Extrait:
La porte shamanique du rock’n’roll japonais des dix dernières années a fait entrer en Occident tellement de musique extraordinaire qu’on peut désormais se demander comment les musiciens de rock japonais ont fait pour atteindre ce niveau fascinant. Des formations underground et révolutionnaires telles que The Boredoms, les Acid Mothers Temple de Makoto Kawabata, Boris, les High Rise de Asahito Nanjo, Ghost et bien d’autres encore ont eu de solides carrières. Ces groupes, figures de proue du mouvement, ont – malgré des noms incompréhensibles dans leur pays – inspiré tant de musiciens ici, en Occident, qu’une enquête pointue sur la musique japonaise de leur jeunesse semblait s’imposer. Bien avant l’émergence du punk rock, le Krautrock et l’émission de John Peel avaient inspiré ma génération au début de ces années 1970 enfiévrées. Il en fut de même au Japon (...).
Revue de presse
Reclus dans son cottage, le chanteur britannique halluciné est aussi un musicologue spécialisé dans le rock japonais. Rencontre bucolique avec le Léonard de Vinci psychédélique.
À l’ère du format court, Julian Cope est, comme tout le monde, souvent résumé en une phrase réductrice. Chanteur de Teardrop Explodes est la description qui revient le plus. Pour les amateurs de potins grunge, le Britannique est parfois décrit comme l’ex de Courtney Love (durant les jeunes années d’exil anglais de cette dernière). En réalité, le Cv de ce phénomène né un jour d’octobre 1957 au pays de Galles est long comme plusieurs bras. Les métiers de Julian Cope ? Musicien (chant, guitare, basse, claviers), écrivain, rock-critic, historien, patron de label, archéologue, bricoleur, philosophe, révolutionnaire, illuminé, père de famille, parfois tout en même temps.
Éternel adolescent idéaliste
Ces jours-ci sort la version française d’un livre que Cope a publié en 2007, Japrocksampler. Dans ce titanesque ouvrage, le chanteur s’attelle à explorer un pan méconnu de la musique moderne : le rock psychédélique japonais, de ses balbutiements jusqu’à 1978. En près de 400 pages écrites pas très gros, le pavé impressionne, à la fois rigoureux, passionné, drôle, délirant, plaisant. Japrocksampler est un bouquin à tiroirs. Assez vite, l’envie s’empare du lecteur d’aller farfouiller sur les blogs à la recherche de sonorités nouvelles. Les groupes japonais ? Certains sont excellents, comme le Flower Travellin’Band, formation hystérique, heavy et mélodieuse que Cope place au pinacle. Exhaustif, l’auteur évoque des cas plus difficiles. Comme tout pays, le Japon aussi a eu ses musiciens expérimento-débiles en sandales. Qu’importe, le périple est magnifique. Depuis les années 90, Julian Cope est un écrivain prolifique. On lui doit une somme sur le rock allemand (Krautrocksampler), deux volumes autobiographiques (Head On et Repossessed) et… deux livres d’archéologie ! The Modern Antiquarium et The Megalithic European, consacrés aux menhirs et aux dolmens, ont même été salués par les spécialistes.
Et la musique ? L’ancien compagnon d’armes de Ian McCulloch — Cope et le patron d’Echo & The Bunnymen ont débuté ensemble dans les pas du tout cruciaux Crucial Three — n’est pas exactement un tire-au-flanc. Après Teardrop Explodes (du post-punk habité par l’esprit des Doors, difficile à écouter aujourd’hui), l’homme a enregistré une trentaine de disques seul ou avec Black Sheep, le collectif de bikers moustachus qui l’accompagne actuellement sur scène. Cela n’étonnera personne, Cope, comme un équivalent british d’Anton Newcombe, a exploré toutes les directions sonores : psychédélisme, hard rock, folk, punk, spoken word… Psychedelic Revolution, son nouveau disque auto-produit est l’œuvre d’un éternel adolescent idéaliste : la chose, qui mêle instruments acoustiques et guitares distordues, est dédié à Che Guevara et à la militante palestinienne Leila Khaled.
