Magnifique hymne à la vie, Les Cygnes sauvages nous propose d’emprunter le chemin blanc des poètes, un chemin enraciné dans l’âme et le réel.
Aurélie Julia – La Revue des Deux Mondes
Dans Les Cygnes sauvages, Kenneth White nous conte le récit d’un voyage qu’il effectua pour atteindre le Nord rugueux et sauvage du Japon : Hokkaidô, ses ports et ses montagnes.
Point de départ : Tokyo, la ville tentaculaire. Après quelques jours passés à s’imprégner des signes de cette ville chaotique, l’auteur part pour le nord. Accompagné de Bashô, poète japonais du XVIIe siècle initié au zen, qui fit aussi route vers le nord, il remonte peu à peu l’île principale de Honshû, s’enfonce dans l’arrière-pays, franchit le détroit de Tsugaru, arrive à Hokkaidô, cette terre que les Japonais ont conquise sur les Aïnous, un peuple de pêcheurs et de chasseurs implanté au nord du Japon et à l’est de la Russie, et où, chaque année, des cygnes sauvages migrent depuis la Sibérie.
Dans un registre unique alliant expérience physique, poésie dynamique, pensée vive, le texte rapide et à niveaux multiples de White est plus qu’un livre de voyage, c’est un livre qui ouvre un espace de vie profond et intense.
Revue de presse
Ce livre est une petite pépite, une pause dans l’espace-temps. Juste 110 petites pages dévorées en quelques heures pendant lesquelles ce livre m’a transportée au pays du soleil levant.
Un haïku est un petit poème extrêmement bref visant à dire l’évanescence des choses. Il doit donner une notion de saison. Les haïkus occidentaux sont composés de 3 vers de 5, 7 et 5 syllabes.
L’auteur part en pèlerinage sur les traces de Basho , un grand poète japonais du XVIIᵉ siècle , jusque dans la province de l’Hokkaïdo pour tenter d’apercevoir la migration des cygnes sauvages qui viennent de Russie. Avant d’y arriver, il nous emmène dans une virée à travers Tokyo. Il nous parle d’estampes japonaises, de littérature japonaise.
Kawataba, Kenzaburo,Michima, Hokusai, Hiroshise…
Vous ai-je déjà dit que je collectionnais les cartes postales d’estampes japonaises ? Et que Kawataba, Kenzaburo et Michima sont en nombre dans ma bibliothèque ?
[…]
Lire la chronique dans son intégralité sur Les Passions de Chinouk
En mars 2011, j’ai entendu par hasard Kenneth White à la radio. Il disait, et cela m’avait intriguée, que « tous les départs en voyage se font à l’automne, la période de l’éphémère » et que « le but d’un pèlerinage est toujours une réconciliation avec le monde et sa beauté… »
À l’écouter, j’eus envie de lire ses livres… et le vendredi 5 mars 2011, j’entamais dans la belle lumière du matin Les Cygnes sauvages. C’est un carnet de voyage au Japon « vers le grand Nord » de Honshû et Hokkaidô sur les traces de Bashô et des Aïnous, plein d’anecdotes, de descriptions, de références historiques ou littéraires, de réflexions philosophiques… On y trouve un mélange de prose et de haïkus : des haïkus de poètes japonais ou les siens. Et je m’étais dit en le lisant : « Quel beau et passionnant haïbun contemporain ! ». Aussi, je souhaitais attirer l’attention des lecteurs de L’écho de l’étroit chemin sur cet ouvrage difficilement classable et que son auteur qualifie de « voyage-haïku ».
Découvrant que ce livre, épuisé, était réédité en juin 2013 aux éditions Le mot et le reste, j’ai pu entrer grâce à leur intermédiaire en relation avec M. Kenneth White qui a accepté très aimablement de participer à notre revue. Je tiens à le remercier au nom de tous les lecteurs pour sa gentillesse et sa générosité.
