Revue de presse
Quarante-deux textes courts nous mènent dans le Sud de la France d’un village à un autre, d’un souvenir à un autre, d’un personnage à un autre, avec des paroles de chansons et des poèmes intercalés… « La musique est un cri qui vient de l’intérieur. »
Ahmed Kalouaz livre très pudiquement quelques fragments de sa vie : l’exil de son père et ce qu’il ressent quand il passe à la gare Saint-Charles de Marseille, cette porte vers l’Algérie, les moments où sa mère lavait le linge avant d’avoir une machine, ses courses à pied, ses voyages en train, ses ateliers en prison, ses déplacements pour ses lectures avec la recherche d’un gîte le soir, ses rencontres dans les librairies, sa relation au monde…
« Comme pour constituer un herbier des visages, j’essaye toujours de retenir la voix qui promène les mots, le visage éclairé par la fatigue ou la curiosité, pour en faire une respiration, un bouquet à poser sur une table. »
La dénonciation des bagnes pour enfants en 1922 rappelle les terribles conditions qu’ils ont vécues : « Armand a décidé ce matin de fuir La Colonie, oppressé par cette ambiance où chaque minute est un moment de survie. Les coups de triques pleuvent, les gaffes ne s’en privent pas, parfois c’est avec les pieds et les poings que certains colons sont assommés. Il sait que les années précédant son arrivée des enfants ont été assassinés. »
L’horreur des camps de concentration dit à quel point les guerres dévoilent l’inhumanité. Le rôle joué par les Africains lors de la « grande guerre » est souvent occulté ce qui est une inadmissible injustice : « Voie sacrée. Vingt mille morts d’un côté, autant ou plus de l’autre, des milliers de soldats renvoyés à l’inconnu. Je crois que mon grand-père a croisé dans ces parages, avec l’armée d’Afrique, vêtu d’un uniforme visible et d’une chéchia rouge. Je lui demande pardon de ne l’avoir pas interrogé, pas voulu savoir ce que la souffrance avait imprimé sous ses yeux. »
Le cimetière de Sète est l’occasion de parler de Georges Brassens.
Une page arrachée d’un roman trouvée sur une pierre dans une forêt libère l’imagination.
Une dame ramasse les feuilles de platane sur une place d’Arles où a séjourné Van Gogh. Les arbres sont atteints par le chancre coloré :
« – Mais ce sont les platanes de Van Gogh, Monsieur !
– Van Gogh ou pas, on doit couper.
– Je peux récupérer quelques feuilles ?
– Et pour faire quoi ?
– Les garder. Vous savez que ces arbres figurent sur des tableaux du peintre ? »
La nécessité de la transmission de la mémoire s’infiltre au fil des pages.
[…]
Ce recueil est une très belle ode à la vie qui peut se déguster en une fois ou en plusieurs fois pour revenir y goûter la saveur des mots.
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« Je n’arrive pas à dormir car d’autres mots viennent m’assaillir. Je les retrouve couchés sur le seuil de ma porte, attendant patiemment leur tour. »
Ahmed Kalouaz, cet authentique poète ambulant, semble ne jamais pouvoir trouver le repos, sa muse le maintenant sans cesse en éveil. Allant et venant sur les voies et les routes, « attentif à tout ce qui défile », « observant ceux qui marchent, la couleur du temps, les murs qu’on maquille. En chasse de la moindre curiosité, du mot qui fait mouche », il nous entraîne à sa suite, nous faisant épouser ses vagabondages poétiques comme dans son recueil Paroles buissonnières – publié en 2012.
« Les mots cadenassés se lamentent et périssent, il leur faut un champ de lin, une safranière en octobre, un rang de lavandes de juillet ou de vignes en vendange. Ils savent trinquer avec le vent qui passe. »
J’arrivais pas a dormir regroupe quarante-deux petits textes en prose reliés par une sorte de fil conducteur, celui de ces mots aperçus et saisis au cours de ces divagations : « bribes de mots sur les façades », phrases volées sur un mur, mais aussi sur l’ardoise d’un menu ou l’étal d’un marché, sur les panneaux de signalisation et les affiches, une enseigne ou une pancarte, une tombe, un monument ou même un tatouage…
« Glaneur assidu », le poète « enfourne cette langue des signaux », « comme des notes de chanson à mettre plus tard en harmonie ». Il « collectionne ces poèmes errants, ces phrases égarées par des petits poucets qui marquent leur chemin, crient leurs envies ou leur colère ». Des « giboulées de mots » qui renvoient en écho des paroles de chansons ou des vers de poètes, des mots entendus ici ou ailleurs, ses phrases en appelant « d’autres qui surgissent des limbes, d’un sourire croisé dans la rue, du visage attristé d’un ami perdu ». Et le poète va ainsi tirer « patiemment de leur torpeur » ces traces écrites figées en ranimant leur mémoire d’un petit vent rafraîchissant remontant le temps, accrochant ses phrases « à des cerf-volants au cœur du ciel » qui emportent « ces bouts de vie qui font trésor ».
« Mon père était aveugle de ne pas savoir lire, de ne pas connaître la valeur des lettres, l’architecture des mots. Il a marché avec sa canne, parmi ceux qui n’avaient que leurs mains pour pécule. »
J’arrivais pas à dormir résonne comme un hommage d’Ahmed Kalouaz à cette langue éclairant le monde comme des étoiles dans la nuit. Une langue que son père refusa d’apprendre – et constituant néanmoins son seul héritage – qui lui fut donnée comme « viatique ».
C’est à la fois un art poétique plongeant ses racines dans les « collines de l’enfance » et mettant en lumière cet « équilibre fragile du temps qui va et des choses qui le tissent », et un touchant éloge de la poésie. De cet élan vers l’autre et vers le monde qui semble se confondre avec le mouvement de la vie, le souffle des poètes faisant écho à celui du vent. Des poètes qui « ouvrent le chemin et racontent à ceux qui ont le souffle court, ce qui court, ce qui vit un peu plus près du ciel. »
Article à retrouver sur le blog L’Or des livres