Parution : 12/10/2006
ISBN : 9782915378320
296 pages (21 x 14,8 cm)

19.00 €

Mémoires d’un prolétaire

Qui connaît Norbert Truquin ?

Une poignée de lecteurs à la recherche de témoignages d’autodidactes, un peu comme on va dénicher dans les brocantes une toile de peintre naïf.
Moi-même, n’est-ce point le hasard qui m’a fait découvrir ces mémoires d’un prolétaire ? j’avais entrepris un travail de thèse, dans les années 1970, sur ce prétendu porte parole des ouvriers, Émile Zola. En lisant et relisant Germinal, j’avais bien senti que le tableau qu’il proposait des mineurs du nord n’était pas la reproduction de la réalité. Et pourtant l’auteur de l’Assommoir ne cessait de répéter : « mon œuvre n’est pas une œuvre de parti et de propagande, elle est une œuvre de vérité. » Et, plus encore catégorique, mais inquiétant quand à l’énoncé : « le romancier passe le tablier blanc de l’anatomiste et dissèque, fibre par fibre, la bête humaine étendue toute nue sur la dalle de l’amphithéâtre. »
Ce qui me faisait douter de ces assertions péremptoires, c’était son hostilité ricanante à l’égard de la Commune de Paris ; et sa justification, criminelle, de la répression sanglante d’Adolphe Thiers : « c’était la partie saine de la France, la raisonnable, la pondérée, la paysanne, celle qui était restée plus près de la terre, qui supprimait la partie folle, exaspérée, gâtée par l’Empire, détraquée de rêveries et de jouissances. » (C’est-à-dire Eugène Varlin, Louise Michel et tous leurs camarades de la Commune, déportés ou fusillés par milliers le 28 mai 1871.)
Autre signe inquiétant : ce fut la publication de l’Assommoir qui le rendit brusquement célèbre. L’année de cette parution : 1 877. C’est-à-dire quelques années après la Commune. Or, comment Zola représente-il les ouvriers parisiens dans « cette œuvre de vérité » ? Fainéants, alcooliques et, le plus scandaleux pour la pudibonderie de l’époque, d’une sexualité anormale, débridée. De quoi renforcer en somme les idées reçues de son lectorat bourgeois.
Mais, pour étayer mon hypothèse du caractère anti-peuple de Germinal, il me fallait des témoins ou plutôt des acteurs mêmes de cette condition ouvrière.
Au cours de mes recherches dans tous les recoins de la Bibliothèque Nationale, je finis par trouver un livre bien modeste d’apparence, auteur et titre inconnus, mais d’une richesse de renseignements sur l’infinie misère de ces prolétaires du XIXe siècle et d’une force de dénonciation digne des grands doctrinaires socialistes. Ces mémoires de Norbert Truquin contredisaient à l’évidence, et point par point, toutes les affirmations pseudo- scientifiques de l’auteur des Rougon-Macquart. (Préface de Paule Lejeune)

