C’est exténuant, délirant, incroyable, mais aussi documenté, et argumenté, et ça se dévore d’une traite.
Jean-Pierre Simard – Rolling Stone
Back in The USSR est une étude habitée et érudite de la naissance et de l’évolution de la musique rock en URSS. Après un rapide retour sur les courants artistiques des premières années du régime puis sur l’irruption du jazz, on entre de plain pied dans l’histoire fascinante du rock russe : sa géographie, de la tranquille Estonie à la remuante Georgie ; ses personnages, des bardes révoltés aux groupes autorisés ; ses conflits ou ses renoncements face au pouvoir de l’État soviétique.
Cet ouvrage permet la découverte de cet espace-temps culturel longtemps resté ignoré de l’Occident, il comporte une sélection commentée de groupes et d’albums.
Revue de presse
Noyée dans une idéologie qu’elle juge asservissante, une partie de la jeunesse de l’URSS défie le pouvoir pour répondre à l’appel de liberté. Certains, comme le chanteur Vladimir Vyssotski, deviennent dissidents malgré eux : la contre-culture soviétique, une dissidence artistique à haut risque.
Ce matin, nous sommes en compagnie d’Yves Gauthier, écrivain et traducteur, il est notamment l’auteur d’un essai biographique consacré à l’auteur-compositeur-interprète et comédien russe : Vladimir Vyssotski, Un cri dans le ciel russe, paru aux éditions Transboréal en 2015.
Avec nous aussi, Joël Bastenaire, auteur de Back in the USSR, une brève histoire du rock et de la contre-culture en Russie, paru aux éditions Le mot et le reste en 2012.
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Où comment la Perestroïka lancée par Gorbatchev en 1985 permit l’émancipation du rock et de la culture underground.
L’URSS avait bien tenté de limiter la contagion en brouillant les ondes de la BBC ou de Voice of America, la révolution rock avait réussi à sauter le rideau de fer.
Pour juguler la menace les autorités décident, à la fin des années 1960, d’édicter des règles : seuls certains groupes, baptisés V.I.A., sont habilités à enregistrer (via le label d’Etat Melodia) et à faire payer l’entrée de leurs concerts. Les autres sont privés de ressources.
Or à cette époque de nombreux groupes apparaissent, notamment du côté de Leningrad. Tout au long des années 70 fleurissent les enregistrements pirates échangés sous le manteau et les concerts en appartements, les Kvartirniki, joués en acoustique (pour plus de discrétion) et pour lesquels des “invitations” sont vendues à des gens de confiance.
Puis en 1981 s’ouvre le Rock club de Leningrad où, sous l’oeil du KGB, peuvent en théorie se produire tous les groupes. A condition de soumettre en amont leurs textes à un comité de censure. Mais dans la foulée, Andropov resserre la vis. C’est finalement l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev au printemps 1985 qui légalisera la pratique du rock.
Alors que vient de sortir Leto, le très élégant film de Kirill Serebrennikov sur l’émergence dans cette scène underground de Viktor Tsoï et de son groupe Kino, Juke-Box revient sur cette progressive libéralisation qui aboutira en juin 1990 à la prise d’assaut du stade Lénine de Moscou par 70 000 rockeurs chevelus…
Dans cette histoire on croise une cage d’escaliers enamourée, des concerts étouffés, des censures contournées et la liberté dans le dernier couplet.
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Le 17 août 2012, malgré le soutien apporté par une grande partie de l’opinion internationale, trois membres des Pussy Riot, un groupe de musique punk, étaient condamnés à passer deux années en camp de travail. Si l’affaire a mis en avant la répression de l’opposition en Russie, elle a également confirmé que le punk, la musique punk, restait encore aujourd’hui un moyen de contestation important en Russie. Cette musique, ce style, voire même ce phénomène est loin d’être nouveau dans les pays de l’ex-URSS, puisqu’il fédérait dans les années 1980 une grande partie des jeunes en mal d’autoritarisme, et la « prière punk » de ces Pussy Riot s’inscrit dans une continuité culturelle évidente.
