Revue de presse
2 livres et 199 albums pour redécouvrir la Soul et le Funk
La plupart des gens ont toujours eu tendance à désigner simplement comme Soul/Funk les musiques afro-américaines dont l’intensité vocale ou les rythmes groovy nous ramenait à une époque sans smartphone et dans laquelle la musique était un vrai mode de communication. Ces deux cousins germains issus du même arbre généalogique que sont la Soul et le Funk ont pourtant deux identités distinctes dont les histoires ont commencées de l’autre côté de l’Atlantique il y a plus de 50 ans et continuent de s’écrire en 2019 grâce à des artistes comme Lee Fields, Cody Chesnutt, Raphael
Pour résumer on peut dire qu’au début était le Gospel, le Blues, le Jazz, le Rythm’n’ Blues, des musiques du cœur et de l’âme, servant à exprimer les malheurs, puis les revendications du peuple noir au sein d’une Amérique blanche pas encore prête à partager ses richesses. Au fil du temps ces musiques se sont popularisées grâce au travail de nombreux et souvent éphémères labels régionaux qui les ont encadrées et propulsées dans les charts US, certains de ces labels réussissant même à avoir une ampleur nationale, puis internationale comme Motown, Stax ou Atlantic. Le peuple afro-américain s’est ainsi trouvé de nouveaux héros pour accompagner leurs revendications politiques et sociales avec des artistes revisitant sans cesse leur musique pour la faire évoluer au gré des époques jusqu’à nos jours et pour encore certainement très longtemps.
Le premier de ces ouvrages est Move On Up – La Soul en 100 disques de Nicolas Rogès, un jeune auteur fan de Hip-Hop et qui est venu à la Soul à travers les samples des rappeurs US. Passionné par ce qu’il découvre il se met à écrire des chroniques musicales sur les sites Neo Boto, Buggin, Fonkadelica… Il a une approche très axée sur l’aspect historique, avec notamment 80 pages d’introduction ou il est question de singles, de labels, de producteurs, de talents, de succès, de faillites et de l’envers du décor de la scène Soul Américaine.
Le second ouvrage est On The One – L’Histoire du Funk en 100 albums de Belkacem Meziane, un saxophoniste professionnel, conférencier (Les Conférences Musicales de Belkacem), chroniqueur pour le magazine Soul Bag et la New Morning Radio et qui a une approche un peu plus technique et une admiration pour les nombreux musiciens renommés, mais aussi ceux cachés dans l’ombre des géants et qui ont tous contribué à faire vivre le Funk.
On y apprend beaucoup d’anecdotes comme par exemple que dans les années 60 le jeune Jimi Hendrix a joué avec les Isley Brothers, Ike Turner, … avant de quitter les USA pour Londres et d’y connaitre le succès que l’on connait, et ce quelques années avant qu’Eric Burdon, le leader du groupe blues/rock anglais The Animals fasse le chemin inverse pour une nouvelle vie musicale en cofondant le groupe de funk WAR.
On y découvrira l’histoire des Supremes avant l’éclosion de Diana Ross, des Temptations, d’Otis Redding, Sam Cooke, Aretha Franklin, Barry White, Ray Charles, Donny Hathaway, Marvin gaye, Earth Wind &Fire, Isaac Hayes, George Clinton, James Brown, la grande famille Jackson, Prince …
Tous ces artistes sont présentés à travers une sélection de 100 disques. L’histoire de chaque album est racontée et l’on vous propose à la fin d’autres artistes ou albums proches stylistiquement.
C’est une vraie mine d’or pour tous les amateurs avides de connaissance musicale, et même si vous pensez en savoir déjà beaucoup, vous en apprendrez encore plus.
Plusieurs chanteurs ou groupes figurent dans les 2 livres, et ils ont même 1 album en commun, preuve de la proximité de ces 2 styles musicaux. Mais pour savoir lequel il vous faudra les lire car comme dans tout bon livre il faut aller au bout pour en comprendre correctement l’histoire.
Et comme la musique est aussi une histoire de partage, on a eu l’occasion de réunir les 2 auteurs, Nicolas Rogès et Belkacem Meziane, pour leur poser quelques questions :
BENZINE : Pour commencer une question simple : qu’est-ce qui différencie la Soul du Funk ?
Nicolas Rogès : Franchement c’est une question difficile. D’ailleurs, Belkacem et moi avons quelques artistes en commun dans notre sélection d’albums. Plusieurs fois quand j’écrivais le bouquin je me suis demandé si l’album que je souhaitais inclure était de la Soul ou du Funk. Notamment quand j’ai voulu mettre un album de Sharon Jones & The Dap Kings. J’ai choisi 100 Days, 100 Nights car il y avait selon moi une plus grande emphase sur les parties vocales, et moins sur le rythme.
Les frontières sont très minces pour beaucoup de personnes, d’ailleurs quand tu vas chez un disquaire il y a souvent un rayon Funk/Soul et pas des rayons séparés. Après on en revient toujours aux mêmes débats selon moi, on aime souvent coller des étiquettes aux chansons que l’on écoute. Si l’on va par-là, la Soul n’existe pas en tant que genre musical d’ailleurs. C’est quelque chose qui est né d’un contexte social et pas vraiment d’un mouvement sonore. C’est un terme indéfinissable, presque symbolique.
