Lire La Route bleue, ou plutôt la suivre, c’est comprendre ce qu’est le nomadisme intellectuel, c’est entrer “dans le grand rapport”, celui qui lie la Terre et l’esprit, c’est vivre, au contact de la terre, de l’eau, du vol des oiseaux, de la lumière, des feuilles d’automne ou des seins, bleus ou pas, d’une Pocahontas, une véritable expérience érotique du monde.
Richard Blin – Le Matricule des anges
Il est des images et des rêves d’enfant qui nous imprègnent si bien qu’ils déterminent nos pas d’adulte. Enfant, l’auteur jouait à travers les landes écossaises et rêvait aux baleines, au grand Nord, aux grands espaces de l’Amérique. Des années plus tard, il part sur la route à la recherche du Labrador, territoire canadien fantasmé depuis longtemps. Voici le récit de cette aventure.
Nous le suivons dans son périple depuis Montréal. En chemin, il rencontre des Amérindiens, des mineurs, des chasseurs, des descendants d’Écossais, de jeunes Pocahontas, de vieux chamans. Il visite les mines et les réserves, écume les bars. Scrute les paysages et écoute le monde.
Plein d’humour et de poésie, ce récit de voyage est aussi un texte d’initiation. Le routard qui nous parle est un intellectuel nomade et inversement : aux petits tracas quotidiens du voyageur, aux dialogues truculents avec Eskimo Joe et autres personnages hauts en couleurs, alternent rêverie philosophique et références à une constellation d’écrivains et de penseurs libres, en première ligne desquels Henry David Thoreau.
Revue de presse
Trente ans après, La Route bleue donne toujours autant l’envie de partage le grand décrochement prôné par Kenneth White.
Dans le texte qui explicite le pourquoi de sa décision de fonder, en 1989, l’Institut international de géopoétique, Kenneth White reconnaît que c’est dix ans auparavant, “en voyageant, pérégrinant, déambulant” le long de la côte nord du Saint-Laurent, en route vers la Labrador, que l’idée de la géopoétique lui est venue à l’esprit. Ce voyage, il l’a raconté dans La Route bleue, un livre qui obtint le prix Médicis étranger en 1983, et que rééditent aujourd’hui les éditions Le Mot et le reste.
Si ce voyage vers le grand nord, depuis Montréal jusqu’au Labrador, donne corps et réalité à un rêve d’enfant, il découle surtout du désir de sortir, d’échapper au côté étouffant de la culture-clôture qui prévaut dans notre occident moderne et s’interpose entre le monde et nous. Sortir aussi de l’histoire pour entrer dans la géographie, aller vers d’autres expériences de la terre et de la vie. Ouvrir les yeux, voir et sentir, pour sortir du temps, retrouver une relation perdue à un espace premier et à des paysages archaïques. Partir, sauter par-dessus quelques-unes de nos frontières mentales pour se retrouver ailleurs, dans ce qui fut le domaine des Indiens et des Esquimaux. Bien sûr la modernité est passée par là — compagnies minières avalant les collines, grands barrages asséchant les rivières, scieries transformant les forêts en pâte à papier — et les Indiens vivent dans les réserves, mais il est encore de vieux chasseurs avec qui remonter la piste de la mémoire et des chamans qui connaissent encore le chemin d’une autre réalité.
La Route bleue est le journal de ce voyage, avec ses hasards — “Je ne sais pas où je veux aller, mais je suis toujours prêt à me laisser dévier de ma route” —, ses rencontres, ses incidents, le tout entre givre et ciel bleu, lacs et rivières, vent, pluie, neige, ”éclair blanc des bouleaux” et forêt d’érables. L’espace, le chemin, le mouvement, la vie ouverte et mouvante, le ballet des sensations et le sentiment d’évoluer dans un univers où les choses ne sont pas uniquement des choses mais comme de l’être éparpillé dans un beau désordre. Oxygénation de l’être et sentiment d’être merveilleusement vivant. Ces moments nus, l’absolu bonheur d’être là, simplement là, dans l’écoulement du jour et l’intensément réel d’un monde primitif, Kenneth White nous les fait partager comme il nous fait partager la relation qu’il entretient avec ses compagnons fantômes de voyage : Thoreau, qui aurait tant voulu être indien, Melville, et ses “héros ontologiques”, D.H. Lawrence, le “frère”, Nietzsche, Rimbaud, Artaud, “soleils erratiques à la recherche de leur cosmos”, Bashô, maître du haïku. ”Écrire un haïku c’est sauter hors de soi-même, c’est s’oublier et prendre un bon bol d’air frais.”
