« Le temps avait la légèreté d’un voile que l’on traverse à volonté sans risquer une égratignure. L’aventure se conjuguait au présent, un présent démesurément élastique. Les lendemains étaient toujours plus beaux, semblables à des copies perfectionnées. Au grand mépris de l’usure, on vivait. Vieillir n’inquiétait que les vieux. L’horizon était une ligne floue.
La brume s’effilochait au-dessus de nos têtes. Le ciel serait bleu et les températures afficheraient des records insolents. À l’heure exacte, regroupés à la terrasse d’un café, nous sommes là. L’un vient des hauteurs de Belleville, un autre des Gobelins où il a attendu celui qui demeure près du métro Tolbiac. Le dernier, le plus précieux, car nous l’espérons comme une pierre d’alchimie, arrive de Londres.
Je ne suis pas pressé. Je flâne en suivant une ligne flexueuse, un serpent onirique dont la queue se trouve rue Charlot et la tête place du Châtelet. J’ai le goût de la lenteur et du paysage que l’on absorbe en faisant ribouler les yeux du dehors vers le dedans. La dérive continue telle qu’ Internationale Situationniste en livre la technique dans son bulletin numéro 1, je la conçois à mon rythme, sans hâte à travers les ambiances variées.
Des chats gris salingue miaoutent à perte de rut. Les façades ne ressemblent pas à un décor de film. Elles sont d’écailles et elles menacent de poudroyer en millions de petites particules. Une sorte de pluie empruntant un chemin d’angle pourrait tomber des façades. Mais il ne pleuvra pas. Sécheresse certaine.
Très tôt, j’ai fermé la porte de mon sixième étage. Afin de prendre le large, en passant par les rues de Turenne, des Minimes, des Tournelles. En m’écartant par la rue Saint-Antoine et son parcours rectiligne ocellé de rares boutiques flamboyantes. Tout de même, un disquaire ou trois. Et ces quelques bistros tenus par des patrons décalqués d’un récit de Robert Giraud.
Une petite musique m’accompagne, lueur inextinguible, flamme accrochée à la lanterne du souvenir. C’est un air qui chante en moi lorsqu’un bonheur est proche :
Oh no I don’t believe it
You say that you think you know the meaning of love
You say love is all we need
You say with your love you can change
All of the fools, all of the hate
I think you’re probably out to lunch »
Revue de presse
Quatrième livre de Guy Darol sur Franck Zappa, Cosmogonie du Sofa remonte aux sources de One Size Fits All.
Toujours plus pointu, Guy Darol consacre un volume à One Size Fits All, l’album de Franck Zappa sorti en 1975. Enregistré en quadriphonie, ce disque possède un son inoubliable et quelques invités notoires (Johnny Guitar Watson, Captain Beefheart). Il se rattache à la période funky merveilleusement représentée par la voix et le groove de George Duke.
Guy Darol détaille ici les conditions dans lesquelles il a découvert cet album à sa sortie ou peu s’en faut. Il narre les heures d’écoute et de déchiffrage des textes et des notes de pochette. Plus encore il consacre plusieurs chapitres au décryptage de la couverture signée Cal Schenkel, ornée d’un sofa gigantesque et constellée de signes jusque là hermétiques.
Au moyen d’une loupe et de sa connaissance des donnée alchimistes, l’auteur de Franck Zappa ou l’Amérique en déshabillé nous fait tourner la pochette dans tous les sens afin que l’on comprenne les relations entre la musique de Zappa et Fulcanelli, Paracelse, Hermès Trismegiste, Roberto Matta, Jacob Böhme, Héraclite et le singe Ko-Ko.
La thèse de cet ouvrage démontre que le temps est la question centrale. Le temps est le principe qui règle la conception du travail musical de Zappa et celle de l’ordonnancement de ses œuvres. L’inventeur de la continuité conceptuelle pensait le temps comme une constante sphérique et non comme une flèche. Comprendre cette approche revient à penser Zappa autrement. Car non seulement Zappa a transgressé tous les styles, bravé les interdits et tenu tête à toutes les censures mais il a, par la forme (sphérique) de son travail, annihilé les postulats de l’entropie, ceux d’un temps rongé par les mortelles mâchoires.