Comment le différencier d’un autre genre musical dans ce contexte ?
Ça me fait penser à une discussion que j’ai eue avec un gars qui travaille sur un documentaire sur Marvin Gaye et le procès qui a opposé ses ayants-droits avec Pharrell Williams et Robin Thicke qui ont repris les éléments de Got To Give It Up pour faire Blurred Lines. Pour lui le cœur du procès résidait dans le fait que Marvin était un monstre sacré d’un genre sacré, la Soul, une musique indéfinissable et donc intouchable. J’ai trouvé cela hyper intéressant comme manière de voir les choses. Pour moi la différence entre la Soul et le Funk est donc une question de feeling, de voix qui s’opposent à un rythme plus brut et rudimentaire.
Belkacem Meziane : Déjà la Soul et le Funk se distinguent historiquement car la Soul a précédé le Funk de presque 10 ans. Elle est la fille du R&B originel et du Gospel avec des touches de Country. Le Funk arrive ensuite avec ce bagage auquel il ajoute le Jazz avec une part de Rock indéniable.
Ensuite ce sont dans les termes, la Soul c’est l’âme donc un terme religieux qui correspond bien à l’époque ou la religion aide le combat politique. Le Funk lui est un terme « vulgaire » qui renvoie au sexe et donc plus en lien avec le Blues et la musique du diable !
La Soul se conçoit en chansons et le funk en termes de groove, de rythme, d’interactions qui rappellent les improvisations du Jazz.
La frontière est mince pour certains artistes, mais elle est très claire pour d’autres. Mais tous utilisent le background musical historique du Blues et du Gospel pour évoluer.
En termes de business la Soul a été créée par des labels avec une identité et un son comme Motown ou Stax. Le Funk est plus lié à des individualités fortes ou des logiques de groupes. La Soul a pour intention de charmer l’oreille et le cœur, alors que le Funk a clairement pour objectif de faire danser et a aussi une dominante sexuelle forte. Mais comme l’a dit Nicolas, la frontière est parfois difficile à trouver, en tous cas pour les 70’s.
Nicolas : Je suis d’accord avec Belkacem, mais quand tu prends certains albums de Stax considérés quasiment tous comme de la Soul, tu as cette alliance entre voix Gospel, R&B originel très influencé par le Blues, et mise en avant du rythme avec improvisations … Pour moi c’est l’exemple que Soul et Funk se mélangent parfois tellement qu’il peut être compliqué de dire qu’il y a des scissions évidentes de style.
Comme beaucoup de gens nés dans les années 70, j’ai grandi au son d’Earth Wind & Fire, Kool & The Gang, Barry White, Rick James … mais mon premier vrai coup de cœur ce fut après avoir entendu Candi Staton. Et vous qui est-ce qui vous a fait devenir accro à cet univers ?
Nicolas : Né en 1991, la musique de ma génération est le Rap, et j’ai commencé par écouter sans me poser de questions. Mon père étant un grand amateur de musique, il écoutait plein de choses chez moi, mais n’a jamais accroché au Rap. Il me faisait toujours découvrir de nouveaux artistes, la plupart liés au Rock, jusqu’au jour où il m’a donné une compilation d’Otis Redding. Je devais avoir 12/13 ans. Je me souviendrai toute ma vie de la première fois que j’ai entendu cette voix incroyable sortir des enceintes. Cela a changé ma vie, je crois que je n’avais rien entendu de semblable. A partir de ce moment-là j’ai été obsédé par la Soul, et tout ce qui se rapproche de la Soul Sudiste plus particulièrement.
Belkacem : Alors moi je suis vieux, je suis né en 1974 ! J’ai grandi en banlieue parisienne dans une famille d’origine maghrébine et la musique que tout le monde écoutait était le Funk, la Soul, donc Barry White, James Brown et tous ceux que tu cites. Dès l’âge de 6/7 ans ces noms m’étaient familiers mais bien sûr en grandissant j’ai découvert beaucoup d’artistes majeurs qu’on écoutait moins. Par contre moi c’est Prince qui a été le déclencheur de ma curiosité et c’est grâce à lui que je suis arrivé à Jimi Hendrix, George Clinton, Sly Stone ou Miles Davis.
Vous vous souvenez du premier disque acheté avec votre propre argent ?
Nicolas : Mon premier disque ça doit être Nellyville du rappeur Nelly. On peut le considérer comme has-been aujourd’hui mais je ne renierai jamais ça dans la mesure où cela m’a permis de découvrir le Rap, qui m’a amené ensuite à la Soul. En Soul il me semble que ce devait être Otis Blue d’Otis Redding. C’est vraiment le chanteur de Soul avec qui tout a débuté pour moi.
Belkacem : Moi j’avais acheté des maxi du label Prelude dans un magasin qui les soldaient 10 francs, et c’était avec mes premiers deniers gagnés au marché (j’avais 13/14 ans). C’est au même moment que j’ai acheté Parade de Prince, vers 1986/87, car j’étais déjà tombé malade de sa musique.
On entend souvent parler de groove, Belkacem, toi le musicien, tu peux nous expliquer ce que c’est que le groove ?
