner sa jupe de gitane, elle célèbre le corps qui frémit, les peaux qui se frôlent et l’évidence de ces frôlements-là. “Tombent les étoffes”, comme c’est joli, elle fredonne, elle chante l’urgence de son désir, elle dit le plein, puis soudain le vide. “Marcello, tu dors?” Surgit l’absence. Surtout ne m’aime pas, dit-il. La femme crie l’attente cruelle et l’insupportable doute, et elle apprend à se taire. Alors, au bord du gouffre, que reste-t-il? Le désir vous jette dans la vie aussi violemment qu’il vous anéantit : que reste-t-il après lui? Il reste un corps qui est en marche, une force dans ce corps-là, il est une voix qui continue de fouiller et ouvre les fenêtres en grand sur les pensées sauvages. Jamais par une telle nuit. J’ai de la terre sous les ongles et les cheveux en bataille au sortir de ce livre, le vent me pousse et j’entends l’écho d’une voix qui vient du plus profond. J’ai écouté la femme se mettre en marche et j’ai marché sans m’arrêter, j’ai fait silence, parce que des mots forts comme ça, c’est tellement beau de les recevoir, c’est du tellement vivant, ça ne se discute pas.
“Dans une langue poétique, métaphorique et musicale, Magali Brénon évoque le trajet d’un corps féminin, aux désirs endormis ou méconnus.”
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Magali Brénon se prête au jeu de l’interview et parle de son dernier livre et des liens avec le travail de Jean-Louis Murat qu’on y retrouve.
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Le carnet s’ouvre sur ce livre-poème écrit à partir des paysages et des chansons de Jean-Louis Murat, c’est le livre de Magali Brénon, Jamais par une telle nuit qui nous emmènera à la rencontre des images de la Dolce Vita ou encore à Montevidéo. Le voyage dans les corps et dans les mots, dira Magali Brénon, est pour moi la peinture du désir féminin.
De chair, de sueur, de sexe, de sang, de larmes, l’amour est toujours un monde personnel. L’infinitif, au contraire, un mode impersonnel.
Toute la beauté du livre de Magali Brénon vient sans doute de cette contradiction-là. Un tragique d’ordre quasi-grammatical mine ainsi cet audacieux roman qui invente un nouveau lyrisme de l’échec amoureux. Disons donc roman, pour faire simple : « elle », qui dit « je », rencontre un homme, Marcello, puis le perd. Autant résumer la Recherche en 15 secondes, comme l’avaient proposé jadis les Monthy Python. Du reste, il y a sans doute autant de Proust que de Duras dans ce livre-là, qui déroule une étonnante partition musicale faite de silences et d’échos, de bruissements hurlants et de cris retenus, de halètements courts et rythmés et soudain de souffle sans virgule, sans ponctuation, de souffle coupé et perdu. Luxuriance et luxure : d’une sensualité toujours frissonnante, la déambulation éperdue de la narratrice à la recherche de l’autre et donc d’elle-même, dessine sous ses pas parfois perdus un paysage d’une rare efflorescence littéraire où, d’Orcival à Rome, de Rome à Montevideo, le corps se parcourt comme une géographie du désir. Tout y est fragile, ténu, sensible. La matière durcie du monde ne se donne qu’à la subtilité des mots pour le dire, qu’au corps du texte qui le suggère, veut le donner à voir, à entendre, à saisir et ressentir.
« J’appartiens au monde sauvage ; je partirai à sa rencontre ». Mais c’est dans cet élan, dans ce départ, que l’absence se creuse une fois que la rencontre a eu lieu. Là que le manque épuise quand dans la vie « en suspens quelque chose a bougé ». On dirait alors une longue lettre blessée, inutile et splendide, adressée par-delà l’indicible douleur. Quelque chose comme une de ces déclarations d’amour lancées lorsque tout est perdu, en dépit du bon sens quand il faudrait se taire, et dans le risque assumé de ses propres lourdeurs, redites, insistances, quand l’autre, corps, odeur, présence, ne sont plus là et que cela tourne à la parlotte.
Alors oui, traverser le soliloque. Inspirer, expirer dans la rame des pages écrites, lues. Vivre finalement, puisqu’on ne s’est jamais rencontrés ailleurs que par une telle nuit.
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À quoi sert le supplément littéraire d’un quotidien s’il ne parle pas de ce genre de livre : Jamais par une telle nuit, signé Magali Brénon, est inclassable. Fantaisie littéraire ? Performance poétique ? Nouvelles sensuelles ? Peut-être même essai sur le désir et la géographie ? Peu importe. C’est un texte de toute beauté, c’est la phrase qui domine et qui emporte tout sur son passage. Dès la première ligne : “Dans ma chambre exigüe je pourrais me défaire de mes étoffes et débuter : ma vie se passe dans des lits où je vous attends, et ma maison sur le promontoire en est pleine.”
On pourrait continuer comme cela : “je pourrais me défaire de mes effets et avouer (...).” Les vingt-quatre chapitres sont coiffés d’un verbe à l’infinitif : étouffer, s’infléchir, basculer, cartographier, tomber… Autant d’entrées où il est souvent question de naissance du désir et de nature. Nature omniprésente comme si elle était à la fois le lieu et le déclencheur des émotions, l’allégorie d’une danse amoureuse.
L’écorce des charmes
Magali Brénon écrit et décrit tout cela avec une musique lancinante, obsédante, douce. Ses mots sont physiques – presque des caresses. Elle a su créer une langue qui mêle l’amour et le volcan, le jardin, “l’écorce des charmes”, la fontaine (rôle très important), le fleuve, l’orage… On remarquera que ces éléments sont rarement inactifs : ils agissent sur la température du désir de la narratrice. Que cherche-t-elle? Des amants? Un corps-à-corps, puisqu’il en est souvent question et qu’un certain Marcello parlant de la Dolce Vita apparait ? Plutôt des murmures, des sonorités, “une trace silencieuse mais indélébile”. Sans doute sa quête est-elle vaine, mais il reste ces pages d’une sensualité qui fait encore frémir longtemps après avoir fermé à Jamais par une telle nuit…