1. D’abord êtes-vous d’accord pour qu’on nomme « haïbun » ce texte que vous-même avez nommé : « voyage-haïku » ?
Dans toute une section de mon livre, L’Esprit nomade, je passe en revue toute une série de formes de prose narrative, en commençant par ce que j’ai appelé le « voyage-voyance » romantique (Les Errances de Franz Sternbald de Tieck, par exemple). C’est à partir de là que j’examine le corpus oriental : le chemin du pèlerin indien, les errances taoïstes de la Chine et la pratique cheminante et méditative de la littérature-de-la-route (michiyuki-bun) japonaise. Pour arriver finalement à ma propre pratique. J’ai beaucoup expérimenté avant de parvenir à une forme que j’appelle en anglais waybook (littéralement « livre-de-la-voie »). Cette forme est effectivement très proche du haibun.
2. À quand remonte votre connaissance de l’Orient – sa pensée, sa littérature ?
Cela a commencé très tôt. Vers l’âge de quatorze ans. À cette époque, dans mon village écossais, je faisais un tas de petits boulots pour gagner quelques sous – dans le but surtout de m’acheter des livres. Une année, mon travail consistait à aller de maison en maison afin de faire signer par les électeurs le registre du canton. À la porte d’une de ces maisons à laquelle j’avais frappé est apparu un vieil homme aux longs cheveux blancs qui a refusé de signer. Voyant ma surprise, il m’a demandé si je voulais savoir pourquoi. Je lui ai répondu que oui. Alors il m’a fait rentrer chez lui et nous avons commencé à parler. C’était un anarchiste, un naturaliste et un conférencier ambulant, qui avait fréquenté Gandhi. Il avait une bibliothèque orientaliste et a proposé de me prêter des livres. J’ai commencé chez lui par l’Inde, avec les sutras et les upanishads. Puis, suivant mes propres pistes, je suis passé à la Chine. Et pour finir, au Japon. Il y a des différences bien sûr entre ces cultures, mais il y a aussi des filiations : le dyana (« méditation ») sanskrit, c’est le tchan chinois et le zen japonais : même mot, même concept.
3. De quand précisément date votre rencontre avec la culture japonaise ?
De mes dix-neuf ans, quand j’étais étudiant en Allemagne, à Munich. Je fréquentais l’université, mais je passais le plus clair de mon temps à errer dans la ville. Et c’est chez un bouquiniste que je suis tombé sur un petit livre de Daisetz Suzuki : Zen und die Kultur Japans. C’est dans ce livre-là que j’ai rencontré pour la première fois le nom de Matsuo Bashô et la mention de son livre sur L’étroit chemin vers le Nord profond. J’étais fasciné.
4. Pourquoi ce texte vous a-t-il attiré ? Était-ce Bashô ? L’expérience du voyage ? La forme littéraire ?
Pour tout cela à la fois, et pour tout ce que cette lecture faisait surgir dans mon esprit. Je songeais déjà à écrire, mais je ne savais pas encore trop quoi. Tout ce que je savais, c’est que ce ne serait pas des romans. Déjà, après une page ou deux (par exemple le départ sur la route de Douvres au début du Conte des Deux Cités de Dickens), les romans me tombaient des mains, l’intrigue m’ennuyait. Avec Bashô, j’avais quelque chose de plus ouvert, de plus rapide, une manière vive d’être au monde.
5. Comment avez-vous choisi l’itinéraire de votre voyage vers le Nord ? Avec Bashô ? Puis plus loin que Bashô ? Ou aussi loin que Bashô eût aimé ?
