Revue de presse
Voilà un livre qui justifie le nom de son éditeur. Dans son grand âge (il est mort en 1996 à 83 ans) Fernand Deligny se met à écrire, près d’une fenêtre ouvrant sur les Cévennes, des textes brefs, des aphorismes et finalement des « copeaux », fragments de « ce qui reste à dire, alors que l’oeuvre est terminée ».
L’éducateur spécialisé avait emprunté diverses voies pour faire connaître son travail. Un roman, Adrien Lomme, paru chez Gallimard obtenait en 1958 le prix des Libraires. Des livres sur l’éducation, sur l’autisme, devinrent des ouvrages de référence dans le domaine de l’enfance handicapée. François Truffaut vint chercher de l’aide auprès de lui pour terminer le scénario des 400 Coups et écoutait encore ses conseils pour L’Enfant sauvage.
Un film commencé par Deligny dans les années soixante, avec pour acteurs les enfants autistes dont il s’occupait dans les Cévennes, monté par Jean-Pierre Daniel, cinéaste aujourd’hui en charge d’une salle de la banlieue marseillaise, achevé avec l’aide de Chris Marker, était présenté en 1971 à la Semaine cannoise de la critique. C’était Le Moindre Geste, qui obtint plus qu’un succès d’estime. Un peu plus tard, le cinéaste Renaud Victor s’installe auprès de lui et tourne Ce gamin-là… De tels renseignements, parmi d’autres, figurent en fin de volume dans la solide chronologie établie par Jacques Allaire (également auteur de l’avant-propos), avec le concours de Sandra Alvarez Toledo et d’Huguette Dumoulin.
Son recueil, double (le titre désigne ses deux parties), nous en apprend beaucoup sur la personne intime du poète. Essi, écrit en 1994 (sous-titré : Et-si l’homme que nous sommes), est un ensemble d’aphorismes « à la manière des premiers récits » de l’auteur. Ils dressent le portrait moral d’un libre penseur (contempteur de toutes les religions) et d’un anar un peu révolté mais qui a pris beaucoup de « distance » sur les événements de sa vie. Se croisent dans ce livre des souvenir d’enfance — notamment l’éloge d’une mère qui a su faire de son fils un parfait « mécréant », selon le terme qu’il choisit pour se désigner dans les moments où il « peste » contre les clercs ou les clergés, quels qu’ils soient — et des réflexions de toutes sortes sur le monde tel qu’il est, tel qu’il va. Regardant la télé, Deligny constate qu’on s’y embrasse beaucoup sur la bouche ; il est suprêmement ironique sur ce « on », impersonnel pronom représentant la forme molle et irresponsable de l’opinion publique. Râlant contre beaucoup de choses, mais avec une sorte de bonne humeur communicative, Deligny n’oublie pas pour autant d’observer le cadre de son existence cévenole, de beaux paysages contemplés à travers ses fenêtres, ou la présence sur son bureau de fossiles anciens qui relativisent à ses yeux les inconvénients de sa vieillesse. Un autre centre d’intérêt du recueil est la façon dont il parle de l’image, qu’il juge supérieure au langage écrit ou parlé, sans pour autant théoriser sur cette opposition. Il y a dans son insistance pour l’évoquer une part d’énigme qui relance le lecteur dans ses propres interrogations.
Copeaux, le deuxième livre, écrit lorsque Deligny était alité dans une clinique de Ganges, est d’une écriture plus brève et plus haletante, plus poétique parfois (dans sa vitesse, dans son urgence) le malade jette quelques notations en travers de la page chose vue sur le moment, remontées de l’enfance et d’autres souvenirs de sa longue vie, protestations du malade, apaisements, acceptation sereine et stoïque de son « devenir » de plus en plusprévisible. Essi est sans doute mieux « dirigé », quant au geste littéraire, mais ces « copeaux » tombés de l’établi du vieil artisan en bout de course, émeuvent comme la précieuse petite monnaie dont on payait jadis au nautonier Charon la traversée vers l’au-delà.
Entre 1994 et 1995, Fernand Deligny écrit ses deux derniers livres, Essi et Copeaux. Il a plus de quatre-vingts ans et va mourir l’année suivante. Alité, extrêmement affaibli, il ne cesse, au crayon, de remplir une fois encore des pages qui tentent de garder la trace d’une des entreprises sans doute les plus originales de ce siècle. Essi, plus encore que les livres antérieurs, tord le langage pour donner un nom à ce qui le plus souvent n’en a pas : ici, la question anthropologique renvoyée à son insuffisance, ou à sa « suffisance », radicale : « Essi : et si l’image de l’homme-que-nous-sommes — HS — n’était qu’un leurre ? » Suite
d’aphorismes, ou plutôt de questions mises en forme et en page comme des « bribes », des échos de toute une vie de présence dans les parages des limites de l’humain, à scruter l’inaudible des manières d’être de ceux qui ne parlent jamais et qui, par là, si on les prend au sérieux, remettent en cause toutes les définitions de l’humain et toutes les certitudes des disciplines qui s’en sont faits les experts. L’« image », le « ON », le « je », l’« HS » font l’objet d’un examen critique qui emprunte systématiquement les voies apophatiques d’une théologie négative sans transcendance et reconduit sans cesse le langage à ses limites. « Les mots du langage peuvent cerner/Image/non l’exprimer. » Et encore, il faudrait dire — et donc penser :/l’HS … l’homme que nous sommes/est être symbiotique/et respecter Image au même titre que/le langage ». Car, « image est tout autre chose/que représentation ». Ces interrogations de lecteur de Wittgenstein se mêlent à de nombreuses remémorations autobiographiques
de noms, de lieux (Louise, la rue de la Brèche-aux-Loups, Bergues, Saint-Omer, Lille, Citadelle, Le Deûle, Lomme), de thèmes (l’école, la guerre, les animaux, le dictionnaire, le communisme) qui forment comme une litanie, ou une mise en image hypnotique qui conduit le lecteur dans cet état d’esprit, où, abandonnant ses habitudes de penser, ses habitudes langagières, comme un enfant qui répétant une suite de mots les vide de leurs sens, il parvient à se confronter à cet « humain d’être » qui n’est précisément pas cet être humain dont « on » parle. Dans l’affaire, depuis le départ, un seul guide, Janmari, celui qui n’a jamais parlé, JMI. « Le fait est que JMI laisse voir ce que/serait l’humain débarrassé de soi ». Grande tradition des moralistes français, de Pascal à La Rochefoucauld et à Vauvenargues. Une constante, la pensée du commun, une autre, la haine de la psychanalyse. Elles ne sont pas sans rapport : dans Copeaux, au seuil de la mort, au fil d’une magnifique écriture, mélancolique et désespérée, tracée d’une main(« Que serait l’humain sans main ? ») qui recueille les éclats du bois qu’elle creuse, l’écoute du monde disqualifie, une fois pour toutes, l’écoute de soi. Pas de preuves, mais un pari, philosophe.