Après ce bref topo, nul ne sera surpris d’apprendre que le Drude (son surnom) attend l’équipe de Rock&Folk juché sur le toit de sa voiture camouflée. Il habite une ferme dans la bucolique campagne du Wiltshire, entre Londres et Bristol. L’accoutrement (bottes énormes, gilet de cuir, veste militaire) est plus guerrier que campagnard. Cope pourtant réserva un accueil aussi royal que prévenant. Selon l’expression toute faite, Julian Cope est un type haut en couleur. Littéralement si l’on en juge par la décoration de sa demeure. L’hôte a décoré ses corps de ferme à son image : des instruments de musique fantaisistes partout aux murs, des guitares double manche irréelles, des claviers vintage, des amplis customisés, des Dinky Toys, des affiches punks et psychédéliques, des disques de Black Sabbath encadrés. Il adore aussi peinturlurer de couleurs vives tout ce qui lui tombe sous la main : les portes, les murs, le matériel de musique, son 4×4, les meubles (idée déco : cette table aux couleurs du drapeau américain où des croix gammées remplacent les étoiles). Une taffe d’herbe, un thé et Cope semble prêt. Il prévient : « Si je pars en vrille n’hésite pas à me recadrer ».
Rock&Folk : Quel est le point de départ de ce livre sur le rock nippon ?
Julian Cope : J’ai découvert un jour un groupe nommé High Rise (trio jamonais des eighties) qui n’avait peur d’absolument rien. Ces types prenaient un bout de riff de MC5 ou des Electric Prunes pour en faire autre chose, un truc de motherfucker, très rock, très puissant. En découvrant ça, j’ai trouvé qu’il serait judicieux d’enquêter. C’était presque un devoir. En tant qu’artiste, je trouve qu’il faut aussi faire des choses pour les autres. Découvrir tout ça est utile aux gens, aux artistes occidentaux je pense. J’ai grandi avec le krautrock, j’ai tout de suite su que c’était la plus libre des musiques. À l’inverse, la musique japonaise a été une révélation tardive. Voir comment ces types filtraient les influences occidentales m’a fasciné.
Quel était le propos ? Rendre hommage à une culture nettement moins documentée que le rock anglais ou américain ?
Il n’y avait pas de livre sur le rock japonais, même en japonais ! Une tragédie culturelle. Les Allemands ont un peu connu ça. C’était dur de venir de ces pays après la guerre. Après la guerre, les Américains ont vendu aux Japonais ce que j’appelle une religion Coca-Cola. Ce n’est pas la culture ancestrale japonaise qui m’intéresse, c’est leur adaptation à la modernité, leur faculté à refuser les choses.
C’est un travail d’historien en fait…
Tout à fait. Il fallait deux voix dans le livre. Une voix qui raconte et l’autre, celle du motherfucker. Il fallait que ce soit un livre curieux de tout. Très vite, j’ai trouvé une traductrice, une japonaise qui vivait dans le coin. Une intellectuelle de Bristol qui a mon âge, coup de chance. Elle est devenue littéralement obsédée par le rock de son pays. Elle ignorait même que le rock japonais avait une telle histoire. Et m’a fait découvrir des trucs, du coup…
Pour vous le meilleur groupe se nomme Flower Travellin’ Band. Le Black Sabbath ou le Led Zeppelin local, en quelque sorte…
Oui, c’était le meilleur de son époque. Il arrivait à trouver la bonne formule, occidentale et japonaise à la fois, sans être insipide. Son chanteur était très japonais, il était aussi bon que Damo Suzuki. Très mince avec une super afro ! Des côtés occidentaux sans être ridicule pour autant… Yuya Uchida (le producteur) est allé en Angleterre et en France, mais il a fait en sorte que le groupe garde un côté tokyoïte.
Et les Rallizes dénudés ? Folle histoire, leur bassiste est un terroriste, il a détourné un avion…
Je leur consacre une grande partie du livre. L’histoire de l’avion a valu au groupe d’être surveillé en permanence. Sa musique était d’une violence sans nom également.