Je n’étais pas pressé de partir au Japon, ni ailleurs en Asie. Je savais que j’avais du travail à faire là où je me trouvais : sur moi, sur la pensée, sur l’écriture. Je n’ai jamais fait partie de la ruée naïve vers Katmandou. Il y a d’ailleurs dans ma vie, comme dans mon travail, une dialectique perpétuelle entre l’errance et la résidence : si j’ai le goût du voyage, j’ai aussi, comme disait Chateaubriand, les goûts sédentaires d’un moine. Mes deux premiers livres ont été des livres de résidence : Les Limbes incandescents (sept chambres de bonne dans Paris), qui constitue une sorte d’auto-analyse, et Lettres de Gourgounel (Gourgounel était une vieille ferme dans la montagne ardéchoise) qui approfondit le rapport entre l’être et le lieu. C’est après qu’ont commencé les voyages. D’abord en Europe, des virées qui ont donné lieu au livre Dérives, ensuite en Asie (Le Visage du vent d’est), ensuite en Amérique (La Route bleue). C’est après la publication de La Route bleue, en 1983, que le cinéaste François Reichenbach a pris contact avec moi, dans l’idée d’en faire un film. Je lui ai dit que je n’avais pas envie de refaire aussi rapidement le même voyage, mais que je ferais volontiers un film au Japon, que j’avais laissé en dehors de mon périple asiatique (Hong Kong, Taiwan, Thailande…). D’accord, m’a-t-il répondu, et il m’a demandé d’en élaborer le scénario. Ce que j’ai fait. Je commencerais à Tokyo, ensuite je suivrais les traces de Bashô jusqu’au lieu (Kisagata, sur la mer du Japon) où il dût rebrousser chemin pour cause de maladie. Puis j’irais plus loin, jusqu’au Hokkaidô, où j’avais rendez-vous avec les cygnes. Donc, le thème du film : la rencontre de l’Orient et de l’Occident, le rapport existentiel et intellectuel entre un poète japonais du XVIIe siècle et un poète occidental actuel, l’expérience de la route, et une sorte d’épiphanie. Nous avons fait le film (Les Chemins du Nord profond), et ensuite, j’ai écrit _Les
Cygnes sauvages_, en y incluant encore plus d’éléments.
6. Que vouliez-vous faire exactement ? Suivre des chemins de lumières dans les rivières ? La route de migration des oiseaux ? Les lignes qui reliaient les villages aïnous ? Les routes des cartes qui par mer ou par terre relient les hommes des différents continents ? Lire les veines dans les pierres ?
Je vois que vous avez bien lu le livre. Tout cela, et d’autres choses encore, certaines prévues, d’autres imprévues. Je prépare toujours mes itinéraires, tout en laissant la porte ouverte au hasard, à la chance. J’avais appris notamment qu’à un certain moment sur certains lacs du Hokkaïdo les cygnes sauvages arrivent de la Sibérie pour hiverner au Japon, et j’avais programmé le voyage pour pouvoir arriver au bon moment sur les bords d’un de ces lacs. Ma chance, c’est que cela se soit passé comme je l’avais espéré. Et le livre se termine sur un haïku :
Sur le lac vide
ce matin du monde
les cygnes sauvages.
7. Quel fut ou quel est votre rapport au haïku ? En écrivez-vous de façon régulière ? En écriviez-vous beaucoup lors de votre voyage au Japon ? Les avez-vous retravaillés après ?
J’en ai écrit beaucoup, pendant et après le voyage, et le livre en est parsemé. En fait, j’écris des haïkus depuis très longtemps. Mes carnets en sont pleins. J’en ai publié une cinquantaine, dans un recueil intitulé L’Anorak du goéland, qui a été édité et réédité plusieurs fois avant que je ne le reprenne dans un livre d’entretiens sur mon rapport à l’Orient : L’Ermitage des brumes – Occident, Orient, et au-delà.
8. Il y a toujours un « au-delà » chez vous, n’est-ce pas ? Mais il n’a rien de religieux ni de métaphysique. Quelle est la nature de cet « au-delà » ? Que cherchez-vous au bout du chemin ? Aller au bout de vous-même ? Faire l’expérience du blanc originel ? Retrouver un rapport fondamental à la Terre, à l’Univers ?