Belkacem : Le groove c’est l’imbrication entre des éléments rythmiques, mélodiques et harmoniques, c’est-à-dire des cellules répétées qui prennent leur place dans une organisation rationnelle à la base, et qui échappent ensuite à cette rationalité quand ce sont des humains qui les reproduisent en live. Le groove c’est la force qui fait avancer un morceau et qui réunit les musiciens. On part d’une boucle répétitive et celle-ci se transforme en véritable discussion qui débouche sur l’envie de danser. On peut ajouter que le groove ne concerne pas que le Funk, AC/DC, Led Zeppelin, Red Hot Chili Peppers, Nerd, Bruno Mars …, tout cela groove aussi, et dans la Soul pas besoin de préciser que les MG’s, les Funk Brothers ou les Meters groovent à mort !
Quel artiste ou groupe français actuel perpétue selon vous le mieux cet esprit du groove ?
Belkacem : Depuis les années 90 toute la scène qui gravite autour de la Malka Family et Juan Rozoff sont les détenteurs de ce groove. Gréements de Fortune, Horndogz… mais aussi des groupes comme Electro Deluxe, Headbangers, Headshakers, Soyouzz, Big Hustle, Hocus Pocus, Malted Milk … dans des inspirations plus Jazz, Blues ou Hip-Hop en sont les garants français actuels.
Nicolas : J’ai beaucoup aimé le dernier disque des Malted Milk, je trouve qu’ils arrivent à mélanger plein d’influences et c’est super sympa. Electro Deluxe fait des trucs très cool aussi, même si je n’écoute pas beaucoup. Sinon j’ai découvert à Montréal un groupe francophone excellent, The Brooks, que je vous invite à découvrir si vous ne connaissez pas.
Je profite du sujet pour mettre en avant le travail de Fabrice Garcia au Saint-Paul Soul Jazz Festival dans la petite ville de Saint-Paul, qui monte tous les ans un festival absolument génial de Soul/Funk/Gospel et qui invite régulièrement des artistes français. Son festival s’est imposé comme une référence mondiale et c’est le fruit d’un travail passionné qu’il faut mettre en avant pour faire rayonner la scène Soul/Funk de chez nous.
Nicolas, tu es venu à la soul à travers les artistes de hip-hop qui puisaient dans ce vivier musical pour concevoir leurs musiques, tu aurais dans ta sélection de 100 albums des morceaux à nous citer qui ont servi à fabriquer des tubes hip-hop ?
Nicolas : Instinctivement je pense à Share What You Got, Keep What You Need des Modulations et qui a été samplé par Common sur It’s Your World. A Is It Because I’m Black de Syl Johnson qui a servi au Hollow Bones du Wu Tang Clan, à Move On Up de Curtis Mayfield qui a été samplé par Kanye West sur Touch The Sky, à Inner City Blues de Marvin Gaye samplé par The D.O.C sur The Formula…
La musique noire ne cesse de s’auto alimenter, c’est beau à voir et ça permet à un genre comme la Soul d’accéder à une forme d’éternité, et à des générations différentes de la découvrir à chaque fois sous des formes différentes. Des groupes de Rap de la Côte Est des années 90 doivent beaucoup à la Soul. Un gars comme RZA et plus récemment Kanye West, deux grands artistes, ont basé leurs débuts de carrière sur des samples obscurs de Soul et continuent d’en utiliser.
On se rend compte à la lecture de vos livres que le jazz, le blues, le rock et même la pop et le psychédélisme ont eu une influence importante sur la soul et le funk. Selon vous quelle influence la soul et le funk ont sur les musiques actuelles ?
Nicolas : Récemment, on a vu l’émergence d’artistes comme Bryson Tiller, Summer Walker, Mahalia, Jorja Smith…, ils font une musique assez différentes de celles des Chris Brown, Tyrese, Tank, Avant, R.Kelly et autres tauliers de la scène R&B contemporaine. Ils reviennent à un son plus organique, simplifié, avec une vraie mise en avant des parties vocales qui rappelle la Soul des années 60, comme un retour vers les origines. C’est intéressant à voir je trouve, on ressent clairement l’influence d’une Soul dépouillée.
De même dans la scène Rap underground des environs de New York, à Buffalo, des gars comme Conway ou Westside Gunn qui ont un sacré buzz en ce moment basent quasiment tous leurs sons sur des boucles de Soul. C’est le socle de leur musique et c’est beau de voir qu’elle a énormément de succès, ça montre que la Soul peut servir de point de départ à des genres totalement différents, sans sonner anachronique. Roc Marciano fait beaucoup ça aussi.
Belkacem : Alors par rapport au Funk, on peut dire qu’il a accompagné l’évolution de la Dance Music, et reste une source primordiale. Disco, House, New Jack Swing, R&B, Dance, Hip-Hop, Electro, French Touch…, toutes ces musiques ont un ancrage fort dans le Funk. Le sample a été très important dans le Hip-Hop et Zapp, George Clinton ou Kool & The Gang ont fourni la majorité des samples du Hip-Hop à une époque, sans compter James Brown. Le Funk est vivant dans les carrières d’artistes aussi différents que Janelle Monae, Justin Timberlake ou Pharell Williams.
Quel est votre album soul/funk coup de cœur de 2019 ?
Nicolas : J’ai bien aimé Green Balloon de Tank & The Bangas, l’album n’est pas parfait mais il part dans tous les sens comme un patchwork de 100 ans de musique noire. C’est délirant, parfois profond, et en concert c’est hallucinant. J’adore leur énergie, et cela se retranscrit sur disque, c’est très divertissant et bien foutu.