La fièvre du combat

Tout Paris était en mouvement ; on n’osait presque plus dissiper les attroupements. La suppression des ateliers nationaux faisait l’objet de toutes les discussions. Les ouvriers traitaient d’infamie cette mesure qui, en affamant une population aussi nombreuse, constituait une véritable provocation à la guerre civile. Les réactionnaires prétendaient que la ville n’avait plus d’argent ; ce à quoi les ouvriers répondaient que le gouvernement trouvait bien de l’argent pour payer les gros traitements ; et qu’il ne lui serait pas difficile de fournir la paie des ouvriers qui se montait à huit francs par semaine, alors que ces derniers avaient exécuté tous les travaux publics et nourri les rentiers. Des ouvriers disaient même aux réactionnaires : « Avouez plutôt 1. Le lecteur qui voudrait avoir des renseignements plus détaillés sur l’insurrection de Juin les trouvera dans l’ouvrage de Victor Marouck, intitulé: Juin 1848 (prix: 2 F, en vente à la Librairie des Deux-Mondes). C’est ce qui a été jusqu’ici publié de plus exact et de plus complet sur ces événements. (Note de l’édition originale de 1880.) franchement qu’après vous être enrichis par la sueur du peuple c’est son sang maintenant que vous voulez, et la preuve c’est que les pouvoirs publics, au lieu de venir en aide aux prolétaires, ont insulté leurs délégués. » La réaction était furieuse ; la classe ouvrière, au contraire, conservait son sang-froid, mais on sentait qu’elle ne tenait pas à céder aux provocations.
La réaction était forte et voulait profiter de la situation. Dès le lendemain du 24 février, elle avait fait décréter la création d’une garde mobile composée de vingt-six bataillons. On avait déjà soumis ces jeunes gens à la discipline ; on leur allouait une solde de trente sous par jour, et en ce moment ils étaient consignes dans leurs casernes. C’étaient tous des enfants de Paris, fils d’ouvriers, que l’on dressait au massacre de leurs parents.
Ceux d’entre eux qui comprenaient cette situation, se désespéraient de s’être engagés ; mais il n’y avait plus moyen de reculer. Le gouvernement savait fort bien qu’il aurait eu à les combattre s’ils n’avaient pas été soumis à la discipline militaire ; car il ne dut son triomphe qu’au concours de ces enfants qui se battirent comme des enragés. Aussi, dès le lendemain de la victoire, s’empressa-t-on de les licencier comme des malpropres.
Le 23, je me promenais sur la place de la Bastille ; il y avait foule dans les rues et sur les boulevards ; une compagnie de gardes nationaux gardait une petite rue qui débouche sur la mairie du VIII^e arrondissement ; l’officier qui les commandait était vêtu en civil et n’avait qu’un hausse-col. A ce moment, une discussion s’engagea entre cet officier et un ouvrier marbrier qui paraissait âgé d’environ vingt-cinq ans. Ce dernier semblait avoir reçu une certaine instruction ; son air était distingué, et il savait bien manier la parole. « Comment, disait-il à l’officier, il y a quelques jours à peine que tu étais le démocrate le plus exalté et te voilà maintenant passé dans les rangs de la réaction ? » « Je suis pour la République et les ouvriers veulent sa perte », répondit l’officier. « Tu es un hypocrite » reprit l’ouvrier. L’officier ne, lui. répliqua que par un coup de sabre sur la figure. A la vue du sang qui coulait, les spectateurs crièrent aux armes et la compagnie croisa la baïonnette ; mais, en voyant l’attitude des ouvriers, les gardes nationaux jugèrent prudent de décamper. […]

Les bagnes lyonnais

Je laissai de nouveau le métier de puisatier pour reprendre celui de tisseur ; j’eus de la difficulté à m’embaucher, parce que mes vêtements, ma physionomie me donnaient l’apparence d’un terrassier. Enfin je finis par trouver de l’ouvrage, mais pour un article que j’ignorais complètement et où je réussis néanmoins dès le premier moment. Cet atelier tenait la nouveauté, ce qui m’obligeait constamment à passer d’un article à un autre, si bien qu’au bout d’un an je devins un ouvrier passable. L’atelier était situé rue Sainte-Catherine, à la Croix-Rousse, à un troisième étage. C’était un atelier de six mètres occupé par des jeunes filles qui tissaient le satin. Ces jeunes ouvrières travaillaient, en été, depuis trois heures et demie du matin jusqu’à la nuit ; et en hiver, depuis cinq heures du matin jusqu’à onze heures du soir.
Je demandai à mon patron, avec lequel je m’étais lié, pourquoi ces filles avaient le teint si jaune et la figure si fatiguée. Il m’avoua que presque toutes celles qui sortaient de cette maison prenaient le chemin du cimetière. Sur mon insistance il me fournit volontiers des explications. « Il y a peut-être, me dit-il, sept mille ateliers de ce genre à Lyon ; presque tous les patrons sont bigots ; ils vont recruter leurs apprenties dans le Dauphiné, le Bugey et la Savoie ; ils sont porteurs de certificats délivrés par le curé de la paroisse. Munis de ces pièces, ils se présentent chez les curés de campagnes. Le curé leur indique les maisons où ils pourront faire un choix ; ils s’y introduisent à sa recommandation et y sont naturellement bien accueillis ; ils se présentent avec des montres et tout un attirail de breloques, n’oubliant pas de bourrer leurs poches de gros sous. Tout en causant, ils ont soin de laisser comme par mégarde tomber par terre un peu de la mitraille dont ils ont fait provision. Les enfants s’empressent de la ramasser pour la rendre au Monsieur qui, dans sa générosité, l’abandonne aux ramasseurs. Ils racontent que leurs ouvrières ont placé des centaines de francs à la Caisse d’épargne, et que si quelques-unes d’entre elles ne se donnaient au luxe, elles en placeraient bien davantage. Le bruit s’en répand dans la commune et bientôt un essaim de jeunes filles s’enrôlent pour Lyon. Elles s’y placent en apprentissage pour quatre ans, tandis que pour fabriquer du satin ou du taffetas, quatre mois suffiraient.