Lire La Route bleue, ou plutôt la suivre, c’est comprendre ce que qu’est le nomadisme intellectuel, c’est entrer “dans le grand rapport”, celui qui lie la Terre et l’esprit, c’est vivre, au contact de la terre, de l’eau, du vol des oiseaux, de la lumière, des feuilles d’automne ou des seins, bleus ou pas, d’une Pocahontas, une véritable expérience érotique du monde. C’est se retrouver dans des lieux où il est encore possible d’écouter le monde”, c’est entrer dans cette nudité, cette vacuité, cette “ivresse blanche” qui est présence souveraine et plénière au monde, expérience pluridimensionnelle donnant autant à deviner qu’à sentir qu’il est des présences qui nous relient à l’univers ; D’où l’idée qui vint à Kenneth White du concept de géopoétique, “basée sur la trilogie éros, logos et cosmos”, et celle d’un “groupe d’hommes et de femmes venus de toutes les parties du monde, formant un archipel d’esprits ouverts. Non pas tant artistes qu’explorateurs de l’être et du néant. Erratiques et extravagants, à la recherche de nouvelles configurations, à l’écart du champ de la culture ordinaire.”
« De toute façon, je voulais sortir, aller là-haut et voir ».
Dans La Route Bleue, récit de voyage, journal de bord, livre d’une aventure intérieure, le Labrador existe d’abord dans le souvenir de Kenneth White, par les images d’un livre d’enfance. Puis, et peut-être depuis toujours : l’envie d’aller voir. « C’est un endroit, non ? Et si c’est un endroit, ça veut dire qu’on peut y aller, il me semble ». Soit. Partons.
« Je quitte la ville de Québec. Route 175 Nord. J’aime cette pure notation mathématique placée entre deux mots lourds de sens. Le calculable et l’incalculable ». Partons pour découvrir qu’ici comme ailleurs, la civilisation, avec ses Livres et ses codes, est capable de changer le nom d’un lac. Peut-être ce lac avait-il été nommé le lac des Vagues bleues par des gens qui le connaissaient bien. Et puis des missionnaires sont passés par là. Le lac est devenu le lac Saint Jean. « Rien à voir avec la réalité perçue dans toute sa beauté ». Les missionnaires ont toujours été les ennemis des nomades, rappelle K. White. Qui poursuit sa route avec ses compagnons fantômes : Coleridge, Thoreau, Melville, Bashô, Jacques Cartier et les explorateurs du XVIème siècle. Avec également les indiens et ceux qui se donnent le nom algonkin d’Innut, les êtres humains.
Kenneth White s’immerge facilement dans la vie locale. Il rencontre beaucoup de gens, discute, est invité à un mariage. Autant d’occasions de comparer les écarts entre civilisations, et les ravages de la modernité : « Chaque fois qu’un espace vide se présente quelque part, au lieu d’y voir une occasion d’approfondir notre sens de la vie, nous nous empressons de le remplir de bruit, de jouet, de culture ». Et de décrire aussi « le soleil blanc du Labrador qui brille maintenant à travers les nuages gris ».
Et la route bleue. Mais qu’est-ce qu’une route bleue ? Pour Kenneth White, c’est le bleu du grand ciel, le bleu du fleuve (le Saint Laurent), le bleu de la glace. Les silences bleus du Labrador. Mais « la route bleue, c’est peut-être tout simplement le chemin du possible ». Aller aussi loin que possible, « jusqu’au bout de soi-même, jusqu’à un territoire où le temps se convertit en espace, où les choses apparaissent dans toute leur nudité et où le vent souffle, anonyme ». De toute façon un seul adage : « quand tu arrives au bout de la route, continue à marcher ». Pour « s’ouvrir à l’univers », pour « écouter le monde ». Un vrai livre de voyage, une vraie littérature du dehors.