Belkacem : Moi j’ai bien aimé Made In Pieces de Pieces Of A Man, un côté Nu-Soul Electro avec une nostalgie Soul 70’s évidente.
Nicolas : Black Pumas m’a aussi mis une énorme claque.
Quel album conseilleriez-vous pour un premier rendez-vous amoureux ?
Nicolas : You Got My Mind Messed de James Carr, la quintessence de la Soul pour moi ! Il y a tout là-dessus, la chanson titre est splendide.
Belkacem : Un album de Prince, genre Lovesexy, ou quand même il y a l’amour mais aussi le sexe.
Quels sont vos projets pour 2020 ?
Nicolas : Mon premier roman devrait sortir vers le milieu de l’année, à peu près en même temps qu’un bouquin sur Kendrick lamar et son label TDE.
Belkacem : Moi je vais me concentrer sur ma musique, travailler mon saxophone et me remettre à la composition, chose que j’ai peu travaillé ces 10 dernières années.
L’interview est diponible en ligne sur le site de Benzine
Rebecca Manzoni décortique le tube de Marvin Gaye et mentionne une nouvelle fois le livre de Nicolas Rogès.
À réécouter sur France Inter, évidemment.
Rebecca Manzoni décortique le tube de Stevie Wonder et en profite pour parler de l’anthologie de Nicolas Rogès.
“Dans un excellent livre intitulé Move On Up – La soul en 100 disques, Nicolas Rogès explique qu’en 1972, au moment où Stevie Wonder publie cette chanson, la musique soul est en plein désenchantement. L’assassinat de Martin Luther King en 1968 a floué les espoirs nés de la lutte pour les droits civiques et les thèmes du ghetto, de la drogue, du chômage qui enferment les Afro-américains envahissent les disques, signés Marvin Gaye ou Curtis Mayfield.”
C’est ICI que ça se passe, sur le site de France Inter
Depuis l’annonce de sa mort, les tubes de la chanteuse tournent en boucle. Superbes, certes, mais pas autant que «One Step Ahead», chanson qui résume parfaitement cette facette intimiste moins connue de la reine de la soul.
On pourra dire ce que l’on veut. Oui, Aretha Franklin savait ensorceler les foules, les faire danser. Oui, elle était une artiste militante, proche de Martin Luther King, à l’enterrement duquel elle a chanté en 1968. Oui, ses tubes Respect, Think, (You Make Me Feel Like A) Natural Woman ou encore Chain Of Fools sont ceux qui resteront avant tout dans les mémoires. De magnifiques titres, d’ailleurs. Mais peut-être qu’au-delà de tout cela, ou plutôt avant tout cela, ce qui reste le plus marquant chez la Reine de la soul, ce sont ses ballades, notamment celles de son début de carrière. Et parmi les nombreuses chansons de ce type qu’on trouve dans sa discographie, One Step Ahead reste très certainement la plus belle d’entre toutes.
Le calme avant la tempête
Ici, pas de rugissement, peu de gospel, pas d’arrangement mirobolant. C’est la simplicité qui prime. Mais attention, avec Aretha Franklin, la simplicité n’est déjà plus à la portée des autres chanteuses. Elle joue dans une autre catégorie, celle des Diana Ross, des Etta James ou des Nina Simone. Celles qui savent allier technique vocale et émotion à la perfection. One Step Ahead, écrite par Eddie Snyder et Charles Singleton, n’est pas accessible au commun des mortels, alors que la chanteuse ne force même pas. C’est ça, une grande interprète.
Lorsqu’Aretha Franklin sort ce single en 1966, cela fait dix ans qu’elle est signée par la maison de disques Columbia. L’année suivante, elle passera chez Atlantic, et sortira son album phare, I Never Loved A Man The Way I Love You, sur lequel figure, entre autres, l’hymne féministe Respect. «Le passage d’Aretha Franklin de Columbia vers Atlantic, donc de New York jusqu’aux studios sudistes du Muscle Shoals, c’est le symbole d’un changement dans la soul, explique Nicolas Rogès, auteur du livre Move On Up, La soul en 100 disques (Le Mot et le Reste, 2018). Les producteurs, notamment Jerry Wexler à Atlantic, se sont dit qu’il y avait une nouvelle forme de soul qui se développait dans le Sud, plus brute, plus proche de ce que les Noirs américains voulaient écouter. C’était l’époque de Martin Luther King, de Malcom X etc. La côté ballade d’Aretha Franklin se situe plutôt avant, du côté de sa carrière chez Columbia.»
La palette d’émotions
Justement, avant, c’est One Step Ahead. Il y a une émotion dingue dans ce morceau. Une simplicité qui, lorsqu’elle est alliée à une composition bien sentie, provoque immédiatement un potentiel tube. Pourtant, la chanson commence fort, avec des orchestrations de cordes lancinantes, basse, batterie, deux guitares, et ce qui semble être un Rhodes Fender bien planqué. À l’époque, Aretha Franklin a 24 ans, et dès qu’elle prend la parole, qu’elle entonne le premier couplet, cette dualité si particulière retentit. Les deux premiers mots, «I’m only», sonnent presque enfantins. Mais dès qu’elle dit «one step», la grande fille est lâchée. Celle qui a eu son premier enfant à l’âge de 13 ans, qui démarre sa carrière dans la foulée, qui aura un second fils à l’âge de 14 ans, celle dont le père, star du gospel, a aussi su manier la dualité entre païen et sacré, entre bigotisme et furie profane. Ces deux mots, c’est la chanteuse de ballades qui est en train d’exploser.