Encore une fois, je vois que vous avez bien lu le livre. On constate dans les territoires les plus exigeants et les plus intéressants de la littérature et de la pensée d’aujourd’hui, un désir d’aller au bout de la route et de recommencer sur d’autres bases, avec d’autres prémisses. C’est, en philosophie, Heidegger évoquant des « districts originels » que la philosophie n’a jamais connus. En littérature, c’est Barthes parlant du « degré zéro de l’écriture ». Voilà les pistes sur lesquelles voyage le nomade intellectuel que je suis. Les « cygnes » sauvages sont aussi des « signes » de quelque chose qui se situe en dehors des codes.
9. Avez-vous aujourd’hui des choses à retenir de cette expérience, à ajouter ? Vous m’avez dit que la réédition de votre livre Les Cygnes sauvages en mai 2013 aux éditions Le Mot et le reste était une version retravaillée. Quels changements avez-vous apportés au texte d’origine ?
Surtout, comme toujours, un travail d’élagage. J’ai écarté notamment tout l’épilogue, qui se passe à Kyôto. C’est un texte que j’aime bien, que je reprendrai ailleurs, mais, avec du recul, il m’est apparu évident que, dans le contexte, il était superfétatoire. Il fallait que le livre se termine sur les bords du lac au Hokkaidô.
10. Une question récurrente dans Les Cygnes sauvages est celle de l’identité. Elle arrive par les gens rencontrés qui régulièrement demandent : « D’où êtes-vous ? » « Qui êtes-vous ? Français-écossais-américain… ?»
Pendant le voyage, je m’amusais, bien sûr. Mais on peut développer un peu. Nous avons tous une identité, de par notre naissance, de par notre éducation. Avec certaines caractéristiques aimables et intéressantes, et d’autres qui le sont moins. Je ne les néglige pas. Mais la question de l’identité ne me préoccupe pas beaucoup, et je n’en fais surtout pas une idéologie identitaire. Plus fondamental dans mon esprit que la carte d’identité, c’est un champ d’énergie et l’auteur, à mon sens, est un singulier-pluriel. Dans les premiers textes orientaux que j’ai lus, on trouve cette phrase : « Tu es cela. » Ce qui signifie, non seulement que nous ne sommes pas définitivement limités par notre conditionnement, mais que l’identité suprême est un rapport complet avec l’univers tout entier.
11. Je sais que vous habitez depuis longtemps en France, et que vous écrivez en anglais, et j’ai aussi envie de vous poser cette question (d’autant que notre association se qualifie de « francophone » ) : vous considérez-vous un peu, beaucoup, pas du tout écrivain français ?
Ma situation est paradoxale à plus d’un égard. J’ai commencé l’apprentissage du français à l’école, à douze ans. J’ai donc au moins douze ans de retard sur un Français de souche. Ensuite, j’ai essayé de rattraper le temps perdu. Et si j’écris certains de mes livres, la prose narrative et la poésie, en anglais, j’écris mes essais, ainsi que mes conférences, en français. C’est que j’apprécie beaucoup le français pour sa précision et sa clarté. Alors que, pour les autres livres, qui tournent autour de sensations et d’intuitions, c’est ma langue natale qui me vient naturellement. Une autre manière de le dire, c’est que, pour moi le français est un outil, alors que je vis l’anglais. Cela dit, le fait de naviguer entre les deux langues a une influence sur mon emploi de l’une et de l’autre : le français donne de la fermeté à mon anglais, et l’anglais assouplit mon français. Sur le plan institutionnel, j’ai fait plusieurs conférences sur la question, en France et ailleurs. Et j’ai contribué à un ouvrage collectif sur la francophonie publié par la Maison des Cultures du Monde à Paris en 2006, avec un essai : « Francophonie et poétique du monde ». En fait, Écossais européen, je suis un des plus ardents défenseurs de la langue française, et je déplore son délitement actuel. Pour en revenir au paradoxe (c’est de paradoxes qu’est pavé le chemin du paradis intellectuel, n’est-ce pas ?), si, pour La Route bleue, j’ai reçu le prix Médicis étranger, l’Académie française m’a décerné, pour l’ensemble de mon travail, son Prix du Rayonnement de la langue et de la littérature française. Plus la route se prolonge, plus le champ s’élargit.
