Simon Reynolds est un vieux con. Un vieux con passionnant. Puissions-nous vieillir moitié aussi bien.
Fix – Alter1fo
Revivals et remakes, culture pop revisitée, mode et musique vintages, retro ou hipster, samples à l’infini, recyclages à gogo et nostalgie écrasante… Il semble que la ” rétromania ” soit une des caractéristiques principales, si ce n’est le phénomène central, de la pop culture d’aujourd’hui, de la musique en particulier. Si la culture de la citation a toujours existé, à l’heure de You Tube, de l’I Pad et de l’Internet 2.0, elle a pris une importance jusqu’ici inégalée. Telle est la thèse présentée ici par Simon Reynolds. Et de s’interroger : ces formes de la nostalgie bloquent-elles le chemin à toute créativité ou bien nous retrouvons-nous nostalgiques précisément parce que notre époque viendrait à manquer d’élan créatif ?
Rétromania est un ouvrage de référence pour repenser un rock qui s’épuise à force de se parodier.
Revue de presse
Gros pavé ayant provoqué pas mal de remous dans les sphères journalistiques et culturelles à sa sortie, voici le dernier essai de l’un des meilleurs critiques musicaux contemporain. Accusé de passéisme (autrement dit, de penser comme un vieux schnock), Reynolds met pourtant en lumière des faits édifiants, et appuie là où ça fait mal. Le public ne serait donc, selon l’auteur, qu’un gros bébé capricieux davantage nostalgique que culotté, préférant les rengaines rassurantes à l’expérimentation ? Tu m’étonnes, et il le prouve le bougre ! Un fascinant portrait sociologique, philosophique et musical du consommateur de culture au 21e siècle.
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À l’heure où Paul McCartney multiplie les collaborations avec Kanye West, où Ariel Pink parodie les années 1980 pendant qu’Aphex Twin s’imite à la perfection, le livre de Simon Reynolds sert d’éclairage à un monde culturel, surtout musical, obsédé par son passé.
Interprété comme une malédiction du XXe siècle par le New York Times, comme une addiction par le Guardian ou comme un désir perpétuel par Slate, la Rétromania raisonnée par Simon Reynolds a fait parler d’elle à sa sortie en 2012. Son auteur n’en est alors pas à son coup d’essai. Six ans auparavant, ce rejeton du punk avait publié Rip it Up and Start Again: Postpunk 1978–1984, pamphlet à la gloire d’un genre prolifique, rendu possible par les revendications de simplicité héritées du (défunt) punk. L’ancien chroniqueur du magazine The Wire identifiait ainsi le besoin insatiable de la musique populaire d’embrasser ses origines pour mieux envisager son avenir. Cette assertion prend une tout autre tournure quand l’auteur s’interroge sur les artistes contemporains.
Les chemins de la perdition
Sur près de cinq cents pages, Reynolds décrit plusieurs phénomènes qui rendent notre société dépendante de ses héros, de ses codes et des productions culturelles du passé. L’obsession pour l’exhumation nous entraînerait sur une piste sans issue, un loop éternel, comme un vinyle rayé qui a cessé de faire un tour complet.
Pour se justifier, l’essayiste et théoricien rappelle diverses tendances récentes (et de fait anglo-saxonnes) : la réédition d’albums, les reformations et les concerts anniversaires, le goût pour le vintage (le succès du festival Retrorama à Bruxelles ne se dément pas), la propension pour les covers (ou les remakes au cinéma) ou encore le retour des formats oubliés (vinyle ou cassette). Ne lésinant pas sur son arsenal scientifique (Derrida, Baudrillard, Walter Benjamin…) ni sur des témoignages directs (du collectionneur fou Julian Cope à Billy Childish, le messie du rétro-punk), Simon Reynolds multiplie les anecdotes et les interviews pour édifier ses théories. Le lecteur qui ne serait pas un fanatique peut d’ailleurs vite ressentir une indigestion face aux noms, aux labels et aux différents styles qui s’enchaînent. Plus la théorie de Reynolds est illustrée, plus son dessein devient obscur.