Nous revenons d’abord ce matin sur l’histoire, la genèse de ce phénomène culturel dans les pays de l’ex-URSS : les lieux et les voies d’accès qui ont permis à la musique punk de passer au-delà de la censure. Avec Joël Bastenaire, auteur de Back in the USSR, publié aux éditions Le mot et le reste en 2012, nous tentons également de déceler l’idéologie du mouvement, et ce qu’elle est aujourd’hui devenue.
Ensuite, nous donnons la parole à Lucile Chaufour, réalisatrice du documentaire East Punk Memories autour d’un groupe de punks en Hongrie. Les ayant filmés avant la chute du Berlin, dans l’émulsion de la contestation et de la transgression, et après 1989…elle nous montrera les ambiguïtés idéologiques du mouvement punk entre rejet du communisme et rejet du libéralisme.
Enfin, nous entendons depuis Minsk, Kacia Bachan (se prononce Baran), jeune biélorusse active du mouvement punk. Souffrant d’une grande répression, le mouvement parvient à survivre de manière clandestine, comme du temps de l’URSS.
Quelles sont les spécificités de ce punk dans l’ex-URSS ? Les spécificités musicales, esthétiques, voire vestimentaires ? Mais également et surtout les spécificités idéologiques ? De quelle manière a-t-il perduré jusqu’à aujourd’hui ? Comment expliquer que même avec la chute de l’Union Soviétique il soit resté dans une grande partie des pays de l’ancienne fédération une musique de contestation privilégiée ?
Moscou Calling : vent de révolte à l’est, c’est notre sujet de ce matin…
Podcast de l’émission ICI
Aventure vers l’inconnu ! Du temps de l’URSS dans toute sa splendeur, le rock, sous toutes ses formes – était bien entendu banni, puisqu’enfanté par le grand Satan américain, symbolisant à lui seul la dégénérescence capitaliste et la mauvaise graine décadente qu’il s’agissait d’empêcher à tout prix de laisser germer.
Aussi au pays des soviets, le rock était – par nécessité – underground et subversif, qu’il fût pop rock, métal, punk au fil des lustres… et ce jusqu’à la libéralisation de Gorbachev à la fin des années quatre-vingt. Il est intéressant de constater qu’aujourd’hui, alors que le pays retrouve avec Poutine et son pitre Medvedev (grand fan de Deep Purple !) des habitudes dictatoriales de censure et d’emprisonnement arbitraire, le rock redevient un salutaire vecteur de provocation (cf les punkettes Pussy Riots).
Cependant, la lecture du bouquin apprend aussi que l’équation rock = rébellion = répression ne fut à certains moments qu’une façade, le KGB, en expert es-manipulations, se servant en sous-main de groupes rock pour instiller dans les esprits “l’initiative privée”, anticipant une société libérale au sein de laquelle ses cadres entrevoyaient de se garnir les poches (ce qui arrive sous Eltsine). On ne les imaginait pas si fins…
Cependant, à l’instar du bouquin de Julian Cope sur le rock japonais (chez le même éditeur), celui de Joël Bastenaire, diplomate et attaché culturel dans les pays de l’Est pendant de longues années et administrateur de l’IRMA ici en France est avant tout une formidable encyclopédie de groupes quasiment tous inconnus par ici, à laquelle le YouTube russe fournira un complément indispensable.
Extrait d’un dossier de trois pages consacré aux Pussy Riot :
On pense, chez nous, aux mouvements militants reposant sur la dérision. Au groupe d’action féministe La Barbe, par exemple. “C’est un format neuf pour les RUsses, même s’il y a toujours eu dans ce pays une tradition artistique subversive, littéraire, avec une parole très radicale, remarque Joël Bastenaire, spécialiste de la Russie et auteur de Back in The USSR. Une brève histoire du rock et de la contre-culture en Russie. (ed. le mot et le reste). Pour nous, Occidentaux, c’est plus lisible : elles sont dans la lignée du mouvement dada, anarchiste, voire de Mai 68.”
