Revue de presse
Il faut bien le répéter pour espérer se faire entendre dans le brouhaha qui prétend tenir lieu de culture, l’œuvre de Kenneth White est tout à fait capitale pour notre temps. Elle est actuellement la seule qui propose une sortie des crises civilisationnelle, écologique et culturelle qui frappent l’humanité et le vivant en son ensemble. Cela se sait depuis longtemps (depuis des livres tels que Une apocalypse tranquille, La Figure du dehors, L’Esprit nomade, Une stratégie paradoxale) chez tous ceux qui, à travers le monde, ne se contentent pas du brouhaha.
Or Kenneth White vient de publier, coup sur coup, deux essais qui ouvrent un peu plus cet espace mental dans lequel l’esprit peut trouver un second souffle. Étant donné que ces deux livres balisent un espace culturel à ses limites pour en ouvrir un nouveau et plus large, on peut considérer que ces essais sont les colonnes d’Hercule de la postmodernité.
Le premier essai est intitulé Au large de l’Histoire, le deuxième a pour titre Le Gang du Kosmos (voir notre recension).
Dès sa préface, Kenneth White convoque trois manifestations de la pensée qui ont donné à l’humanité — dans le passé et jusqu’à récemment — ses repères : le mythe, la religion et la philosophie. Aucun des trois n’est isolé des autres, et l’histoire de la pensée est pleine de ces mélanges entre mythe et religion, ou entre philosophie et religion. L’essai de White est une réflexion qui part d’une des dernières manifestations de la pensée à l’échelle mondiale : la confiance dans l’Histoire. Liberté, progrès, bonheur — tout nous a été promis. La lucidité oblige à reconnaître que les pensées religieuses à caractère eschatologique, de même que l’historicisme ont échoué et que leurs dernières convulsions continuent à frapper durement. Se refusant à adopter une attitude diogénique qui serait cependant difficile à blâmer, White explore dans son ouvrage « un ensemble de ‘champs’ allant de l’organisation sociale à la composition artistique en passant par l’intelligence chercheuse » afin de répondre au désarroi de la pensée et de l’action contemporaines.
Son analyse de la modernité, entre médiocratie et extrémismes variés, pousse jusqu’à l’os, jusqu’à un terrain radical à partir duquel on pourrait envisager de reprendre pied. Écartant d’emblée les tentatives de ‘réenchantement du monde’ des sociologues post-weberiens, White s’attarde un peu plus sur cet affaissement diffus de la démocratie qu’est la médiocratie. Plus que le gouvernement des médiocres proposé par Alain, ‘médiocratie’ signifie pour White « le stade final d’une dégradation lente » de la démocratie, laquelle bascule vite dans la démagogie puis dans le populisme. Mais la médiocratie est plus largement insidieuse :
« Médiocratie, ici, signifie la réduction du concept de culture au niveau le plus bas. C’est un état de choses où le médiocre (le moins exigeant, le plus facile) est le plus répandu, parce que le plus facilement vendable, où l’individu, loin de figurer comme un être en voie de développement, ce qu’il est dans toute culture valable, comme dans toute démocratie réelle, est de plus en plus considéré uniquement comme un consommateur de marchandises ou de ‘culture’, dans l’intérêt d’une ‘croissance’ continue vue comme l’enrichissement général d’une société, mais qui n’est en fait la plupart du temps que l’enrichissement éhonté de quelques-uns. »
Le risque de voir nos sociétés soumises à « des extrémismes simplistes et fanatiques de toutes sortes » à plus ou moins longue échéance n’est hélas pas négligeable si l’on ne fait pas une analyse radicale de cette situation.
Pour ce faire, Kenneth White recherche dans l’histoire culturelle les fils qu’il pourrait nouer ensemble afin de confectionner une amarre capable de nous éviter l’échouage — avant de la larguer pour naviguer au large de l’histoire. D’une relecture d’Adam Smith à la fréquentation toujours roborative de Nietzsche, White est en quête d’un projet mondial fondamental : « Que faire de fondamental ? D’abord pour donner un fondement et un mouvement à une existence individuelle, mais aussi pour tenter de changer le cours des choses, sur les plans culturel, civilisationnel et sociopolitique. » Citant Starobinski, il souligne que les époques de mutations sont celles durant lesquelles un nombre croissant d’individus supporte de plus en plus mal l’ordre du jour qui leur est imposé, que ce soient l’ordre ecclésiastique, l’ordre utopique ou l’ordre capitaliste industriel.
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En deux livres jalonnant ce qui est peut-être le vrai voyage postmoderne, Kenneth White poursuit sa quête géopoéitique.
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Cet essai commence par une analyse sociopolitique de l’empire de la “médiocratie” : standardisation massive, désubstantialisation de la vie alliée à une “twitterisation des esprits”. Que faire face à cette infantilisation générale? Pour tenter de répondre à ce défi, K. White dresse la cartographie complexe des événements qui ont conduit l’homme à s’isoler du reste du vivant et à se replier sur lui-même avant d’explorer ce que “l’intelligence chercheuse ” – Whitman, Thoreau, Nietzsche, Segalen, Heidegger, Hölderlin, Rilke… – a déjà pu nous proposer.
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Passionnant mais totalement déroutant, cet essai revisite les XIXe et XXe siècles à leur périphérie. Naviguant entre les époques et les écoles, Au large de L’Histoire est une gigantesque errance. Géographique, historique, philosophique… poétique, aussi.
Drôle d’ouvrage. Est-ce de l’histoire, de la philosophie, de la poésie ? Un peu de tout cela. Kenneth White développe ici son concept de géopoétique. Les définitions sont nombreuses, on retiendra celle-ci : « la création d’une synthèse entre le monde extérieur et soi, soi et le monde extérieur recréés dans un troisième objet qui est une synthèse ». Le philosophe, ancien disciple de Gilles Deleuze, se penche ici sur les questions de la modernité (et sa fin supposée), de l’errance, du nomadisme, mais aussi des lieux, de l’habitat. Se côtoient Stefan Zweig et les penseurs sanskrits, Walt Whitman et Heidegger, Rimbaud et Hölderlin, Marx et Rilke. Plus qu’un étalage stérile, l’érudit éclaire les travaux picturaux de Malevitch à la lumière de Nietzsche et du biologiste D’Arcy Thompson. C’est une affaire de ponts jetés entre divers savoirs et disciplines. Cependant, en s’appuyant sur le rapport à la nature et sur des penseurs, artistes ou philosophes appartenant à l’avant-garde, White n’évoque jamais les rapports sociaux qui traversent, agitent et font avancer le monde. On peut le regretter. Nous étions cependant prévenus : l’Écossais se situe « au large » de l’Histoire.
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