Très vite, elle redevient sensuelle en chantant «ahead of heartbreak» (face au chagrin d’amour), puis malicieuse sur «one step ahead of misery» (une longueur d’avance sur le malheur). Ensuite, elle laisse sa voix éclater un peu plus: «one step is all I have to take backwards» (un pas, c’est tout ce que je dois faire, en arrière). Et redevient lancinante: «to be the same old fool for you I used to be» (pour être la même idiote que j’ai été pour toi). Elle n’a pas prononcé quatre phrases que la palette d’émotions est déjà plus large que celle de n’importe quelle bimbo tentant de rentabiliser sa voix correcte.
S’il y a un instrument qui se détache de ce titre, c’est la guitare. Sur les couplets, elle effectue ce que l’on appelle des cocottes, c’est-à-dire de petites notes étouffées, entre rythmique et mélodie. Elle donne à One Step Ahead un groove léger, une couleur discrète. Une technique très utilisée par les guitaristes soul de l’époque (sur consigne des producteurs, bien évidemment), particulièrement efficace lorsqu’elle est mobilisée avec des orchestrations de cordes massives et omniprésentes. Ces cocottes symbolisent la séparation entre l’orchestre et le groupe guitare-basse-batterie, de manière à ce que les cordes ne soient plus considérées que comme un seul instrument, au même titre que les autres.
L’amour addictif et immuable
One Step Ahead, c’est aussi une structure. Nous ne sommes pas ici dans un classique couplet-couplet-refrain-couplet-refrain-couplet-refrain-refrain, ou A/A/B/A/B/A/B/B. Il y a deux couplets, puis un pont, puis un couplet. La chanson est courte, mais surtout, ce choix permet une chose primordiale: faire en sorte que ce pont soit un instant unique, qu’il raconte quelque chose qui relève de l’instant présent.
Quand Aretha Franklin chante «Your warm breath on my shoulder / Keeps reminding me / That it’s too soon to forget you / It’s too late to be free, can’t you see » (Ton souffle chaud sur mon épaule / Ne cesse de me rapeler / Qu’il est trop tôt pour t’oublier / Il est trop tard pour être libre, ne le vois-tu pas), elle se souvient d’un sentiment précis, qui la fait enfin sortir de sa retenue romantique.
Mais dès les derniers mots de ce fameux pont, elle redescend, accompagnée des cordes, pour lancer le dernier couplet. Comme si elle avait retrouvé ses esprits après s’être égarée dans des souvenirs sensuels et douloureux. À la fin du morceau, elle chante «cause one step ahead is a step too far away from you» (car un pas de plus et je serai trop loin de toi) . Elle le répète, en boucle, comme si ce constat d’amour addictif était immuable, allait la suivre toute sa vie, même en dehors de ses disques. C’est fort.
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L’intégralité de l’article est disponible sur Slate
Décédée à l’âge de 76 ans, Aretha Franklin a, très tôt dans sa carrière, imposé un discours engagé à sa discographie. Avec notamment le titre Respect, considéré comme son plus grand tube, elle s’est faite tantôt féministe, voix de la lutte pour les droits civiques, ou proche de Martin Luther King.
Il n’y avait qu’une seule reine de la soul. Aretha Franklin s’est éteinte à l’âge de 76 ans des suites d’un cancer du pancréas contre lequel elle se battait depuis 2010. À son actif, une ribambelle de tubes tels que I Say A Little Prayer, Think, (You Make Me Feel Like A) Natural Woman… Mais une de ses chansons a encore plus marqué à jamais l’histoire de la musique américaine : Respect.
Une chanteuse avant-gardiste
C’est le titre qui l’a révélée au grand public. Sorti en 1967 sur son album I Never Loved A Man The Way I Love You, c’est un hymne féministe très avant-gardiste. Pourtant, ce que le public ignore bien souvent, c’est qu’il s’agit d’une reprise d’une chanson d’Otis Redding datant de 1965.
« La version d’Otis Redding, c’était presque une chanson machiste, explique Nicolas Rogès, auteur de Move On Up, La soul en 100 disques (Le Mot et le Reste, 2018). Le fait qu’Aretha Franklin reprenne ce thème-là était assez osé pour l’époque. Déjà, il était rare que les chanteuses de soul aient autant de succès que celui qu’elle a connu avec I Never Loved A Man. Et c’était d’autant plus rare qu’elle prenne position en disant : “Je suis une femme forte, je m’impose, je tape des poings sur la table, et je demande aussi le respect quand je rentre à la maison”. Ça a fait basculer sa carrière vers des hauteurs incroyables. »
On dit bien souvent que la soul music a commencé à devenir militante après 1970, sous l’impulsion de chanteurs tels que Marvin Gaye ou Curtis Mayfield. Mais les choses sont un peu plus complexes. Aretha Franklin en est la preuve.
Son père, le révérend Franklin, était pasteur mais aussi une grande star du gospel – grâce à cette généalogie, elle enregistre ses premières chansons dès ses 14 ans.