Les punkettes anti-Poutine ont écopé de deux ans de prison. Bastenaire, spécialiste du punk russe, replace le groupe dans le contexte musical et politique du pays.
Les soutiens pleuvent depuis des semaines (de Madonna à Yoko Ono, en passant par Aurélie Filippetti) et ce 17 août a été décrété journée mondiale de soutien au groupe. Pourtant, les trois membres du groupe de punkettes russes Pussy Riot, en détention depuis six mois, viennent d’être jugées coupables de hooliganisme et d’incitation à la haine religieuse, et condamnées à deux ans de camp pénitentaire.
Le 21 février, les cinq membres du groupe, âgées de 22 à 30 ans, avaient réalisé une performance avec cagoules et guitares électriques dans une cathédrale moscovite. Parodiant un hymne marial, elles avaient imploré la Vierge de « chasser Poutine ».
Pour Rue89, Joël Bastenaire met en perspective le procès ultra-médiatisé des Pussy Riot. Attaché culturel à Moscou puis conseiller culturel en Géorgie jusqu’en 2011, Joël Bastenaire est un fin connaisseur de la Russie.
En 1987, il crée une structure de production dédiée aux artistes de rock russe et publie cette année « Back in the USSR, une brève histoire du rock et de la contre-culture en Russie » (éd. Le Mot et le reste).
Rue89 : Le procès des Pussy Riot ferait presque oublier qui elles sont : quelle place occupent-elles au sein de la scène musicale russe ?
Joël Bastenaire : D’abord, les filles ne viennent pas de la musique. Elles ont émergé à partir des années 2009–2010. A l’origine, c’est un groupe composite qui a cinq membres et qui en a même eu neuf à un moment. Les trois filles arrêtées sont les trois idéologues : ce sont elles qui pensent le plus, qui écrivent les textes. Elles sont plus ou moins en ménage avec le milieu de l’art contemporain. Notamment la jolie brunette qu’on voit partout, Nadezhda Tolokonnikova, qui est la compagne de Peotr Versilov, un membre du groupe Voïna, qui veut dire « guerre » en russe.
Voïna est un groupe d’« actionnistes » qui font des performances contre l’Etat policier. Au début, ils faisaient un peu de l’art brut, des choses agressives et drôles.
Ils ont eu des problèmes avec l’Eglise, puis avec la police à partir des années 2007–2009 et se sont acharnés sur ces deux institutions. Ils avaient fait une exposition très remarquée à Moscou en 2007 qui s’appelait « Attention, religion ».
A l’époque, les Pussy Riot n’existaient pas encore, elles ont démarré en collaborant à des actions avec eux. Voïna et les Pussy procèdent de deux ou trois idéologues, à l’origine.
L’un d’eux est l’artiste Oleg Kulik, qui s’est déguisé à poil avec un collier de chien et qui a mordu les passants devant le Parlement de Strasbourg, à la fin des années 90. Maintenant, il est devenu bouddhiste et est un peu absent du débat mais l’inspiration du travail des Pussy et de Voïna, à l’origine, c’est lui.
Il y a aussi Plutser-Sarno, un écrivain et sémiologue qui a écrit le premier dictionnaire complet de l’argot russe. Il est spécialiste du mésusage de la langue russe. Il s’est réfugié en Estonie récemment car il animait un blog sur lequel il expliquait que la Russie allait exploser avec une merde comme Poutine au pouvoir. Ce sont vraiment des types qui produisent de la doctrine, et les filles sortent de là.
Les personnes de Voïna ont-elles fait de la prison, comme les Pussy Riot ?
Non. Au niveau de la police, il y a eu des condamnations à des amendes, mais assez faibles finalement. A l’époque de Medvedev, la volonté était de faire le moins de bruit possible autour de ce genre de choses. Mais tout a changé avec le processus électoral : d’abord avec la contestation des élections législatives en automne dernier, ensuite avec la mise en scène de la passation de pouvoir entre les deux dirigeants. Des millions de personnes se sont exprimées contre et c’est sur ce ras-le-bol qu’ont surfé les Pussy Riot.