Qu’est-ce qui pousse l’homme à se mettre en route ? Quel désir l’encourage à marcher dans le vent et la lumière ? Pour quel matin du monde ? Par un bel après-midi de septembre, Kenneth White quitte sa côte bretonne : il veut arpenter le Japon ; il veut gagner Hokkaidô et voir le vol des cygnes sauvages venus de Sibérie pour hiberner au milieu des lacs ; il veut suivre les traces du poète Bashô qui s’aventura dans le Nord et composa, à l’écoute du silence, sa très belle Sente étroite du Bout-du-Monde. Après quelques jours passés à Tokyo, une ville à la poésie secrète et compliquée, l’auteur boucle son bagage et part en compagnie d’un écrivain plutôt amer ; des mots sombres se glissent dans le dialogue : « trop fort, trop tard, rien, cage, arène sociale, piétinement, trahison ». La voiture emmène les deux voyageurs hors de l’enchevêtrement urbain et les conduit vers des endroits où ils pourront, chacun à leur manière, cultiver ce qui a été perdu. Kenji s’arrête dans la ville de ses parents, Kenneth White poursuit l’ascension vers le Nord et gagne le territoire des Aïnous, une minorité ethnique millénaire « noire comme des gitans », écrivait Anton Tchekhov dans l’Île. Un nouvel espace s’ouvre à son esprit : la brume et l’humidité ambiante effacent les contours ; tout est affaire de vent, de pluie et de vide ; la nature semble flotter dans les airs. Ici commence l’autre voyage, celui de la déconstruction, de la perte et de l’éveil. « Afin d’apprécier le vrai bonheur, nous devons voyager vers des pays très lointains, hors de nous-mêmes », affirmait l’essayiste et le médecin Thomas Browne il y a quatre siècles. Pour être heureux, il faut se placer seul devant le visage terrestre et accueillir sa beauté, ajoute Kenneth White ; alors les voix du monde se feront entendre.
Magnifique hymne à la vie, Les Cygnes sauvages nous propose d’emprunter le chemin blanc des poètes, un chemin enraciné dans l’âme et le réel.
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« Je suis parti dans le vent »
Un beau jour, à la fin des années 80, Kenneth White décide de faire « une virée » au Japon, en forme de « pèlerinage géopoétique », pour « rendre hommage aux choses précieuses et précaires » et pour faire un « voyage-haïku » dans le sillage de Bashô. Il espère bien en tirer un livre, qu’il voudrait « petit livre nippon extravagant, plein d’images et de pensées zigzagantes ». S’immerger dans un pays, dans une culture, dans des souvenirs littéraires, et « si possible, voir les cygnes sauvages venus de Sibérie s’abattre avec leurs cris d’outre-terre sur les lacs du Nord où ils viennent hiverner ». On ne peut pas avoir de buts plus clairs pour un voyage. Le résultat est ce récit, Les Cygnes sauvages, un livre à l’air inoffensif, pas très épais, et pourtant rempli à craquer d’histoires, de descriptions, de sons, de poésie, de philosophie, d’histoire littéraire, d’érudition – mais une érudition douce, qui ne fait pas mal à la tête, et même une érudition qui rend intelligent. Ou zen.