Le rocker que vous êtes approuve-t-il toutes les références intellectuelles de ces groupes ? Stockhausen, John Cage…
La musique concrète japonaise est très écoutable. Il se passe des tas de choses dans un disque de musique concrète japonaise. Ce sont des disques gourmands, pleins de surprises. Group Ongaku, c’est bouleversant ! Ces mecs faisaient des trucs de tarés à la Amon Düül I. La couverture du livre dans sa version originale, ces japonais à poil sur les motos (la pochette du premier Flower Travellin’ Band, Anywhere, 1970), ça représente le Japon que j’aime. Pas le Japon de McArthur (le commandant suprême des forces alliées, chargé de la reconstruction après la seconde guerre mondiale). Les personnes qui faisaient ça ont démarré un truc.
Le Pérou m’intéresse
Vous émettez une théorie : les batteurs japonais ne seraient pas très bons…
Ils ne savent pas jouer ! Physiquement, ils n’y arrivaient pas. Souvent, ils se retrouvaient à importer des batteurs, des Philippines par exemple, parfois même des Américains qui étaient dans les forces armées d’occupation. C’est toute une aventure. Les japonais ont eu très peur de toutes les avancées de la culture rock… En tant qu’Anglais, quand je regarde ça à des milliers de kilomètres, je trouve ça magnifique. Je suis un utopiste qui essaie de raconter des histoires jamais entendues, surout lorsqu’elles sont à la porte de plusieurs cultures.
Vous déplorez également la faible consommation de drogues psychédéliques des locaux…
Il faut comprendre que les Japonais sont le produit d’une culture quasiment nazie. Ils ont une certaine acceptation de l’autorité. Au Japon fumer de l’herbe peut vous mettre dans de très sales draps… Durant ma troisième tournée au Japon (avec Teardrop Explodes) nous étions dans un de ces états… Nous étions là pour dix jours, nous avons pris cinq acides chacun. Au pire si on se faisait choper ils nous renvoyaient chez nous… Le plus étonnant c’est que le Japon devient un pays psychédélique sans drogue. Mais quand les Japonais viennent ici, je peux vous dire qu’ils comprennent ce qu’est la drogue. Et ils aiment ça.
Vous êtes un des rares défenseurs de Yoko Ono, pourquoi cela ?
Yoko arrache tout. Elle est la Japonais-Américaine qui a épousé Beatle John et l’a transformé complètement. Elle tirait quelque chose des gens, elle était très forte. Elle est affreusement chiante, c’est ce qui me plait chez elle. Le monde est affreusement mâle, il faut changer ça. À Reading nous étions en robe sur scène. Les gens étaient morts de rire, je n’ai pas compris. Je n’avais pas l’air gay du tout, j’avais un look de dingue ! Mais les gens ont des idées tellement préconçues… Il faut lutter contre ça.
Vous envisagez d’écrire sur d’autres contrées ? L’Afrique ? L’Amérique du Sud ?
Qui sait ? Le Pérou m’intéresse. Ces types ont une sacrée culture de motherfuckers. Je pourrais faire un frogrock sampler, car la France est une putain de nation, hyper cultivée. Malheureusement, je ne crois pas qu’il y ait la matière musicale. À ma connaissance, il y a trop peu de groupes underground pour raconter une histoire. J’aime les groupes français quand ils ne sonnent pas français. Il y a Magma, mais Magma est un genre en soi : le zeuhl. Et puis Magma, ce n’est pas français, c’est kobaïen. Je ne pourrais pas faire l’Italianrocksampler, ce serait trop de la merde. Malheureusement, les Italiens ne peuvent pas s’empêcher de faire de l’opéra. J’ai fait un petit Danksrocksampler, sur le Danemark, il y aurait de quoi faire un livre sur toute la Scandinavie, ça ferait sens. Je vais bientôt aller faire une émission de radio sur le rock scandinave en Nouvelle-Zélande.