Les Pussy Riot sont issues de la scène punk. Sont-elles si radicales que ça ?
Les Pussy Riot procèdent d’une activité extrémiste qui, jusque-là, était plutôt mal perçue par la société. Elles se sont fait connaître avec leur happening sur la place Rouge, l’hiver dernier.
D’ailleurs, à ce moment-là, elles n’ont pas été inquiétées. Le rassemblement a juste été dispersé par la police. Ensuite, elles ont chanté une chanson dans la rue, devant la principale prison de Moscou. A ce moment-là, elles sont devenues des soutiens des opposants qui manifestent tous les 31 de chaque mois en Russie. Disons qu’elles sont très pacifiques mais radicales dans le ton.
Mais attention, la Russie, c’est pas la dictature communiste. Il ne faut pas croire : les Russes s’expriment clairement, ça n’est pas le goulag. Si on me permet la comparaison, c’est assez comparable au second Empire français : un pouvoir policier extrêmement efficace, manipulateur, qui contrôle toute la société, mais qui, pour des raisons d’image, n’est pas tout à fait répressif. De sorte que les opposants, malgré de possibles condamnations, s’autorisent une certaine agressivité. Cette agressivité, jusqu’aux manifestations de décembre, était très violente.
Pourquoi, selon vous, le gouvernement de Poutine a réagi à la performance des Pussy Riot dans une cathédrale et pas à n’importe quelle autre ?
Les Pussy et beaucoup d’activistes dénoncent un régime complètement mafieux et policier qui contrôle tout, jusqu’à l’Eglise. Quand les Pussy vont dans une cathédrale mettre le souk, elles y vont pour démontrer que l’Eglise est une émanation de la police. C’est ça leur projet, et elles réussissent admirablement.
Ce qui est intéressant, c’est que sous Medvedev, il y avait une vraie volonté de ne pas faire attention à ce genre de choses ni faire de bruit autour des opposants. Quand il y a eu les manifestations de décembre, il y a eu une panique, je pense, au niveau de l’Etat.
Comment réagit le milieu musical russe ?
Dans l’absolu, l’attitude des Pussy n’est pas vraiment nouvelle. Il existait des phénomènes de ce genre, avec des artistes qui faisaient des choses analogues, à partir de 1983 et jusqu’en 90. Et c’étaient aussi des gens qui jouaient mal de la musique, qui faisaient de l’anti-musique et faisaient plutôt de l’idéologie. Il y a une véritable tradition en Russie. A cause ou grâce à ça, il y a une vraie mobilisation en Russie.
Quand on regarde les sites russes, y compris les sites musicaux, tout le monde s’interroge. Les mecs disent : « Mais on les connaît pas ces nénettes. » Certains disent qu’elles ont monté leur groupe depuis six mois, qu’elles ne jouent pas de la musique, qu’elles sont nulles.
Mais à côté de ce mépris parfois un peu macho pour ces filles, il y a une envie d’être solidaire. Les vieux rockers des années 80 se sont amplement retrouvés autour de l’opération « L’Album blanc », lors de laquelle environ 200 morceaux ont été offerts aux Pussy par 170 groupes différents. C’est colossal.
Il y a des petits groupes mais aussi des groupes hyperconnus en Russie, comme les DDT ou le chanteur très en vogue Vasya Oblomov, qui fait aussi des choses très engagées contre le résidu de totalitarisme dans le régime actuel. Lui y va à fond.
On parle beaucoup des Pussy. Masquent-elles d’autres groupes également inquiétés par l’Etat Poutinien ?
Aujourd’hui, il n’y a pas vraiment d’autres attaques de l’Etat poutinien contre la musique. Et c’est ce qui étonne les Russes, quand ils voient Yoko Ono, Madonna ou Sting. C’est comme si, tout à coup, on se figurait qu’on avait mis les Sex Pistols en prison. Mais ça n’est pas les Sex Pistols qu’on met en prison.
