- Nous disions donc, Matteo, que le bruit de la mer empêche les poissons de dormir ?
Des « proses brèves » annoncées en sous-titre du recueil, mais qui font place à quelques poèmes versifiés (dont un sonnet parodiant « La Beauté » de Baudelaire) et fonctionnent sur plusieurs registres d’écriture. Le poème liminaire, adressé à la « fausse Lesbie de Catulle », tout comme l’« Évocation » suivante de « Circé l’épervière », rappellent discrètement la culture classique de ce grand traducteur du grec et du latin. Et il y aura encore, çà et là, des allusions que la philosophie antique peut éclairer, ou des personnages — Hector, Calypso… — légués par Homère.
Mais l’intérêt principal est autre. Connaître ou non la Physique d’Aristote n’affecte en rien l’immédiate sensation d’humour dégagée par ces textes et le sentiment critique dont ils témoignent dans la perception qu’ils suggèrent du réel. Une fraîche amertume emplit la voix qui parle à notre oreille interne. Elle nous confie une riche expérience d’observateur, de voyageur, d’amant… Le récit est d’ailleurs ce qu’elle développe avec prédilection, en alternance avec des notations de « choses vues » dont la brièveté est plus congruente que les narrations par rapport au sous-titre (partiellement mais volontairement inexact). Ce que nous dit cette incongruence, c’est que la poésie n’est pas (ce que d’ailleurs nous savons tous) un genre défini par des critères extérieurs, mais une certaine pénétration aiguë du regard au coeur des affaires humaines et cosmiques. Sans jeu de mots, c’est la vertu comique, la vis comica (hommage au latiniste !) qui me séduit le plus, mais qui ressort d’autant mieux qu’elle pratique des pauses en des moments de contemplation qui oscillent entre le « sentiment tragique de la vie » (pour reprendre un beau titre d’Unamuno) et la dérision jetée sur toute métaphysique présente et à venir. La mise en scène qui fait apparaître la vieille Nunzia-Maria, qu’une vendetta a réduite au veuvage depuis quarante ans, la narration qui s’ébauche pour dire la « rigueur de l’hospitalité » chez un paysan solitaire, et son amplification lorsque le narrateur pénètre dans un labyrinthe d’habitations troglodytes où il lui faut consentir à baiser finalement « La Bouche de la Murène » (selon le titre de l’épisode), enfin l’évocation en deux parties du siège de Bétulie — diptyque aux panneaux séparés par une dizaine d’autres textes — montrant comment la belle Judith (la plus rayonnante veuve de ce recueil qui en comporte plusieurs) parvint à séduire et à tuer le général ennemi Holopherne, tous ces récits paraissent d’un excellent nouvelliste, pour qui cependant la tension poétique ne baisse pas en vue du dénouement vise. Ces (fausses) proses rigoureusement agencées, stylistiquement sans défaut, dispensent une jouissance véritablement gustative, que l’on recommande aux gourmets.
André Ughetto
Autre sud n°31