Le punk a marché
Qu’avez-vous essayé de faire avec votre nouvel album, Psychedelic Revolution ?
J’ai voulu créer une bande-son païenne utile. Un truc joli, à la fois beau et apocalyptique. J’ai quasiment tout fait moi-même, les synthétiseurs sont faits par Holy McGrail. Il y a des membres de Black Sheep qui chantent dessus. J’ai deux mellotrons, je les ai utilisés, j’ai récupéré les banques de son de Tangerine Dream.
L’album est dédié à Leila Khaled et Che Guevara. Vous êtes révolutionnaires ?
Leila Khaled était une illuminée. Elle a fait son boulot avec une grâce incroyable. Le Che aussi était la rock-star parfaite. C’est l’anti-Américain total. Oui, mon nouvel album est un manifeste politique. Je dis : puisque les gouvernants nous ont mis dans un tel merdier, il faut qu’un révolution ait lieu. Une vraie.
Et votre passion pour les menhirs ?
J’ai écrit deux livres (il apporte deux impressionnants volumes). Celui-ci est sorti en 1998, l’autre en 2004. J’en prépare un autre sur l’Irlande. La France est bien lotie également, mais je me suis dit que les Français ne voudraient pas lire un truc écrit en anglais. J’aime ces monuments comme j’aime le rock. Le seul truc que je sais, c’est que le gnosticisme est le truc ultime. Et le rock’n’roll est le gnosticisme ultime.
Vous aimez des groupes actuels ?
Les années 2000 sont passionnantes. Vous connaissez les Gunslingers ? C’est un groupe français, de Grenoble. Ils ont traduit les 92 strophes de The Mask Of Anarchy, un poème de Shelley. _Rocking Grenoble_… Voilà pour le rock français. Je voudrais citer aussi Hey Colossus, Gnod, Teeth Of The Sea et son trompettiste dément.
Pour être aussi productif, vous menez une vie saine ?
Je suis assez straight. J’ai une vie très cosmique. J’ai une coupe mohican, regarde (il enlève sa casquette). Ma famille est assez cosmique… Ce promontoire que tu vois au fond de la pièce sert pour les séances de yoga d’Albany (sa fille aïnée). Quand on mange, car elle ne mange pas comme nous, elle fait du yoga, et c’est groovy. J’essaie de fournir une atmosphère d’utopie. Quand les filles sont là, quand les Black Sheep sont là, on s’éclate, on se sent bien.
Vous étiez beaucoup plus négatif avant, non ?
En effet. La différence, c’est qu ‘avant j’étais très cynique. Post punk et cynique vis-à-vis du punk. Aujourd’hui, je pense que le punk a marché, en fait. Le meilleur groupe punk était Crass. Le punk était un truc authentique. Je sais que je suis authentique, car je vis mon art à fond. Je suis un pugiliste. Je m’habille comme ça, non pas pour emmerder le monde, mais simplement pour emmerder le voisinage, tout ces culs serrés. Je suis un horrible nazi pour eux. Je ne le suis pas du tout en vrai, mais ça m’amuse qu’ils le pensent.
J’ai arrêté de boire
Vous évoluez en dehors des maisons de disques depuis des années…
Ah, les labels… Je me suis rapidement rendu compte que ma relation avec eux serait très compliquée, à moins d’avoir tout le contröle. Le problème de mes collègues, c’est qu’ils ont besoin de publicité pour se prouver qu’ils existent. Je préfère sortir des albums dans mon coin, sournoisement. Avec internet je suis en relation directe avec les gens. Je ne suis pas passé à la télé depuis 2000 ! Je ne pourrais passer dans aucune émission actuelle, je suppose. Mais William Blake a dit que généraliser, c’est être idiot. Aussi je me fais fort de ne jamais généraliser.
Vous n’avez jamais accepté de reformer Teardrop Explodes ?
J’aimerais mourir en étant sur scène. Mais pas avec les Teardrop Explodes. J’ai une fin plus héroïque en tête…
À quoi carburez-vous ?