Les premières lignes :
« Un œuf tourné, toast, café ! Là dehors, Montréal. Les rues et le fleuve. J’en entends la rumeur. Et là-bas, tout au fond, vaste beauté qui dort, le Labrador. Sitôt mon petit déjeuner terminé, je commence à m’enquérir du Labrador. Au Voyageur Terminus, je décroche l’un de ces téléphones qui donnent des renseignements et, comme si j’avais onze ans, je demande : S’il vous plaît, comment est-ce qu’on va au Labrador ? ».
« De toute façon, je voulais sortir, aller là-haut et voir. »
Dans La Route Bleue, récit de voyage, journal de bord, livre d’une aventure intérieure, le Labrador existe d’abord dans le souvenir de Kenneth White, par les images d’un livre d’enfance. Puis, et peut-être depuis toujours : l’envie d’aller voir. « C’est un endroit, non ? Et si c’est un endroit, ça veut dire qu’on peut y aller, il me semble. » Soit. Partons.
« Je quitte la ville de Québec. Route 175 Nord. J’aime cette pure notation mathématique placée entre deux mots lourds de sens. Le calculable et l’incalculable. » Partons pour découvrir qu’ici comme ailleurs, la civilisation, avec ses Livres et ses codes, est capable de changer le nom d’un lac. Peut-être ce lac avait-il été nommé le lac des Vagues bleues par des gens qui le connaissaient bien. Et puis des missionnaires sont passés par là. Le lac est devenu le lac Saint Jean. « Rien à voir avec la réalité perçue dans toute sa beauté. » Les missionnaires ont toujours été les ennemis des nomades, rappelle K. White. Qui poursuit sa route avec ses compagnons fantômes : Coleridge, Thoreau, Melville, Bashô, Jacques Cartier et les explorateurs du XVIème siècle. Avec également les indiens et ceux qui se donnent le nom algonkin d’Innut, les êtres humains.
Kenneth White s’immerge facilement dans la vie locale. Il rencontre beaucoup de gens, discute, est invité à un mariage. Autant d’occasions de comparer les écarts entre civilisations, et les ravages de la modernité : « Chaque fois qu’un espace vide se présente quelque part, au lieu d’y voir une occasion d’approfondir notre sens de la vie, nous nous empressons de le remplir de bruit, de jouet, de “culture”.» Et de décrire aussi « le soleil blanc du Labrador qui brille maintenant à travers les nuages gris. »
Et la route bleue. Mais qu’est-ce qu’une route bleue ? Pour Kenneth White, c’est le bleu du grand ciel, le bleu du fleuve (le Saint Laurent), le bleu de la glace. Les silences bleus du Labrador. Mais « la route bleue, c’est peut-être tout simplement le chemin du possible. » Aller aussi loin que possible, « jusqu’au bout de soi-même, jusqu’à un territoire où le temps se convertit en espace, où les choses apparaissent dans toute leur nudité et où le vent souffle, anonyme. » De toute façon un seul adage : « quand tu arrives au bout de la route, continue à marcher. » Pour « s’ouvrir à l’univers », pour « écouter le monde. » Un vrai livre de voyage, une vraie littérature du dehors.
Les premières lignes : « Un œuf tourné, toast, café ! Là dehors, Montréal. Les rues et le fleuve. J’en entends la rumeur. Et là-bas, tout au fond, vaste beauté qui dort, le Labrador. Sitôt mon petit déjeuner terminé, je commence à m’enquérir du Labrador. Au Voyageur Terminus, je décroche l’un de ces téléphones qui donnent des renseignements et, comme si j’avais onze ans, je demande : S’il vous plaît, comment est-ce qu’on va au Labrador ? »
Prix Médicis étranger 1983.
Éditions Grasset & Fasquelle 1983.
Réédité par les éditions Le Mot et le reste en janvier 2013.