La révolution sociale

L’Amérique du Nord suit les mêmes errements que l’Europe. En Angleterre, les manieurs d’argent ont accaparé successivement toutes les petites propriétés ; les cultivateurs qui vivaient paisiblement du produit de leurs champs et de leurs vaches, ont été refoulés dans les villes et réduits à la plus grande misère. Plus le machinisme se perfectionnera, plus il sera facile à quelques habiles de tenir les masses sous leur joug. Que les ouvriers de la ville et de la campagne ouvrent les yeux ainsi que les petits bourgeois et les petits propriétaires ! Leurs descendants seront fatalement acculés au prolétariat. Toutes les nations s’organisent industriellement ; tous les États cherchent à se suffire à eux-mêmes. […]
Il appartient aux hommes de cœur de prévenir la catastrophe, qui est inévitable. Si les hommes le voulaient, ils seraient tous heureux. Mes voyages m’ont appris qu’il n’y a peut-être pas un dixième de la surface de la terre qui soit cultivé, et encore la culture est-elle loin d’être arrivée à la perfection. C’est donc un crime social que quelqu’un puisse souffrir de la faim. […]
Il est urgent que tous ceux qui travaillent et souffrent des vices de l’organisation sociale ne comptent que sur eux-mêmes pour se tirer d’affaire et se créer un présent et un avenir meilleurs par la solidarité. Il importe donc que chacun d’entre eux apporte sa pierre à l’édifice commun, en publiant ses notes, ses cahiers, ses mémoires, en un mot tous les documents qui peuvent contribuer à détruire les iniquités. du vieux monde et à hâter l’avènement de la révolution sociale.

Préface de Paule Lejeune

Norbert Truquin est né le 7 juin 1833 à Rozières, dans le département de la Somme. Autodidacte, il décide de raconter l’aventure de sa vie faite de gagne-pain divers et variés qui le mènent à travers le monde. Mémoire d’un prolétaire s’achève sur une date : avril 1887 et un lieu : Independencia au Paraguay ; on perd ensuite la trace de l’auteur.

En effet, Norbert Truquin a vécu la révolution de 1848 à Paris, a connu la prison, avant de tenter les mirages de la colonisation de l’Algérie. Il donne de la condition du paysan autochtone traité « à coup de sabre et d’eau bénite », un tableau très éloigné du « rôle positif de la France dans ses colonies ». De même sa description vécue de la condition des canuts en 1850 est un témoignage unique sur la vie du petit peuple de Lyon. Enfin, son exil au Paraguay pour tenter les expériences naissantes de communautés socialistes, ne sera pas exempt de misère ou d’esclavage.

Auteur d’un seul ouvrage, emblématique de ce que l’on appellera plus tard la littérature prolétarienne, il exprime avec force le drame d’une vie qui, envers et contre tout, porte l’espoir d’un monde meilleur. À la manière d’un roman d’aventure, cet ouvrage est un témoignage impitoyable sur la difficulté d’une vie passée à être exploité, dans cette première mondialisation que fut l’avènement de la révolution industrielle du XIXe siècle.

Revue de presse

Inter CDI janvier 2007

Témoignage impitoyable sur la difficulté d’une vie passée à être exploité, dans cette première mondialisation que fut l’avènement de la révolution industrielle du XIXe siècle.
Inter CDI janvier 2007
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