Le livre s’ouvre sur l’arrivée à Tokyo : « au premier coup d’œil c’est tout bonnement hideux ». Tokyo la ville lumière est aussi une ville de bruits. Elle est peuplée d’étrangers à son image : occidentaux (américains, pour tout dire), et bruyants. Mais, en cherchant un peu, le voyageur, pour peu qu’il parte à la recherche de la « météorologie mentale » des habitants de ce pays, finit par trouver des jardins tranquilles, d’autres rencontres, l’autre Japon. Il suffit d’ouvrir des portes, de rue en rue, au fil des discussions, jusqu’à ce que « l’aube arrive avec un goût de saké froid ». Et lorsque le voyage se poursuit ainsi, les rencontres sont l’occasion de comprendre ce que K. White lui-même cherche, puis, quand il a trouvé, il nous raconte. Ce qui nous vaut de savoureux dialogues, dans le train pour Yokohama ou ailleurs. Jusqu’à comprendre qu’au Japon l’essentiel est dans l’esprit.
Gardons ouvertes d’autres routes
Un dialogue, sur l’autoroute, K.W. est à coté de Kenji, son guide du jour.
_« Soudain Kenji lâcha : Nous avons trahi le vrai monde.
– Le vrai monde ? Qu’est-ce que c’est ?
– Je ne sais pas. Mais ce n’est pas ça – et il fit un geste de la main en direction de l’autoroute.
– Eh bien, peut-être que nous y reviendrons. Ce truc dingue ne pourra pas durer longtemps. Ça pétera un de ces jours, bientôt.
– Trop fort et trop tard.
– Pas si on garde ouvertes d’autres routes »._
Ailleurs, un japonais parle de revenir dans « l’arrière pays de toujours », de retrouver et cultiver ce qui a été perdu. Et Kenneth White d’aller dans ce sens : « on se demande si l’humanité ne pourrait pas s’arrêter tout simplement pendant quelque temps, jeter un coup d’œil autour d’elle et dire, OK ! Il est temps d’essayer de refaire le cercle ». Le problème c’est « mais où est l’humanité ? ». Comment décider ensemble quand il y a cette nation-ci et cette nation-là, ce clan-ci et ce clan-là, cette personne-ci et cette personne-là ?
Prendre d’autres routes, garder ouvertes d’autres routes, ne pas se laisser enfermer dans une cage, faire un « simple retour tranquille » en arrière, sans pour autant penser que c’était mieux avant, mais « retrouver et cultiver ce qui avait été perdu », faire une « renouée », « refaire le cercle », revenir à « l’esprit des choses quand les esprits circulaient dans le monde »… On voit bien les propositions de K. White, qui cherche à nous entraîner ailleurs que dans la médiocrité ambiante de notre époque et qui nous dit que toute l’agitation actuelle du monde ne résoudra rien. Alors, comment faire ?
La solution (au moins la tentative de la rechercher) se trouve peut-être dans le voyage. Et dans la poésie. Le voyage et la poésie : Bashô.
L’homme du vent et des nuages
Il est évidemment beaucoup question de Bashô dans ce récit. Maître Bashô. Un poète qui prit la route peut-être pour calmer « une angoisse fondamentale qu’aucune religion ne pouvait soulager », et qui, en apportant un ton nouveau, en écrivant la nouvelle sorte de livre qu’il cherchait, ce « livre de la voie et du vent », modifia le cours de la poésie japonaise. Bashô, cet « homme du vent et des nuages », qui avait une conscience du caractère transitoire de toute chose, avec une perception de la beauté de la nature, Bashô le maître du haïku.
Sur une branche dénudée est perché un corbeau crépuscule d’automne.
K. White répond :
Ce matin-là sur les eaux de la Sumida une mouette solitaire
La route est toujours poétique. Même quand il pleut. La pluie rendrait plus sensible. Les peintres de l’ukiyo-e comme Hiroshige aimaient la pluie. Hiroshige est ce peintre connu pour ses estampes réalisées au long du Tokaido. Lorsque K. White aborde le Hokkaido, cette île en forme de raie, cet « autre monde », il a le sentiment d’arriver dans le « pays lointain » qu’il cherchait. Il nous entraîne à sa suite, d’une réflexion sur le pèlerinage dans la montagne – ces montagnes que les occidentaux escaladent pour les vaincre, et que les orientaux contemplent –, à la visite d’un sanctuaire shinto, de la découverte du jiyuristu, l’école du vers libre, à la découverte du port de Sakata, la ville du saké, port rempli « du teuf-teuf-teuf des bateaux », du massif du Hokkoda, la demeure du vent.