Ma théorie est la suivante : la mise en prison des Pussy Riot et le discours du pouvoir sur le « faut-il être sévère ou non ? » est au service de la conduite de la politique intérieure.
En apparence, l’Etat poutinien contrôle tout et s’enrichit, et tout le monde est d’accord. L’Eglise et les riches lui sont favorables, et les pauvres… il y en a de moins en moins. En un mot, tout va bien. Mais pendant les manifs de décembre, l’Etat s’est rendu compte qu’il y avait une partie de la droite et une partie des très riches qui appelaient à un pouvoir plus humain, plus démocratique, plus ouvert. Et éventuellement moins corrompu. Tout à coup, des gens qui avaient toujours été dans l’Etat et pour l’Etat ont rallié l’opposition.
Poutine avait besoin de montrer une image de fermeté. Ensuite, il voulait démontrer qu’il protégeait tous les croyants et faire peur à la droite conservatrice qui commençait à le contester à cause de la corruption. C’est une manière de leur dire : « Regardez, dès qu’on va ouvrir la marmite, l’Eglise va être profanée. » Il joue sur les minorités religieuses, très importantes en Russie.
L’argument du pouvoir est celui-ci : si on n’emprisonne pas les gens qui font ces choses dans les églises, on aura des problèmes dans les synagogues et les mosquées.
Mais à la limite, sur les Pussy Riot, la question n’est plus seulement celle du verdict, mais de l’effet social qu’a eu ce débat. Il a exacerbé un dialogue fondamental. Aujourd’hui, beaucoup de gens disent : « Il faut se libérer de Poutine. » Pas seulement parce que c’est un dictateur ou pour des histoires de corruption, mais parce que le régime n’est plus efficace. Aujourd’hui, des intellectuels français signent des pétitions contre Poutine, et si une partie des grands bourgeois oligarques, et même toutes les élites (depuis la pétition lancée le 25 juin) aimeraient libérer les Pussy, c’est qu’ils pensent que le régime Poutine-Medvedev va dans le mur.
Les élites ont-elles basculé en faveur des Pussy ?
Oui, elles reprochent au patriarche et au pouvoir de faire une montagne des Pussy Riot et affirment qu’elles ne représentent rien, que ce qu’elles font voir sont des plaies réelles en Russie mais qu’il aurait mieux valu cacher tout ça. Et que l’Eglise n’a pas pour mission d’être inquisitrice.
Depuis la pétition lancée le 25 juin, toutes les élites disent ça. Les quatre cinquièmes des intellectuels qui n’ont pas signé la pétition sont vraiment ceux qui tiennent le régime Poutine. Ce sont les plus puissants mais ils ne sont qu’une poignée.
Du coup, les Pussy Riot délimitent une ligne de fracture très claire.
Absolument. C’est aussi pour ça qu’elles sont devenues un véritable phénomène alors qu’elles n’ont pas d’assise réelle dans la société. Aujourd’hui, les Pussy Riot sont condamnées, mais le régime de Poutine a perdu la bataille médiatique, esthétique. Il est « has-been ».
Au final, la condamnation qui vient de tomber risque de radicaliser tout discours contestataire, non ?
Oui, bien sûr, tout le monde va y aller à fond.
Marianne : Lors des manifestations anti-Poutine en Russie, on a vu certains écrivains et chanteurs de rock se faire acclamer, et certains politiciens d’opposition se faire siffler. Pourquoi ?
Joël Bastenaire : La plupart de ces politiciens, ayant été au pouvoir au cours des années 90, sous Boris Eltsine, sont en effet disqualifiés, tout comme les extrémistes, ou considérés ainsi, tel l’écrivain Edouard Limonov, chef du Parti national-bolchévique. Les écrivains, poètes, cinéastes et musiciens, s’ils ne sont pas “vendus” au Kremlin, bénéficient d’un grand crédit. En Russie, depuis le XIXe siècle, ils sont perçus comme des porte-voix de la souffrance populaire et des défenseurs des libertés individuelles. Les blogs de l’auteur de polars historiques Boris Akounine ou du poète Dmitri Bykov sont très populaires.