Sans aborder les aspects purement musicologique des époques évoquées, leurs différences ou leurs ressemblances, l’auteur s’appuie sur une connaissance encyclopédique, indispensable pour suivre son cheminement intellectuel. Le résultat ne se fait pas attendre : les trois parties prévues par l’auteur (aujourd’hui, hier et demain) se confondent à travers des concepts récurrents (la collection maladive d’objets rocks, les revivals ou la phase décisive des sixties).
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Éminent critique anglais, Simon Reynolds estime dans son essai Rétromania que les musiques urbaines actuelles s’inspirent principalement du passé, jusqu’à se vider de toute substance
Le titre du livre tient en un mot, Rétromania. Qu’est-ce exactement ?
Simon Reynolds : C’est une expression pratique qui traduit une tendance actuelle d’invasion du présent par le passé. Rétromania fait référence au vintage chic, à la mode rétro. Aujourd’hui, la jeunesse se penche vers le passé, alors que les rockers des années 60, les punks des années 70 ou les fans de techno des années 90 étaient fascinés par la nouveauté, la technologie et la modernité. Ce terme renvoie à une pratique compulsive, sans contrôle, qui frôle même l’addiction.
Cette tendance affecte uniquement la musique ?
SR : La rétromania concerne aussi la mode et le design, où le recyclage est même tout à fait encouragé. Les univers visuels de la musique en sont pétris, les polices et styles graphiques du passé reviennent. Cela touche même les objets comme les machines à écrire, les cassettes ou les vinyles.
La crise économique joue-t-elle un rôle dans cette vague de retour au passé ?
SR : Le début du XXIe siècle est déprimant. Le 11 septembre, les guerres, l’éclatement de la bulle financière, la fragilité de la zone euro… Il est difficile d’avoir une vision positive du futur immédiat. La rétromania doit un peu à tout ça, ainsi qu’à la baisse du pouvoir d’achat, qui a favorisé l’explosion des brocantes, mais la tendance se dessinait déjà au siècle dernier. Elle éclate aujourd’hui grâce à Internet. Toute la culture populaire est devenue accessible gratuitement et très facilement. Aujourd’hui, un artiste peut écouter infiniment plus de musique que quand j’étais jeune, dans les années 80. Il y avait alors une limite à ce que tu pouvais posséder. Acheter des disques coûtait cher et nécessitait de la place, ce qui n’est plus vrai.
En quoi la technologie a-t-elle transformé notre rapport à la musique ?
SR : Les jeunes qui écoutent la musique principalement sur ordinateur lui accordent une autre valeur. Comme les gens de ma génération, j’ai l’impression de ne pas posséder la musique tant que je n’ai pas d’objet entre les mains. J’ai téléchargé beaucoup d’albums que je ne me suis jamais donné la peine d’écouter jusqu’au bout. Dans le passé, on consacrait de l’énergie, du temps et de l’argent à trouver de la musique. La désacralisation du support a tout changé. Mais le public se tourne davantage vers la musique vivante, car cela reste une expérience qui vous retourne.
Le recyclage n’est pas nouveau. Le remix était–il le précurseur d’un courant « rétromaniac » ?
SR : Oui, d’une certaine façon, tout vient du hip-hop et du mouvement de digging né avec le sampling. Cette archéologie musicale oblige à fouiller les poubelles de l’histoire pour trouver un trésor, ou des choses étranges que personne ne connaît. Au delà du sample, les artistes les utilisent pour construire leur identité sonore. Et les diggers ne se limitent plus aux puces ou aux magasins de disques. YouTube est devenu une mine d’archives populaires accessibles à tous, c’est un musée collectif de la culture pop du XXIe siècle. C’est un peu comme si TOUT ce qui est arrivé dans le monde était désormais disponible sur YouTube ! Aujourd’hui les musiciens peuvent s’inspirer du rock soviétique des années 80 ou de la pop psyché d’Addis Abeba.
Qu’est-ce qui caractérise cette obsession occidentale pour les musiques du passé et d’ailleurs ?