Des corbeaux en couleur
Avec K. White on ne voyage pas en se bouchant les oreilles. Il y beaucoup de bruit(s) dans ce récit. Les marteaux frappent les cloches de métal des temples ; les pieds du marcheur font crisser l’épais gravier blanc. Et la nature, pour qui ne détourne pas l’oreille, produit toutes sortes de sons. « Il y a un mois environ, là-bas sur le mont Haguro fourmillaient les yamabushi, soufflant dans leurs conques, mais ce matin, tout ce que j’entends, c’est un corbeau, kraa kraa, kraa kraa, dans le ciel d’un bleu éblouissant ». Beaucoup de vent, et beaucoup de corbeaux au Japon ! On les retrouve plus loin dans le Hokkoda : « tout croassant dans le vent, et le vent, le vent du Hokkoda, portant leurs cris jusque dans les hauteurs sereines de cet automne suspendu dans le temps ». Et encore ici : « plus gros qu’à l’ordinaire, qui crient, crient, crient dans le ciel venteux ».
Avec K. White on entend tout, et ne voyage pas en noir et blanc. Il y a également beaucoup de choses à voir, pour qui sait ne pas fermer les yeux. « Or rouge sur les collines, rivières fumant dans le soleil du matin, traces de neige sur les hauteurs, et partout des corbeaux… ». Plus loin une forêt avec « ses feuilles rouges, au jeu de lumière et d’ombre sur les éclaboussures blanches de la cascade ». Autre exemple : « une énorme grue peinte en rouge qui se profile au-dessus de la ville ; on aurait juré le portail-perchoir de quelque sanctuaire shinto ».
Les « lointains rivages »
Finalement arrive le bout du chemin. Le Hokkaido, ce territoire au bord du monde, auparavant appelé le pays barbare, un temps occupé par des gens en marge de la société, bannis et autres chercheurs d’or. Jusqu’à ce que des colons japonais eurent le désir de coloniser ce pays qui était considéré comme « vide », pourtant peuplé de Aïnous, mais comme l’Australie était peuplée d’Aborigènes. Avec des conséquences identiques. Le 15 octobre au matin K. White est sur la route 5 le long de la péninsule d’Oshima, « la queue de la raie », puis il se dirige vers le mont de la Grande Neige, sous la neige. Il s’enfonce dans un « vide neigeux » au risque de se perdre. Pour constater aussitôt qu’il est difficile de se perdre volontairement : « cela peut paraître parfois, quand on y pense, un bon moyen de sortir de tout le bruit et de toute la chierie, mais une fois sur place, le corps se rebelle, veut garder les pieds sur cette sale et saoule vieille terre rouge ». Poursuivre, mettre un pied devant l’autre, est donc une réaction instinctive et bénéfique. Avancer et garder les yeux ouverts… « Rougeurs brumeuses de l’automne, le Pacifique aux reflets bleus, cimes enneigées à l’horizon (…) bateaux à l’ancre, grues défilant dans un élégant silence, ramasseurs de coquillages affairés ». Toujours ces phrases courtes, parfois sans verbe. Des plans, que nous suivons du regard. « Encore des grues, s’élevant au-dessus d’un mer d’herbe jaune. Une plage de sable noir ». Garder les yeux ouverts et enfin voir les cygnes sauvages : « Ils ont tourné, tourné dans l’air vif et clair. Je les ai suivis des yeux et de l’esprit ».
Lionel Bedin