« Le gospel était un monde assez fermé, confidentiel, continue Nicolas Rogès. Il était le premier à avoir des super costumes, des super bagnoles, de superbes filles… La communauté gospel l’a d’ailleurs beaucoup critiqué pour cela. Aretha Franklin est née dans cet univers qui ne faisait pas la distinction entre la musique profane incarnée par le rhythm and blues, et la musique gospel plus religieuse. Son père était proche de Martin Luther King, ça l’a aussi beaucoup marquée. »
Toucher le public blanc en restant militante
Si Respect est une chanson qui laisse transpirer la détermination d’Aretha Franklin, ça n’est pas tout à fait le cas de l’album I Never Loved A Man The Way I Love You, encore très largement dominé par les chansons d’amour.
Ça n’est que quelque temps plus tard qu’elle se mettra à interpréter des titres militants tels que Spanish Harlem, Border Song ou encore Chain Of Fools, qui est une chanson frontale dans la lutte contre la guerre du Vietnam. « J’aime dire que même si les chanteurs de soul ne sont pas toujours très engagés, leur symbole, ce qu’ils représentent est déjà quelque chose d’énorme », ajoute Nicolas Rogès.
Dès 1968, Aretha Franklin fait hommage à l’amitié de son père en chantant lors de l’enterrement de Martin Luther King. Elle se rapproche progressivement des thèmes afrocentristes, comme a pu le faire Nina Simone avant elle. Mais son véritable tour de force, c’est de réussir, dans le même temps, à conquérir massivement le public blanc.
Nicolas Rogès le confirme : « Il faut savoir que lorsqu’un album se vendait à des millions d’exemplaires, comme ce fut le cas pour I Nover Loved A Man The Way I Love You, par exemple, c’est qu’il touchait le public blanc. Elle a réussi à toucher les deux publics, elle l’a fait plus que n’importe quel autre artiste à cette époque. »
Le comédien Dick Gregory aura cette phrase : « Vous entendiez Aretha trois ou quatre fois par heure. On n’entendait Martin Luther King que dans les informations. » Preuve de l’impact que pouvait avoir cet artiste sur un public noir de plus en plus consommateur de musique, et de plus en plus investi dans la lutte pour les droits civiques. Par son aura et sa notoriété, elle a contribué à l’émancipation de sa communauté. Rares sont les artistes pouvant en dire autant.
Lisez l’article sur le site de Ouest-France
La “reine de la soul” s’est éteinte. Aretha Franklin est morte jeudi 16 août dans la matinée, dans sa maison de Detroit (Michigan, Etats-Unis), a annoncé son agent à Associated Press (en anglais). La chanteuse américaine, “gravement malade”, était âgée de 76 ans. L’interprète de Think et Respect souffrait d’un cancer du pancréas depuis 2010. Elle avait annoncé la fin de sa carrière en 2017.
“Nous ne pouvons pas trouver les mots pour exprimer notre douleur, ont réagi ses proches dans un communiqué. Nous avons perdu notre matriarche et le pilier de notre famille.” De nombreux fans et célébrités avaient adressé des messages de soutien à la chanteuse, après l’annonce de la détérioration de son état de santé. “Nous avons ressenti votre amour pour Aretha et nous sommes réconfortés par l’idée que son œuvre va perdurer.”
Une autodidacte du piano
La carrière d’Aretha Franklin a marqué l’histoire de la musique. “Lady soul”, comme elle était surnommée, a vendu 75 millions de disques, obtenu 18 Grammy Awards (pour 44 nominations) et accumulé 25 disques d’or. Autrice-compositrice et pianiste, née en 1942 à Memphis (Tennessee), elle incarnait aussi bien la soul music du sud des Etats-Unis que le gospel, le funk, le rhythm & blues et le jazz.
Enfant, elle apprend seule le piano et chante dans l’église de son père, pasteur et militant des droits civiques. A l’âge de 14 ans, elle signe chez Columbia Records, mais ne connaît véritablement la gloire qu’avec son premier album pour Atlantic en 1967, I Never Loved a Man (The Way I Love You). “Si une chanson parle de quelque chose que j’ai vécu ou qui aurait pu m’arriver, c’est bien, racontait la chanteuse au magazine Time en 1968. Mais si elle m’est étrangère, je ne pourrai rien lui prêter. Parce que c’est ça la soul, juste vivre et réussir à se débrouiller.”
Les tubes s’enchaînent : Baby I Love You, (You Make Me Feel) Like a Natural Woman, Chain of Fools et surtout Respect, adoubée cinquième meilleure chanson de tous les temps par le magazine Rolling Stone. Respect est devenu l’un des hymnes des mouvements pour l’égalité des Noirs et des femmes dans les années 1960. Ce tube composé par Otis Redding lui offrira en 1967 ses deux premiers Grammy Awards. “Elle a complètement réinterprété et réarrangé cette chanson à sa sauce en le transformant en hymne féministe”, explique Nicolas Rogès, auteur du livre Move On Up : la soul en 100 disques.
Proche de Martin Luther King
Dans les années 1960, Aretha Franklin s’engage dans le mouvement des droits civiques. “C’était un symbole pour la communauté noire américaine, poursuit Nicolas Rogès. Elle était très proche de Martin Luther King, elle a même chanté à son enterrement [en 1968]. Elle incarnait la dimension de la soul qui n’était pas uniquement une musique mais aussi un symbole pour la communauté afro-américaine.”