Ici, c’est un super endroit pour prendre de l’acide. C’est une interface directe avec les astres, avec mère Nature. Je me mets dans des états assez sauvages. Mais ce n’est pas pour tout le monde…
Le reste ?
La nicotine tue, tout le monde. La caféine est bénéfique, elle marche. J’aime ça. J’ai arrêté pendant sept ans d’en prendre, c’était dur. Quand j’ai recommencé à en prendre c’était excellent. Le sucre n’est pas bon, mais utile. Je ne suis pas sûr que le LSD soit inutile, en revanche. Contrairement à la cocaïne qui ne sert vraiment à rien. La marijuana ? Utile ! L’alcool ? Utile aussi, il faut savoir que j’ai arrêté de boire pendant 21 ans. J’ai recommencé en 2002, et j’aime toujours l’alcool. Je le considère comme une drogue, pas comme un moyen de relaxation, n’est-ce pas. Maintenant, pardonnez-moi, il faut que j’aille aux toilettes.
C’est un livre totalement délirant à réserver aux maniaques de musique. Japrocksampler est une plongée hallucinante dans l’univers méconnu et mésestimé du rock japonais des années 70. Oui, c’est pointu, même impénétrable pour les non-initiés, mais Julian Cope raconte cette aventure hors du commun avec un style tellement délirant et humoristique que ça devient bien vite passionnant. On y rencontre des marginaux et autres chevelus louches qui tentent de mettre en son leur chaos intérieur. Les connaisseurs s’arrachent désormais à prix d’or les disques de figures cultes de l’underground japonais comme Blue Creation ou les Rallizes Dénudés. Ça donne envie d’écouter beaucoup, beaucoup de cette musique pas comme les autres.
«Japrocksampler», somme érudite de la scène nipponne psychédélique des années 70 signée du rockeur britannique Julian Cope, sort enfin en français.
Le 31 mars 1970 au matin, un Boeing 707 de la Japan Airlines reliant Tokyo à Fukuoka est détourné par neuf post-ados – le plus vieux a 21 ans – armés de bombes artisanales et de sabres de samouraï. Ils font irruption dans le cockpit au cri de «nous sommes Ashita no Joe !», personnage de manga orphelin et rusé qui symbolisait alors l’extrême gauche japonaise. Les pirates projettent de dérouter l’appareil sur Cuba. Faute de carburant, ils vont finir leur périple à Pyongyang, en Corée du Nord, où ils obtiendront l’asile politique et une place à vie dans le «Village de la Révolution».
Le rock japonais, ou japrock, vient de se gagner une mythologie : l’un des membres du commando est le dénommé Moriyasu Wakabayashi, bassiste des Rallizes Dénudés. A elle seule, la musique des Rallizes leur avait valu un début de gloire : un déluge de distorsions dont le but manifeste est d’évoquer quelque chose d’aussi brutal que l’invasion de la Mandchourie, une tempête sonique déchaînée par Takashi Mizutani, chanteur-guitariste vêtu de noir, les cheveux descendant jusqu’aux reins, semblant ne jamais bouger un muscle. Suite au détournement, Takashi Mizutani va cependant basculer. Persuadé – sans doute à raison – d’être ciblé à la fois par la police de son pays et la CIA, il adopte dès lors une ligne de conduite dont il ne déviera plus pendant trente ans et qui fit de son groupe le culte pop ultime, celui qui transcende tous les autres : ni enregistrement (le marché pirate se charge de la diffusion), ni interview, et sept à huit chansons seulement, jouées et rejouées sans fin. Toujours plus sèche et nihiliste, cette expression poussera les fans à lui creuser une chambre funéraire sur l’un des flancs du mont Osore, le Mont de l’effroi, celui où, dit la légende, errent les âmes mortes. Inconnus en France, les Rallizes Dénudés devraient l’être un peu moins désormais : le livre Japrocksampler, écrit en 2007 par l’ancien frontman des Teardrop Explodes, Julian Cope, seule porte occidentale donnant sur le monde merveilleux de la musique psychédélique japonaise seventies, sort aujourd’hui en français.
