En 1996, quelques années après T.A.Z. et les Sermons radiophoniques, Hakim Bey rédige une série de textes dans lesquels il revient sur la fin du 20e siècle, qu’il situe entre 1989 et 1995, au moment de la chute du bloc communiste et de avènement d’un monde néo-libéral, globalisé et standardisé ou en passe de l’être, ainsi que sur le commencement de ce nouveau millénaire, marqué par le règne d’un argent porteur de chaos, qui partout ou presque s’est libéré des religions, des frontières et des États.
Dans ce monde-là, la neutralité n’est pas une option envisageable, nous dit-il. D’ailleurs l’émancipation de l’individu via les zones d’autonomie temporaire est-elle suffisante pour lever un souffle révolutionnaire ? La culture et l’humain peuvent-ils survivre alors que nous nous acharnons à détruire le non-humain, à détruire la nature sauvage ce par quoi la culture se définit en creux ? Et les nationalismes, et les religions, quels effets exercent-ils ? Autant de questions qu’aborde Hakim Bey dans un flot qui lui est habituel, fluide, convoquant tour à tour les théoriciens anarchistes, le soufisme, le millénarisme et l’anthropologie.
La lecture de Millenium apporte un éclairage original au spectacle désormais quotidien de la capitulation des États face au monde de la finance.
Revue de presse
Il est assez étrange que personne n’ait relevé (tout du moins à ma connaissance) que l’inventeur de l’éperonnant concept des zones autonomes temporaires ou TAZ, Hakim Bey, travaillait sacrément du citron. Ses écrits pamphlétaires couillus, godillant souvent en même temps que l’ésotérisme, la linguistique, l’anthropologie, la gastrosophie, la polémologie, le soufisme et l’anarcho-situationnisme prennent souvent de drôles de chemins, tour à tour phosphorescents et opaques, éclairants et biscornus. En atteste la toute récente traduction de son Millénium de 1996 (éditions le Mot et le Reste comme l’an dernier de ses Sermons radiophoniques) par l’énigmatique Fleur Ramette.
Puisque l’ennemi aujourd’hui, nous dit-il, est moins l’État ni même le Spectacle selon Debord que le Capital libéré de la politique, des religions et des frontières, il y a lieu de se livrer contre lui à un nouveau style de “propagande par le fait”: le Jihad. Ne plus s’en tenir, pour notre émancipation immédiate, à la création de TAZ, mais tendre à une sorte de “zone autonome permanente”, raccordant entre eux des groupes de combat et des expériences alternatives, qu’on pourrait identifier au “millénium”. Autrement dit, à la révolution libertaire en marche menée par des “millions de travailleurs, de fermiers, de peuples tribaux, de marginaux, d’artistes de toutes classes, d’hérétiques et même de commerçants et de professionnels petits-bourgeois”. Hakim Bey précise qu’il voit le nouveau monde comme l’avènement du “fédéralisme néo-proudhonien” garantissant la liberté totale à “chaque point d’organisation dans le rhizome, aussi petit soit-il – même pour un seul individu, ou un tout petit groupe de sécessionnistes.”
On accompagne de bon cœur Hakim Bey dans ses exultations, d’autant mieux qu’il a l’art, assez cocasse à vrai dire, d’éviter les chausse-trappes de justesse. Parfois d’extrême justesse : Bey ose nous sortir, par exemple, que le “millénium”, auquel les rebelles aspirent, c’est… la venue du messie. Mais il ajoute aussitôt que le messie, pour lui, est une collectivité en lutte dans laquelle chaque individualité peut se réaliser dans sa différence et avec ses propres modes de résistance au système.
On attend les dernières observations d’Hakim Bey avec curiosité. Éditeurs et traducteurs, à l’attaque ! Il nous brûle de savoir comment le gaillard perçoit le soulèvement d’Oaxaca, les canulars des Yes Men, les colères des Indignés ou les frasques de Black Blocks se réclamant de lui.
À l’équinoxe du printemps 1990, Hakim Bey achevait l’écriture de TAZ, acronyme de Temporary Autonomous Zone. Ode à l’utopie pirate, aux free parties et au Taz, donc. Monsieur le Juge — le sage, en arabe — revient avec Millenium, ensemble de textes écrit en 1996, pour un update de son maître ouvrage.
« Le slogan Révolution! [...] est devenu un cauchemar où nous avons beau combattre, nous n’échappons jamais au mauvais Eon, à cet État incube qui fait que, État après État, chaque paradis est administré par encore un nouvel ange de l’enfer. » (TAZ)
TAZ était un ouvrage d’inspiration anarchiste qui prêtait le flanc à la critique marxiste : Hakim Bey y dessinait un refus à la fois et de l’État et de la Révolution dans une langue percutante.
“Comment se fait-il que « le monde chaviré » parvient toujours à se redresser ? Pourquoi la réaction suit-elle toujours la révolution, comme les saisons en Enfer ?” Tout était dit déjà dans l’acronyme TAZ : une zone, et non pas une libération complète du territoire. Elle serait autonome, c’est-à-dire régie par aucune politique. Et elle serait temporaire, ce qui rejoint le point précédent : nulle règle n’est nécessaire car aucune pérennité de fonctionnement n’est envisagée.