Elle enchaîne les albums à succès comme Jump to it en 1982 ou Get it Right en 1983. Mais sa vie personnelle est plus difficile. “J’ai appris beaucoup de choses à la dure”, confiera-t-elle. Sa mère, qui avait quitté le foyer quatre ans plus tôt, meurt lorsqu’elle a 10 ans, et elle-même accouche de son premier fils à l’âge de 13 ans. Ses deux mariages sont des échecs et elle connaît des problèmes d’alcoolisme. Son père, victime des balles d’un cambrioleur en 1979, tombe dans le coma et meurt plusieurs années plus tard.
En 2005, elle reçoit du président George W. Bush la médaille de la Liberté, la plus haute distinction américaine pour un civil. Elle chante pour l’investiture de Barack Obama, premier président noir des Etats-Unis, impériale sous un chapeau gris, lors d’une cérémonie chargée d’émotion, en janvier 2009.
“Une influence majeure sur des générations”
”À la manière de Ray Charles ou de Sam Cooke, qui faisaient partie de ses idoles, elle a emmené la soul dans une autre dimension à partir de la fin des années 60”, a estimé sur franceinfo Nicolas Teurnier, rédacteur en chef de Soul Bag. Il évoque notamment “une influence majeure sur des générations d’artistes qui s’en réclament encore aujourd’hui”. “Elle a vraiment marqué à jamais l’histoire de la musique au sens large. Ce n’est pas la peine de la limiter à l’étiquette soul, ça dépasse largement toutes les étiquettes”, a-t-il commenté.
L’artiste, à qui un cancer avait été diagnostiqué en 2010, recevait depuis plus d’une semaine des soins palliatifs à son domicile de Detroit. Les détails concernant l’organisation de ses obsèques seront communiqués dans les prochains jours.
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Elle peut avoir chanté des ballades soul, des sons disco et embrassé les sonorités nu-jack, Aretha Franklin a su rester fidèle à ses racines gospel. Un fil d’Ariane qui lui permettait de retrouver son public peu importe les tendances et peu importent ses errements musicaux.
Que retenir d’Aretha Franklin en priorité ? Ses tubes tels que “Respect” ou “Think” ? Son engagement pour les causes afro-centristes ? Ses ballades envoûtantes ? Peut-être que tout cela se résume en une chose : sa voix. C’est elle qui porte toute sa personne, qui est reconnaissable entre mille, qui donne à la discographie de la chanteuse décédée jeudi à l’âge de 76 ans une cohérence, une constance. Qu’elle officie sur de la soul type Motown ou plus sudiste, sur du disco ou sur des morceaux tirant sur le r’n’b plus nu-jack, sa voix n’a pas changé. C’est le fil rouge de sa carrière, ce qui la rattachera toujours à ses racines, même sur des albums très produits comme ceux qu’elle a pu sortir durant les années 1990–2000. La voix d’Aretha Franklin est un repère, et ce qui la définit le mieux se résume en un mot : gospel.
Fille d’une star du gospel
Le gospel, c’est la base musicale d’Aretha Franklin. Elle fait partie de ces artistes soul qui ont tout appris de cette musique, comme Curtis Mayfield ou Donny Hathaway. D’autres, comme Minnie Riperton ou Diana Ross, en proviennent, mais ont perdu cette filiation (ça n’est pas un jugement de valeur). Ceux qui sont de la catégorie d’Aretha Franklin sont restés extrêmement attachés au gospel, y reviendront à de nombreuses reprises durant leur carrière. Il faut dire que la Reine de la Soul a baigné dedans, et pas qu’un peu.
Son père, le révérend Franklin, n’était pas n’importe qui :
“C’était une superstar du gospel, raconte Nicolas Rogès, auteur du livre Move On Up, La soul en 100 disques (Le Mot et le Reste, 2018). Il était du genre à aimer les belles voitures, les belles femmes, les beaux costumes… Cela pouvait être assez mal vu dans le milieu, puisque c’est une musique religieuse. Il était de ceux qui transgressaient, qui transformaient la musique sacrée en musique profane. Aretha Franklin a grandi là-dedans, casser les codes et les conventions ne lui faisait pas peur.”
Le passage déterminant de Columbia à Atlantic
Les dix premières années de sa carrière, passées chez la maison de disques Columbia, sont celles qui la verront embrasser les ballades soul et les chansons parfois plus radiophoniques, plus dans les clous. Avec de superbes réussites, d’ailleurs. Mais c’est passant chez Atlantic que le gospel fait son grand retour dans sa discographie. Lorsque les arrangements sont plus massifs, les chœurs plus grandiloquents, il transpire. Car en quittant Atlantic, elle part enregistrer dans les mythiques studios de Muscle Shoals, en Alabama. Difficile de faire plus gospel comme destination.
“Le truc avec cette chanteuse, c’est qu’elle a une putain de voix, ajoute Nicolas Rogès. Tu peux la mettre sur des arrangements soul, disco ou nu-jack, elle reste là, point. Elle a un timbre très gospel, ça ne part pas. Dans n’importe lequel de ses albums, on a l’impression d’entendre un peu de gospel, c’est obligatoire. Al Green, c’était un peu la même chose. Les chanteurs de soul sudiste se distinguaient certes par des arrangements différents de ceux de la Motown de Detroit, mais aussi par leurs voix plus rauques, plus brutes. Ça donne des frissons, c’est assez peu descriptible. C’est aussi ça la soul.”