Mégalithes. La vie de l’auteur mérite un bouquin en soi. Tête de pont de la seconde vague merseybeat – le son de Liverpool – au début des années 80, au même titre que Ian McCulloch (Echo & The Bunnymen) ou les frères Head (Pale Fountains), Julian Cope a ensuite entrepris un voyage psychédélique sous LSD de plusieurs années. Durant lesquelles il signa sous son nom un classique new-wave (Fried). Puis, il se mit à écrire des livres sur les mégalithes, qui lui valurent la considération respectueuse des chercheurs et universitaires anglais. En 1995, il signe le meilleur ouvrage jamais écrit sur la musique cosmique allemande du début des années 70, qu’il tient pour «l’un des grands moments de voyance de l’histoire humaine», au même titre que les Lumières ou l’ère Meiji.
En envoyant ses lecteurs se fracasser la tête contre des artistes peu connus aussi important que Cluster, Faust ou Sergius Golowin, Cope y gagna une aura quasi démiurgique. Qu’il utilise aujourd’hui pour exhumer une scène japonaise dont il n’est pas interdit de penser qu’elle valut son pendant allemand, ou pas loin. Elle est plus difficile encore à cerner : sa caractéristique est précisément l’immensité du territoire qu’elle occupe, du punk-rock jusqu’à la musique atonale et un type comme Joji Yuasa, qui écrivait parfois des symphonies avec juste des bruits de papiers froissés. En passant par des musiques de films, certains membres du mouvement Fluxus (comme Toshi Ichiyanagi, le premier mari de Yoko Ono) ou quelques synthèses à haut risque – du genre musique du bayou jouée par des arriérés consanguins, mélangée à de l’avant-garde électronique et des préceptes zen. L’effort nécessaire pour couvrir ce champ-là, déceler les correspondances entre les artistes et tisser les fils biographiques de la cinquantaine d’acteurs qui firent le(s) genre(s) semblait phénoménal… Même l’apprentissage de la langue – Cope s’y est collé pour l’occasion – n’offrait aucune garantie, les ressources étant rares puisque 80% de la musique concernée est oubliée, même au Japon.
Dissolvant. Tout cela pour dire la valeur de ces pages et l’acharnement de l’auteur, qui se sait en mission : «Le multiculturalisme ne signifie rien au Japon, car toute culture extérieure est filtrée par leur propre sensibilité, et y est de ce fait complètement intégrée. Notre propre société multiculturelle est actuellement confrontés aux premières résistances majeures. C’est pourquoi j’ai jugé le moment opportun pour présenter le regard unique que porte le Japon sur le monde, dans l’espoir d’en tirer quelques leçons. Il est parfois nécessaire de prendre du recul par rapport à notre propre culture, afin d’atteindre l’omniscience divine et d’envisager nos propres actions dans le cadre du vaste monde.»
C’est donc le rock comme expérience du monde. Et cette expérience comme appréhension d’un univers mystérieux et lointain. Tellement lointain que l’accumulation des faits et anecdotes rapportés par Julian Cope, loin de lever le voile, obscurcit toujours plus la perception du lecteur-auditeur, renforçant donc la portée magique du sujet. Exemple, les Taj Mahal Travellers : une musique improvisée où l’exécutant n’écoute pas celui qui joue à côté de lui, mais les vibrations du lieu (la cohésion vient donc du fait qu’ils jouent au même endroit au même moment), des instruments incongrus («pierre, branche d’arbre…») ; une façon de s’en servir réinventée (Ryo Koike jouait de sa contrebasse allongé) et l’impression, quand on prête l’oreille à l’un des quatre enregistrements légendaires du groupe, de franchir toutes les limites connues. Autre exemple : Speed, Glue & Shinki. Un combo mené par un Philippin géant défoncé au dissolvant industriel, qui flambait sa batterie à la paraffine avant de jouer une musique lourde, dégradée – «l’Homme est une pute, ma pute est un homme» – et gluante, à laquelle le Philippin mêle curieusement d’authentiques aspirations cosmiques : la course des planètes ou la mort comme continuation de la vie. Aussi, Julius Aernest Caesar (ou Seazer) : co-suicidé par romantisme à 15 ans (la fille y est restée, pas lui), yakuza dans un boxon à 18, poète itinérant et affamé à 20, demi-dieu malsain réécrivant avec des instruments traditionnels (flûtes, biwa, shamisen), traduisant un certain nationalisme, le versant horrifique – invasions, viols, meurtres, parricides – de l’histoire du Japon sur les BO des films de Shuji Terayama. Cope : «Agé de 4 ans, Caesar assista à une éclipse lunaire. Il en fut tellement marqué qu’il déclara à ses parents qu’il était “jaloux de dieu, parce que dieu avait écrit la musique des marées qui faisait monter et baisser les eaux”.»