Dans votre livre, vous expliquez l’importance des textes de certains groupes de rock à partir des années 80 et de ceux d’aujourd’hui. Leur discours est-il, pour autant, politique ?
J.B. : En Russie, la politique politicienne ne fait guère recette. Ces artistes essayent de développer une vision citoyenne. Deux célèbres musiciens moscovites ont lancé un appel à contributions pour un “album blanc”, en référence aux rubans blancs des manifestants, et ils ont reçu plus de 200 titres ! L’écrivain Vladimir Sorokine a estimé qu’un “divorce esthétique” très profond s’était produit entre le pouvoir et la jeunesse. Le cinéaste Alexandre Sokourov plaide sans cesse pour des valeurs humanistes.
Les rockeurs sont-ils encore perçus comme des suppôts des Etats-Unis?
J.B.: Si les Russes se méfient de l’Occident depuis la crise financière de 1998, d’un point de vue esthétique, la jeunesse se reconnaît dans ses valeurs – même Dmitri Medvedev est un fan de Deep Purple ! Et elle est bien consciente que la modernisation de l’Etat russe – gangrené par la corruption – passe par la mise en pratique de ces valeurs.
Une contre-culture avait émergé en URSS dans les années 1980. Retour sur une épopée mal connue.
c’est une histoire peu connue : celle des groupes de rock qui ont commencé à secouer le conservatisme soviétique dès le début des années 1980, avant l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev en 1985. Le mouvement naît à Saint-Pétersbourg, qui se nommait alors Leningrad. Le groupe Kino, dirigé par un Russo-Coréen, Viktor Tsoï, se produit discrètement dans quelques appartements, caves et cafés branchés de la ville, et connaît très vite un grand succès. Sur de mauvaises cassettes, les jeunes copient ses tubes, qui brocardent et bravent le régime finissant de Brejnev. Dix ans plus tard, le pouvoir politique s’étant révélé incapable de maîtriser ce qui paraissait une «dégénérescence » aux vieux apparatchiks, Viktor Tsoï accueillera lui-même le groupe Noir Désir à Saint-Pétersbourg.
Au milieu des années 1980, les musiques « autorisées » par le Parti et les grands concerts encadrés par la milice, interdisant aux spectateurs de se lever pour manifester leur enthousiasme, n’empêchent pas les nouveaux rythmes et les paroles sacrilèges de déferler sur le pays. Cela fait alors déjà des années que Boris Grebenchikov, créateur
du groupe Aquarium, également né à Leningrad, nargue les officiels en déjouant les interdictions de jouer et surtout de distiller des paroles subversives, mal dissimulées sous de nouveaux rythmes.
À Moscou, peu avant la Glasnost, un mauvais chanteur, Stas Namin (petit-fils d’Anastase Mikoyan, ancien président du Soviet suprême), qui avait reçu du Parti la tâche de canaliser le phénomène, est lui aussi rapidement dépassé, laissant les caciques communistes effarés devant l’explosion du nombre de groupes.
À cette même époque, une partie de l’URSS se pâme devant les chansons de Joe Dassin : sa mort, le jour de l’ouverture des JO de 1980, est ressentie comme un deuil national (que n’égalera, deux jours plus tard, que le décès de Vladimir Vissotsky, le chanteur-poète alors marié avec Marina Vlady…).
Cette revue détaillée et passionnante de la contre-culture organisée autour des premiers hippies russes, puis des groupes de rockers, poètes et chanteurs conquérant une bonne partie de la jeunesse, fonctionne également comme portrait d’un mouvement qui a ébranlé tout l’empire soviétique.
Jamais n’avait été si bien racontée, avec tant d’anecdotes et de textes de chansons (qui expriment une révolte aujourd’hui totalement récupérée), cette révolution culturelle se propageant jusqu’à l’Arménie, la Géorgie et le Kazakhstan.
Une histoire fascinante qui prouve que la musique peut être annonciatrice de révolutions.