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Lisez l’intégralité de l’hommage à Aretha Franklin sur Konbini
Ludique et pédagogique, l’exercice de la “discothèque idéale”, auquel se prête régulièrement Soul Bag, est très populaire en ce moment. Après Olivier Cachin, Christian Eudeline et quelques autres, c’est au tour de Nicolas Rogès de présenter sa sélection.
Après une synthèse stimulante de l’histoire du genre – dont il exclut, sans trop le justifier, le disco et le funk –, chacun des albums choisis fait l’objet d’une présentation en deux pages, reprenant la pochett de l’album mais sans détails discographiques (pas même l’identité du producteur, pourtant un des éléments cruciaux de l’histoire de la soul), dans laquelle l’auteur situe chaque disque tant au regard de la carrière de l’artiste que du contexte socio-politique. Le choix de centrer le projet sur les albums a évidemment un impact sur la représentativité de la sélection, en limitant la place des scènes ayant privilégié le format 45-tours, comme celle de La Nouvelle-Orléans, mais le résultat, tout en reflétant évidemment les goûts personnels de l’auteur – visiblement peu sensible, par exemple, au son soul des années 1980, à peine esquissé – est convaincant, mêlant les classiques évidents et obscurités relatives bien choisies (Sam Dees, Larry Saunders, Doris Duke…). La limite quantitative impose bien sûr quelques impasses – Ben E. King ou Percy Sledge sont renvoyés aux disques “également conseillés” en bas de page – mais a le mérite d’ouvrir le débat, et l’ensemble s’avère cohérent. L’inclusion d’inédits posthumes et de compilations tardives à leur date de publication a pour effet de rompre de façon un peu artificielle la chronologie, mais le tout se lit avec plaisir, aussi bien dans la continuité qu’en picorant au fil de l’inspiration, et donne envie de se replonger dans les enregistrements évoqués.
Nicolas Rogès invité de France Bleu Isère pour la chronique Mieux vaut Star que jamais !
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Bien qu’elle soit populaire et incontournable encore aujourd’hui, rares sont ceux qui sont capables de fournir une définition précise de la soul. Paradoxe surprenant. Partant de cet écueil, Nicolas Rogès, rédacteur entre autres pour Soul Bag, mène dans son premier livre une étude passionnante sur cette musique passée dans les moeurs, de ses évolutions et de sa place au sein de l’Amérique qui l’a vu naître. Publié aux éditions Le Mot et le Reste, cet ouvrage témoigne à la fois d’un excellent travail de recherche et d’une passion que l’auteur souhaite, et parvient, à partager.
La première partie constitue une introduction sur ce style en apparence indéfinissable car fondamentalement crossover. Bien que la soul telle qu’on l’entend soit indissociable de son héritage blues, gospel et même doo-wop, l’auteur voit cette musique comme fortement empreinte de rhythm & blues. Il la considère même comme une étiquette permettant à la musique noire des années 1960 de se détacher du rock et de s’affirmer au sein du paysage culturel de l’époque.
La soul est de fait une sous-branche du rythm & blues tournée davantage vers le gospel, et dont le caractère populaire, la richesse d’instrumentation et l’importance du chant en constituent l’attrait. Toutefois, Rogès y décèle également une véritable manière de vivre, un moyen de revendication et d’ascension sociale pour un peuple noir confronté à la ségrégation raciale. L’auteur revient sur les étapes charnières du genre, telles que sa promotion et sa définition sonore, grâce aux labels Atlantic, Motown, Stax ou encore Philadelphia International ; le rôle de certains acteurs et artistes clés dans sa popularisation ; l’importance majeure de cette musique dans les tensions raciales de l’époque ou encore son influence dans l’évolution de musiques actuelles comme le hip-hop.
Les habitués de l’éditeur marseillais retrouveront dans la seconde partie une sélection laissant place à une centaine d’albums jugés incontournables, tant pour leur popularité que pour leur impact dans l’histoire de la soul. James Brown côtoie des artistes plus méconnus à l’instar de John Robinson, le tout agrémenté d’anecdotes et d’éléments chronologiques permettant de contenter néophytes et initiés. L’auteur y déploie sa belle plume de chroniqueur pour rendre compte de la puissance d’opus parfois oubliés, toujours estimés.
Move on Up retrace donc l’évolution d’une musique en lien direct avec son contexte. La soul et ses acteurs ont connu une histoire exceptionnelle : entre attitude provocante et influence gospel, volonté d’être accepté par le public blanc et fierté d’être noir, appât du gain et quête d’une musique sublime, les contradictions sont nombreuses. Toutefois, ce qui pourrait n’être qu’une étude universitaire sans saveur laisse toujours place aux artistes et à leurs œuvres. Après tout, et comme l’affirme Rogès, la Soul reste et restera l’une des expressions les plus profondes du cœur. Bien qu’il soit difficile d’en retranscrire la richesse sur papier, cet ouvrage constitue une entrée en matière approfondie et pour le moins intéressante de ce courant musical majeur du XXème siècle.
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