Odyssée. L’anecdote doit être comprise de façon littérale : du groupe de bikers jusqu’au professeur d’université, ceux qui ont mis le rock japonais sur la carte avaient constamment conscience d’éprouver quelque chose qui les dépassait. A force de recherches et d’écoutes acharnées, Julian Cope parvient à mettre un peu d’ordre dans ce maelström et à relever des constantes : l’influence de l’extrême gauche, la défiance envers les drogues, un niveau d’éducation musicale sans équivalent dans la pop anglo-saxonne, l’obsession du rythme et, il faut le dire, une sorte de vénération souterraine pour le Vincebus Eruptum sorti en 1968 par le groupe californien Blue Cheer, ce kilomètre zéro du style metal.
Pourtant, ce qui frappe surtout, quarante ans plus tard, c’est l’impuissance – souvent avouée, comme dans le cas du Far East Family Band ou des Jacks – à traduire par des sons ce que ces artistes avaient réellement en tête. Ils ont d’ailleurs échoué : pas d’impact commercial en Occident, une influence réduite aux cercles élitistes new-yorkais. Il reste les disques : toujours uniques, risqués, vivants, parfois beaux comme un lever de soleil par temps clair.
Au dos de certaines pochettes figure un numéro de téléphone, des fois qu’un ayant droit veuille se faire connaître… Il n’y a pas (plus) de business : la recherche de certains disques (lire ci-dessous) est une odyssée en soi. Une fois trouvés, ceux-ci coûtent un bras. Ils valent plus encore. La chose la plus folle sur laquelle on est tombé : Smokin’ Cigarette Blues, un truc bruitiste et informe de vingt minutes dont on se demande encore s’il s’agit de musique dodécaphonique, chromatique ou autre. Le compositeur s’appelle Moriyasu Wakabayashi. Tous les ans, une poignée de journalistes viennent lui rendre visite depuis Tokyo. Wakabayashi leur explique alors qu’il coule des jours mornes au «Village de la Révolution» de Pyongyang, Corée du Nord.
Dans Japrocksampler, Julian Cope dégaine la même arme que dans son précédent ouvrage sur la musique cosmique allemande, Krautrocksampler : un top 50 des disques jugés par lui incontournables – il assume la subjectivité de l’entreprise – et qui constitue une excellente base pour appréhender le genre. Œuvres illustrant une pièce de théâtre nô, proto-metal, disque de percus… Cope y met de tout, ces disques ayant déclenché depuis la sortie du livre en anglais en 2007 une véritable chasse au trésor sur le Net. Sur les cinquante disques, on en trouvera facilement (Amazon, Discogs) trente-cinq. C’est plus compliqué pour huit autres. Quant aux sept restant… Que ceux qui débusquent Flight 1 & 2, du groupe folk Itsutsu no Akai Fusen, ou Organs of Blue Eclipse, de Seishokki (personne ne sait à quoi ça ressemble) mesurent leur bonheur. Charitablement, Cope ajoute ici un worst-off : des disques à l’excellente réputation, difficiles à trouver… et qui, selon l’auteur, ne valent rien.