SR : Ce mouvement de recherche vers le passé et l’étranger vient d’une double quête d’exotisme dans le temps et l’espace : on pourrait appeler ça le rétro-exotica. Une découverte peut faire naître le buzz, comme la cumbia des années soixante, l’afro-funk yéyé ou les vieux disques ethnologiques du label Ocora. Les diggers vont toujours plus loin. L’industrie musicale a à peine cent ans mais tellement de choses ont été enregistrées. C’est comme si certains groupes ne pouvaient plus inventer de musique nouvelles sans chercher dans le passé et dans le monde. Ariel Pink a repris une chanson pop éthiopienne, Vampire Weekend puise ses influences dans l’afro-pop vintage combiné à des riffs de guitares écossaises rock des années 80 avec un chant années 50. C’est un mix hybride où l’Occident et le reste du monde se rencontrent à travers le temps et l’espace.
Relieriez-vous la démarche de Paul Simon ou David Byrne dans les années 80 avec celle de Vampire Weekend ?
SR : La première vague d’intérêt pour les musiques du monde concernait des artistes vivants. Les Talking Heads étaient influencés par Fela Kuti de son vivant, Paul Simon est parti en Afrique du Sud. Il y avait un élan de solidarité et une posture critique de la colonisation. Tout cela découlait du succès du reggae et de Bob Marley, qui a ouvert les oreilles et l’esprit des jeunes occidentaux. Aujourd’hui, la démarche de groupes comme Vampire Weekend est plus égoïste. Il s’agit avant tout de trouver un son original plutôt que d’aller à la rencontre d’un pays ou d’une histoire. Pour se différencier des autres groupes, l’une des directions reste le passé ou l’exotisme, ou les deux. Il n’y pas le même engagement politique.
Pourquoi écrire ce livre aujourd’hui, après avoir écrit sur le punk dont le slogan était « no future » ?
SR : La pop culture s’est enfermée dans un cercle vicieux de recréation. Dans les années 60, la musique avait une direction définie et on peut dessiner le lien entre cette époque et ce qui a donné naissance au mouvement punk puis à la techno des années 90 qui, avec les teknivals et les raves, contenait aussi une dimension politique radicale et révolutionnaire. Aujourd’hui, il n’y a plus de logique qui lie les évolutions musicales. Certes, il y a une jeunesse qui milite et s’engage, mais il n’y a aucune musique attachée à ces mouvements. Peut-être qu’un son va s’y enraciner. Mais aujourd’hui, la musique est bloquée et se répète. Peut-être que quelque chose viendra briser ce cercle. Cela viendra peut-être d’une nouvelle technologie ou d’une révolution politique.
La théorie de la rétromania, c’est lui. Le journaliste et critique de rock anglais sort un recueil d’articles qui racontent la société mieux que les manuels de philo.
Depuis la sortie en 2011 de son livre Rétromania, dans lequel il décryptait la tendance contemporaine à s’influencer sans cesse du passé, Simon Reynolds est considéré comme l’un des penseurs les plus justes des années 2010. À l’occasion de la parution d’un nouveau livre reprenant ses principaux articles parus dans la presse depuis ses débuts, en 1985, il évoque ses obsessions pour la musique, Roland Barthes, la culture des clubs et l’invention du futur.
Votre théorie sur la rétromania a connu un large écho public et critique dès sa sortie, il y a deux ans. Comment la percevez-vous désormais ?
Je suis toujours d’accord avec ce que raconte le livre, même si j’aurais pu y mettre des choses plus précises, être plus clair. Mais je crois que ce que j’y décris est à peu près correct. Dans le cinéma, la musique ou l’art, trop de « nouveautés » ont le parfum du passé. Cela dit, plusieurs signaux récents me rendent plus optimiste qu’au moment où j’ai écrit Rétromania. En Amérique, la pop est de plus en plus contaminée par d’autres genres ; certains morceaux de Justin Bieber sonnent comme du dubstep et l’on entend de plus en plus de références à la techno, à la house… Ce n’est sans doute pas très futuriste, mais rien de tout ça ne peut être qualifié de rétro. Skrillex, par exemple, me semble très contemporain : sa musique n’est pas forcément remplie de sens, mais l’énergie et l’excitation qui s’en dégagent sont captivantes.
Ce qui vous obsède dans la musique, c’est son futur ?
J’aime écrire sur ce qui est mouvant, ce qui ne répète pas l’existant. Je n’ai, par exemple, pas aimé la britpop des années 1990 parce qu’elle était une redite des années 1960. De manière générale, l’idée d’une scène qui regarde en arrière ne m’intéresse pas stylistiquement. Ce qui capte l’époque présente doit être totalement neuf.
