Revue de presse
C’est une bonne idée qu’a eue l’éditeur marseillais de réunir en un joli petit volume la mémorable conférence en Sorbonne de Renan, le 11 mars 1882, avec, sur le même sujet, les préfaces aux Discours et Conférences (1887) et aux Souvenirs d’enfance et de jeunesse (1876). Renan, peu ou mal lu, est la victime des demi-doctes, qui déversent sur son dos des sottises à la vie dure. Aussi, la clarté et le courage de la conférence sur la nation, qui portent témoignage d’un esprit libre, sont bons à rappeler à plus d’un siècle de distance. Les principales thèses de l’auteur n’ont d’ailleurs rien perdu de leur mordant ni de leur justesse, et il n’est pas jusqu’à la dernière phrase de la conférence qui ne fasse écho : «Le moyen d’avoir raison dans l’avenir est, à certaines heures, de savoir
se résigner à être démodé.»
Le propos démarre par des considérations historiques comparant des situations éloignées dans l’espace et dans le temps, dont le résultat est de faire apparaître la nation non comme une entité fixe et quasi substantielle, mais au contraire comme le produit des circonstances et un fait politique «assez nouveau dans l’histoire».
La construction des nations commence, sur les ruines de l’Empire romain d’Occident, avec les Barbares : les aristocraties militaires, occupées dans des luttes dynastiques, se moquent bien de savoir quelle langue parlent les peuples soumis et à quelle ethnie ils appartiennent; la seule différence pertinente est noble/vilain. Renan, qui énonce nettement que «l’unité se fait toujours brutalement», est loin de «mythifier» la nation ; il sait bien, aussi, que la persévérance dans l’être (et le temps) de cette réalité poli-tique lui impose de pratiquer l’amnésie et de couvrir d’un tissu de beaux men-songes le coup de force originel. «L’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation.» Cette phrase aurait pu venir sous la plume du Nietzsche de la Deuxième Considération intempestive (traitant des avantages et des inconvénients des études historiques pour la vie). La nation se crée en se racontant son histoire, qui ne ressortit pas à la vérité, mais à l’existence ; ce qui, en revanche, est vrai tout court, c’est d’une part le caractère entièrement historique de la nation (les nations ne sont pas quelque chose d’éternel, elles ont commencé, elles finiront), d’autre part l’aperception de l’essence et du rôle du mythe, même si l’auteur n’emploie pas le mot (oublier ce qui divise, souligner ce qui rassemble). Toutefois, et par un autre aspect, une nation ne peut durer que si elle est également capable de lucidité, si elle ne se compromet pas décidément avec la violence dominatrice et l’aveuglement sur le cours des choses. Cette historicité foncière de la nation permet à Renan de réfuter les explications exclusives qui prétendent s’étayer sur un principe il montre tour à tour, là encore à l’aide d’arguments historiques, que la nation ne repose ni sur la race (la romanité tardive, qui «fut bien près d’être une patrie», réunissait dans la pax romana une grande diversité de peuples), ni sur la langue, ni sur les intérêts (‘un Zollverein’ n’est pas une patrie), ni sur la religion, ni sur la géographie (le sol), ni sur les prétendues ««frontières naturelles» érigées en «nécessités militaires». Une nation est un être politique et historique qui bâtit son unité en s’en persuadant elle-même au cours du temps, et nourrit la volonté de vivre ensemble dans le présent et l’avenir par un «riche legs de souvenirs». Une pondération d’oubli et de mémoire, voilà la marche normale des nations, qui est également perturbée par le trou noir à la place du passé et par le ressassement mémoriel, la manie des commémorations. Cette dernière remarque, à laquelle je cède peut-être sous la pression de notre actualité, serait plus en résonance avec le texte de Nietzsche mentionné plus haut, mais elle me semble ne pas contrarier, il s’en faut, la tendance de l’argumentation renanienne, qui accorde de facto des fonctions vitales et à l’oubli et aux souvenirs.
On peut sans doute ne plus goûter la langue (spiritualiste) de Renan, définissant la nation comme un «principe spirituel», mais le fond des choses survit aisément à ce tour daté personne ne doute que cet «esprit», pétri d’histoire, plus psychologique que métaphysique, fait d’aptitude au changement et de résistance à celui-ci, ce tout complexe à la fois vulnérable et plus solide qu’on croit (l’existence d’une nation est ..) un plébiscite de tous les jours), désigne bien le contraire des fétiches dangereux qu’on vient de passer en revue un principe d’autonomie pour soi et, pour les autres, le respect de leur libre disposition. L’homme qui, en 1887, écrit qu’on va aux guerres d’extermination parce qu’on abandonne le principe salutaire de l’adhésion libre et affirme «le droit des populations à décider de leur sort» qui juge que «la religion est irrévocablement devenue une affaire de goût personnel», que nous marchons vers «l’état social à l’américaine» et que, si personne n’aime pour elle-même la vérité ou la liberté, on y revient toujours par l’impossibilité des extrêmes, cet homme, on en conviendra, ne jugeait pas mal, tant sur les principes que sur la nature probable des événements qui à la fois les mettraient à mal et en montreraient la valeur inappréciable au cours du XXe siècle. Nos nations, qui ont débuté, finiront. Comment ? Voici la réponse de Renan :«La confédération européenne, probablement, les remplacera.» Ajoutant, avec le sens de l’histoire qui le caractérise «Mais telle n’est pas la loi du siècle où nous vivons.» Il dépend de nous que cela soit celle de notre siècle