Passionnant volume (court mais dense), composé avec gourmandise et d’une main qui sait trouver le mot précis, One Size Fits All est le mode d’emploi du disque le plus populaire de Zappa en Europe.
Il est recommandé cependant d’avoir dans sa discothèque le format vinyle pour scruter la pochette. Car One Size Fits All (le disque) est “l’album de tout l’univers” comme le dit Darol.
Grand connaisseur de Zappa, Guy Darol a déjà consacré plusieurs livres à son maître, comme Zappa de Z à A ou Frank Zappa ou L’Amérique en déshabillé, qui décortiquaient toute l’oeuvre du musicien. Comme chaque livre de la collection “Solo”, cette Cosmogonie du sofa analyse le lien intime entre un homme et un album, un seul. Et nous fait revivre les années étudiantes de Darol, à Paris quand, en compagnie de ses potes, il découvrait pour la première fois l’album One size fits all.
> à lire et à voir en ligne
http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=48056
La maison d’édition marseillaise Le mot et le reste a sorti une ravissante petite collection intitulée Solo qui est un vrai plaisir de lecture. Un auteur décrit les émotions suscitées à l’écoute d’un disque, à la vue d’une pochette ou après un concert. L’idée est séduisante, les trouvailles ou les bonheurs d’écriture multiples selon la personnalité des auteurs. Le propos peut parfois s’obscurcir, l’écriture se regarder dans un miroir, fascinée par ses propres arabesques et son propre mouvement, l’exercice de style n’en demeure pas moins fascinant car il s’agit bien d’un moment singulier, d’une rencontre fondatrice avec une musique qui s’inscrit à jamais dans une vie. Ainsi, Anne Savelli nous présente son bonheur d’écoute des Cowboy Junkies et en particulier de la séance de the Trinity Session de 1988, Guillaume Belhomme dévoile ses réflexions très littéraires avec Morton Feldman/For Bunita Marcus. Cet enthousiasme ressenti, chacun de nous, « hommes (et femmes) du commun à l’ouvrage » comme disait Dubuffet est susceptible de le faire partager à son tour. Se joue alors, nécessairement, un processus d’identification à la lecture de ces solos, petites pièces révélatrices d’une écoute attentive, passionnée. Cette expérience bouleversante donne matière à écrire un récit composé de brefs chapitres présentant l’objet d‘étude et d’admiration : s’y développent en filigrane des sentiments très personnels, découpant une tranche de vie, un parcours qui traque l’intime et aussi de petites histoires d’amour, des histoires de tous les jours.
Révélations parfois anodines, parfois brutales, qui en quelques lignes explosent à la face du lecteur, qui, à son tour peut entrer en résonance. Il ne s’agit pas volontairement d’une critique érudite, très technique qui se veut « objective » . On a plus affaire à un travail de passionné, un portrait vivant nécessairement documenté, qui, en dépit de l’analyse originale et rigoureuse tient de l’essai, de la nouvelle. Où les digressions ne sont jamais suspectes, de réminiscences en associations d’idées, de souvenirs intimes en réflexions politiques ou poétiques sur la création et le sens de l’histoire.
Si vous en voulez une illustration des plus saisissantes, lisez l’ouvrage de Guy Darol véritablement obsédé par Frank Zappa qui nous fait partager ici La cosmogonie du sofa, le célèbre OSFA pour les initiés (à savoir One Size Fits All, réalisé en 1975).
De la pochette aux textes, Guy Darol passe en revue de façon inépuisable avec une maîtrise saisissante, l’histoire de l’album et surtout décrypte ce qui reste (pour lui) « l’album de l’univers entier ».
Certes on pénètre dans des zones d’inintelligibilité : le lecteur lambda n’aura pas toujours ces illuminations prodigieuses qui semblent avoir frappé l’auteur, familier de l’underground zappaïen… mais par libres associations, citations, divagations impulsives, il traque néanmoins dans cette expérience une communauté de sentiments. On découvre ici une sorte de journal intime qui ne ressemble à aucun autre, érudit et pourtant accessible, pour qui s’intéresse un tant soit peu à Frank Zappa. On est ému aussi de cet attachement indéfectible à un homme et sa musique. À découvrir !