L’importance de la musique est-elle venue très tôt chez vous ?
La musique n’était qu’un élément de ma vie parmi d’autres jusqu’au jour où elle est devenue le centre de tout grâce au punk-rock et à mon petit frère. J’étais inscrit dans une école privée, lui dans un lycée public : mon père n’avait pas les moyens de lui payer la même scolarité que la mienne. Son collège était nettement plus cool que le mien. Il revenait à la maison avec des cassettes remplies de chansons des Buzzcocks, de X-Ray Spex, des Sex Pistols. Au début, j’ai pris cela pour du bruit horrible. Petit à petit, ça m’a intrigué, notamment le langage ordurier de tous ces morceaux. Un titre comme Noise Annoys des Buzzcocks m’amusait énormément. Là, j’ai compris que la pop pouvait être une forme de poésie.
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L’interview dans son intégralité ICI
Bring The Noise scrute vingt-cinq ans de rap et de rock à travers les lunettes de Simon Reynolds. Le journaliste et essayiste anglais récidive après Rétromania, analyse brillante de l’obsession nostalgique de la pop.
C’est l’un des critiques musicaux les plus respectés de sa génération. On ne compte plus les titres prestigieux auxquels il a contribué: Melody Maker, The New York Times, Village Voice, The Guardian, Rolling Stone, The Wire, Mojo… Simon Reynolds, 50 ans le mois prochain, a observé et décrypté en direct tous les courants musicaux significatifs de ces trente dernières années: post-punk, hip hop, house, grunge, techno, grime, world music, rock rétro… des Smiths aux Arctic Monkeys en passant par Radiohead, de LL Cool J à Kanye West et Missy Elliott, de Basshead à Roll Deep et Roni Size, des dizaines d’exégèses et quelques interviews (Pixies, Morrissey, Living Colour) sont rassemblées au sein d’un volumineux ouvrage baptisé Bring The Noise – clin d’œil aux rappeurs américains Public Enemy.
Une lecture stimulante, où l’érudition côtoie la passion, la mise en perspective situant l’ouvrage à la croisée du journalisme, de l’étude sociologique et du traité de musicologie. Avec le recul nécessaire, Simon Reynolds y commente brièvement ses propres écrits, pour les contredire ou les étayer. Traduit et publié aujourd’hui au Diable Vauvert (mais sorti en 2007 en version anglaise), Bring The Noise a été précédé sous nos latitudes par un ouvrage qui a fait grand bruit, car faisant écho à des questionnements fondamentaux à l’ère de la circulation numérique de la musique, et de la nostalgie à tout crin: Rétromania, publié en 2012. Un ouvrage essentiel, phénomène éditorial dont le succès s’explique par le rapport intense et ambigu que nous entretenons avec le vintage. La pop culture se mord la queue, mais Reynolds, ne se contente pas de râler, il en dissèque avec brio les causes et mécanismes.
Lorsqu’on le joint à son hôtel, l’Anglais nous explique qu’il vient de poster une vidéo sur son blog après avoir appris le décès (à 43 ans) de Scott Hardkiss, pionnier de la scène rave de San Francisco. Il se lance dans une longue évocation du personnage, de son remix fabuleux de «Rocket Man» d’Elton John – que l’intéressé fit semble-t-il interdire – et dont il ne pensait pas retrouver la trace. C’est là que Youtube entre en scène, délivrant l’un de ces trésors perdus. Conclusion flegmatique, «c’est plein de gens qui meurent dans ce business, ces jours-ci, vous ne trouvez pas?»
Votre dernier livre en date, Rétromania, a eu un impact considérable. Vous y attendiez-vous?
Simon Reynolds: Je savais qu’il ferait débat, car son sujet est dans l’air du temps. Je me suis d’ailleurs dépêché de le finir parce qu’au moment de la rédaction, il ne se passait pas un mois sans que paraisse sur un blog ou dans la presse une critique du phénomène rétro. De là à rencontrer un tel succès… Dans plusieurs pays, Rétromania a été chroniqué avant même d’être traduit, sur la base de l’édition anglaise. C’est gratifiant, mais j’ai aussi été attentif aux opinions défavorables. Certains parmi la jeune génération l’ont mal pris, comme si je dénigrais tout ce qui se fait aujourd’hui. Ce n’était pas mon propos, car à bien des égards, cette génération vit des choses passionnantes.