Hakim Bey conceptualisa une utopie apolitique : il s’agissait de créer un lieu dans un endroit qui n’existerait pas pour l’État — et qui, donc, ne serait pas sous son contrôle — pour s’y délivrer de la politique. C’est-à-dire de toute idée de gouvernance. La TAZ n’a aucune ambition territoriale (la zone ne veut pas s’étendre), la TAZ n’a aucune ambition de durée (elle ne se veut pas Reich Millénaire). Et enfin, la TAZ n’a aucune ambition hégémonique : elle ne se veut pas refuge pour l’humanité entière. Si bien qu’une TAZ peut correspondre tout aussi bien à une colonie de Hillbillies vivotant quelque part dans un repli caché des États-Unis qu’à une libération purement personnelle et imaginaire, une TAZ subjective. Voire à une partouze dans un hôtel du Nord un peu luxueux. Nous sommes loin de la révolution mondiale du prolétariat. Utopie petite-bourgeoise et confortable, ont dit certains, comme un petit barbecue tranquille quelque part à Saint-Quentin-en-Yvelines.
Ce n’était pas grand chose, mais même cela nous ne l’avons plus. Parlez-en à DSK. Il avait ses petits à-côtés loin du monde des médias : la transparence et la vérité ont fini par déflorer la mince cloison de sa petite TAZ. Sans parler de l’interdiction de fumer dans les cafés, du port de la ceinture ou de l’introduction de limitations de vitesse pour les voitures (à chaque génération son traumatisme). L’État avance. Ici vous me demanderez : “comment cela fut-il possible ?” Laissez-moi vous présenter la trinité infernale (la pensée radicale de gauche prend souvent la forme d’une théologie, ensuite c’est une question de foi) : le Capital, l’Aliénation et la Séparation. Marx, Lukàcs et Debord. Le monde unique peut faire face au « chaos », mais il réduit toute véritable complexité à l’uniformité et à la séparation. La conscience elle-même « entre en représentation ». Dit plus simplement, dans le monde unifié et séparé du Capital tel qu’il se présente à soi par le Spectacle, tout le monde fait la pute, car c’est encore ce qui est le plus raisonnable. Au Grand Journal, à The Voice, partout sur Internet, des jeunes hommes et femmes prostituent leur beauté et leurs talents au « Moloch de la conscience capitaliste ».
Ils se clivent et créent en eux-même des consciences séparées qu’ils pensent plus à même de franchir le mur médiatique. Ce que préconise Hakim Bey, c’est « le grand Jihad » en tant que reconquête de son « moi séparé » . C’est dit dans le vocabulaire de l’Islam, mais cela pourrait l’être tout aussi bien dans un référent anarcho-taoïste. Il s’agit de convaincre qu’il y a une alternative au monde unique, et même une possibilité d’existence en dehors de celui-ci.
« Nous avons quelques écrivains célèbres, qui sont publiés dans toutes les revues, et nous avons une masse de gens qui sont probablement beaucoup plus intelligents, beaucoup plus créatifs, mais qui ne sont pas vus dans les médias, et qui, par conséquent, ne sont pas vus comme existants – quelques fois même à leurs propres yeux, » (Millenium)
Il y a ces pages dans Millenium où Hakim Bey tente la réintroduction de l’expérience religieuse (qu’elle soit protestante, bouddhiste…) dans le radicalisme de gauche, ce qu’il justifie par l’échec de la religion laïque « communiste ». Je ne sais pas si ça prendra. Je sais aussi qu’il prêtera là encore le flanc à la critique marxiste pure et dure, mais vu qu’elle n’existe plus vraiment… D’ailleurs dans sa défense du pluralisme, Hakim Bey m’évoque plus un libéral tendance John Rawls qu’un bolchévique le couteau entre les dents et le fer à béton sur le caténaire. Sa pensée s’articule sur l’interface entre l’autonomie de la personne et l’État, entre la TAZ et le Spectacle. Il sait l’une éphémère, et l’autre absolument indestructible. L’hégémonie n’est simplement souhaitable ni pour l’une ni pour l’autre. D’autant plus que certaines TAZ peuvent virer à l’enfer totalitaire (la cave de Joseph Fritzl), tandis que certains états sont des TAZ certainement un peu trop persistantes, mais qui néanmoins avaient pour ambition de se délivrer de l’État – anglais, dans le cas de la révolution américaine par exemple. Ou se situe l’équilibre ? Depuis la chute du communisme, nous dit Hakim Bey, il n’y a plus de solution de repli possible, plus de troisième voie. Désormais, la guerre est frontale et déjà l’Empire a envoyé ses sondes à travers la galaxie pour débusquer les rebelles. Et seule une confédération des TAZ pourrait être à même de lutter : chamans arctiques, zapatistes mexicains, cultes psychédéliques californiens etc. Vous voyez le tableau.
En attendant, le Prince de ce monde avance ses pions, y compris sur le Net. Hadopi traque leechers et seeders, Facebook contrôle les identités et les derniers espaces de libres discussions (c’est à dire sans objet et sans modération) ont fermé les uns après les autres suite à une loi renforçant la responsabilité de l’hébergeur (RIP le Forum de Technikart). Une solution ? Bouger. Ne soyez pas pessimiste, monsieur Bey. Les TAZ sont partout. A côté, l’État semble être une entreprise bien pathétique.