Si la vision de l’humanité est terrifiante, le texte n’en remet pas moins en cause de nombreux clichés. Outre son intérêt historique, le Journal se montre littérairement passionnant: dans une langue quasi clinique, le traitement sur le même plan du commerce humain et de la météo fait froid dans le dos.
Baptiste Liger – Lire
Revue de presse
Bernard Plasse est, de son propre aveu, « implacablement le descendant d’un négrier ». Il nous propose, réécrit en français d’aujourd’hui, le carnet de bord tenu par son ancêtre Jean-Pierre Plasse.
Ce document d’époque ne manque pas d’intérêt, il nous permet de vivre au quotidien la pratique d’un homme se livrant au commerce des êtres humains, au XVIIIe siècle. Ce commerce est alors une profession reconnue et normée qui s’inscrit dans une organisation plus large, complexe et bien rôdée dont l’auteur va nous dévoiler le fonctionnement.
Si pour l’essentiel le journal de ce négrier est édifiant, il présente quelques obscurités en rapport avec son contexte et il serait donc souhaitable que dans une autre édition, le texte soit annoté par un historien pour clarifications.
Nous sommes en 1762. Jean-Pierre Plasse est subrécargue de l’Espérance, autrement dit, il est le représentant, à bord, de l’armateur français. Il pratique une sorte de cabotage sur la côte entre le Cap Vert et la Sierra Leone, qui s’avère être une succession de villages africains et de forts tenus par des Européens.
Jean-Pierre Plasse transcrit soigneusement tous les détails précieux dans l’éventualité d’un autre voyage : la constitution des fonds, les conditions d’accès à la côte dont il trace des croquis, relevant au passage quelque erreur topographique figurant sur les cartes marines.
Il décrit, par ailleurs, les us et coutumes dont il est témoin avec ironie, voire avec mépris, mais également avec un souci du détail qui trahit chez lui un intérêt réel pour ce qu’il découvre.
À travers son regard, même si le ” marchand ” ne s’appesantit pas sur le sujet, les Africains apparaissent comme des fainéants et des fripons. Au cours de ses tribulations, il ne rencontrera qu’un Noir qui ne différera “que de la peau avec un Blanc par ses sentiments d’honneur et de probité.” Les mots “honneur” et “probité” font sourire, aujourd’hui, dans la bouche d’un négrier.
La préoccupation première de Jean-Pierre Plasse, tout au long du voyage, est la quête de provisions, de bois à brûler et surtout d’eau douce. Il lui faut sans cesse quémander et négocier pour se voir fourni en futailles remplies à l’embouchure des rivières par des Africains aussi rusés que lui.
La traite. Il s’agit d’un commerce bien organisé mais dont les règles varient selon les lieux et les interlocuteurs. Le négrier doit sans cesse louvoyer, voire se plier aux exigences des fournisseurs européens mais le plus souvent africains vice-roi des villages, courtiers noirs, intermédiaire du roi du Dahomey…
Dans ce journal de bord, point de razzia ni même d’entrée en force sur le territoire propice à la traite. Il faut longer le littoral et tâter le terrain à distance de chaque village. Parfois des feux annoncent que des captifs sont disponibles. Ou alors des pirogues amènent au bateau un courtier africain (parfois formé en Europe) qui propose une offre à négocier “deux captifs”, “un négrillon”,
“quelques esclaves”... Le négrier doit se rendre à l’évidence: “Ces endroits ne sont guère propices à trouver beaucoup d’esclaves. Ils n’ont point de guerre.” Parfois les humains proposés à la vente sont refusés parce que trop chers, trop vieux ou en mauvaise santé. Le négrier se plaint, par ailleurs, des multiples taxes ou droits imposés en surcroît qui viennent grever son budget d’acheteur.
On le sent bien, il n’est pas en pays conquis, et son exaspération vient de son obligation à se plier aux règles commerciales définies par ses partenaires africains. “Après déjeuner, il est question de parler des droits du roi qu’il faut avoir payés au préalable pour pouvoir commencer la traite.”
Les Africains pratiquant la traite ont des attentes très précises en ce qui concerne leur rétribution, elles varient selon les lieux. Certains veulent des miroirs, grelots, rasades, mais aussi des objets utilitaires, des briquets, des limes, des gobelets, des bassins en cuivre ou en étain, des couteaux, des pots à eau en grés, des mouchoirs de Cholet préférés à ceux de Pondichéry ; d’autres exigent des barres de fer, du tissu d’indienne, du tabac, de l’alcool, mais également des fusils et de la poudre. Les Africains mêlés au commerce de la traite sont armés. Dada, le roi de Bomé, habite un palais muni de casernes et “sa gardé est de huit mille hommes, tous bien armés.”
Jean-Pierre Plasse rassemble les captifs dans un magasin. Alors interviennent de nouveaux acteurs de ce commerce. Le négrier les nomme car il doit les payer en pagnes, suif ou eau-de-vie: le portier, la blanchisseuse, la porteuse d’eau, le tronquier qui met les captifs au fer, le garçon qui prévient de l’ouverture de la traite, celui qui avait annoncé 1’arrivée du bateau négrier, les remplisseurs de futailles d’eau douce…
Pour finir, le négrier raconte comment il a acheminé les humains achetés vers le bateau : “Je fus chez le gouverneur à la tête des esclaves en ordre de marche. Ils chantaient au son du tambour, portant le drapeau du navire. Ce fut la première surprise des habitants, qui n’avaient jamais vu de bâtiment négrier avec des esclaves sans fers, et de les voir si contents (sic). ”
Le bateau négrier lève l’ancre et cherche les vents favorables pour filer en direction de l’Amérique, il passe au large de l’île Anamabou, une île dont jadis, les nègres esclaves se rendirent maîtres en tuant tous les Portugais.
Et le journal s’achève lors de l’arrivée au Cap français. “Je finis mon voyage ici, nous dit le négrier, en y restant pour le recouvrement de la vente des nègres.”
Il faut lire ce texte qui fait voir la traite à travers le regard d’un contemporain, négrier de surcroît. Comme le fait remarquer Bernard Plasse, le manuscrit de son aïeul reste emblématique de ce que peut être “la banalité du mal”.