Youtube et les blogs musicaux ont-ils servi ou desservi la musique?
L’urbaniste et philosophe Paul Virilio l’a dit: tout progrès est aussi une catastrophe. Les accidents de voiture n’existaient pas avant la voiture. Internet a incroyablement accéléré la communication et accru la connaissance à travers le globe. Mais la vitesse n’est pas une vertu en soi. Pensez-vous que le Gangnam Style ou le Harlem Shake exerceront une influence décisive sur des générations de musiciens? (rire)
Interview dans son intégralité à retrouver ICI
Des ouvrages de référence, Simon Reynolds en a écrit un certain nombre, qu’il s’agisse d’Energy Flash, son histoire des musiques électroniques, de son Rip It Up and Start Again sur le post-punk, ou d’autres encore. Cependant, ici en France, peu on fait couler autant d’encre que ce Retromania sorti en 2011 et traduit dès 2012. A considérer le nombre d’articles qui lui ont été consacrés, jusque dans la presse généraliste, il semble bien que son sujet, la nostalgie du futur, ait touché une corde sensible, dans ce vieux pays où le culte de l’avant-garde et la passion révolutionnaire ont toujours trouvé un terreau fertile.
Qu’est-il arrivé au futur ? Voici, en gros, la question que se pose l’Anglais. Pourquoi, après la frénésie créative des années 50 à 90, où styles et tendances n’ont cessé de se succéder à vive allure dans le monde de la pop music, aucune évolution capitale ne s’est-elle donc manifestée après l’an 2000 ? Pourquoi les temps récents n’ont-ils connu aucun raz-de-marée comme le rock’n’roll américain, la British Invasion des années 60, le punk, le hip-hop ou la rave music ? Pourquoi le nouveau siècle ne s’intéresse-t-il donc qu’au passé, révérant les mêmes idoles que le précédent, ne cessant de réinvestir les mêmes styles, ne se résumant qu’à une suite de vagues revivalistes, de l’electro clash au freak folk, en passant par la néo soul d’Amy Winehouse et Mark Ronson ?
L’intérêt de ce livre, et l’une des raisons de son succès, c’est que Simon Reynolds ouvre les horizons. Même s’il centre son propos sur la musique, il ne s’y limite pas. Cette vénération du passé, l’Anglais la remarque aussi dans la mode, ou dans la littérature populaire, observant le déclin de cette science-fiction qui avait fait du futur son thème central. Il apporte aussi au phénomène rétro des explications socio-historiques, observant que les âges d’or de la science-fiction et de la pop music coïncident avec une époque, l’Après-guerre, caractérisée par des transformations considérables, marquées par l’irruption de technologies avancées dans le quotidien et par la conquête spatiale. Et qu’en comparaison, notre époque ne semble plus avancer aussi vite, qu’il y a tout lieu d’être déçu par l’an 2000, et d’attendre davantage de plaisirs du passé que d’un futur qui n’a pas tenu ses promesses. D’autant plus que cette immense base de données qu’est Internet, l’évolution technologique majeure du nouveau millénaire, nous aide à satisfaire notre nostalgie insatiable pour autrefois.
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Des blogs à YouTube : comment Internet a transformé notre amour de la musique
Dans Retromania : comment la culture pop recycle son passé pour s’inventer un futur, l’auteur et journaliste britannique Simon Reynolds évoque l’influence d’Internet et des réseaux sociaux sur nos modes d’écoute.
Fans de musique pop, amateurs de rock et mélomanes… nous ne sommes plus vraiment les mêmes. En moins de dix ans, grâce à l’apparition successive du MP3, des baladeurs numériques, du format de la playlist, du téléchargement, des réseaux P2P, des blogs musicaux et, plus récemment, des services de streaming (de YouTube à Deezer), nous avons profondément transformé nos habitudes d’écoute. En effet, la mutation que nous vivons actuellement concerne moins le travail des musiciens, que notre manière de consommer, en ligne, la musique que nous aimons.
Adolescent dans les années 1970, wonderboy de la critique rock dans les années 1980, ardent défenseur des nouvelles vagues techno et hip hop des années 1990 et 2000, Simon Reynolds a connu, accompagné et commenté toutes les révolutions de la culture populaire de ces dernières décennies, et en particulier la plus récente. Grand défenseur de la modernité, Reynolds a, comme beaucoup d’autres fous de musique, embrassé la révolution numérique et accueilli avec enthousiasme le web 2.0 avant de prendre du recul et d’étudier avec précision le phénomène dans Retromania :
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CULTUREMOBILE.NET
EXTRAIT
” La nostalgie bloque-t-elle le chemin à toute créativité ou bien sommes-nous nostalgiques précisément parce que notre époque viendrait à manquer d’élan créatif? C’est la question que pose Simon Reynolds, un des plus grands critiques de rock actuels, dans Rétromania, un livre où il analyse la manière dont la culture pop recycle son passé pour s’inventer un futur. Rétromania raconte encore comment le rock, qui est une dynamique de rupture a priori incompatible avec l’idée même de conservation, est devenu un monument qui trouve sa place au musée, à travers des expositions ou dans des lieux qui lui sont dédiés. ”
Le mot et le reste est, avec Allia, une de mes références en matière de livres traitant de la musique. L’un comme l’autre ont réussi à me passionner même sur des sujets qui ne m’intéressaient guère, et je fais toujours très attention à leur catalogue et leurs nouveautés. Ce livre ci est un bon exemple de la qualité éditoriale de cette maison.
Quid du rock, et même de la musique tout court, en ce début de millénaire ? Qu’avons-nous à proposer et donc à nous mettre sous la dent ? Pas grand-chose, ou si peu, en tout cas, rien de bien folichon… En décortiquant la rétromania, cette folie de notre époque de piller nostalgiquement et compulsivement un patrimoine parfois trop récent pour avoir fait ses preuves, l’auteur nous met en face du problème majeur de la culture à notre époque. Les groupes légendaires se reforment après des tournées hommage aux enregistrements de leurs disques phares (Cf Metallica et son « Black album tour il y a à peine un mois), les albums de reprises pullulent, on sample les anciens à tout va pour créer des sons qu’on pense nouveau…
Plus que ces phénomènes ponctuels mais très symptomatiques, c’est à un décryptage de nos capacités d’écoute et de découverte que l’auteur nous convie. Qu’entraîne la généralisation de Youtube, des ipods et de l’internet en général dans nos façons d’apprécier comme de consommer de la musique ? Comment en arrivons-nous à une époque où nous ressentons de la nostalgie, pour des générations qui sont pourtant sur proches de nous (cf les revivals années 80 qui donnent à penser que cette époque « bénie » (yuk !) est bien lointaine, alors que son mauvais goût transparait encore partout autour de nous).
L’auteur, qui plus est, avoue de bon gré et très souvent dans son livre tomber dans la plupart des pièges qu’il évoque. Du coup, on ne sent jamais dans son discours un côté puriste ou « vieux con », et sa démonstration n’en est que plus éloquente. Un bouquin réellement très intéressant, et qui soulève beaucoup de questions sur notre époque, et sur celle à venir…
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Quand on a envie de chercher un nouveau bouquin parlant intelligemment de musique, on a de grandes chances d’aller voir ce qui sort chez « Le Mot et le Reste » (c’est un compliment, maintenant vous pourriez peut-être faire un effort sur la relecture ?). En voyant un titre signé Simon Reynolds, on se dit qu’on ne va pas pouvoir passer à côté. Ce gars a déjà maintes fois prouvé qu’il savait penser cet art-là, prenez parmi d’autres l’exemple de ce qu’il disait en inventant l’étiquette post-rock. Mais quand on voit quelle est sa thèse, l’enthousiasme baisse d’un cran : « Retromania, comment la culture pop recycle son passé pour s’inventer un futur. » dénigre a priori les évolutions récentes. On risque de se taper plusieurs centaines de pages de c’était-mieux-avant. Reynolds est-il devenu un vieux con ?
Le livre est découpé en trois parties (en plus de présenter une introduction ET un prologue) : aujourd’hui, hier, demain.
Dans la première, le monsieur nous parle d’abord de musées du rock, de reformations, de documentaires à la gloire du passé. Premier « c’est-vrai » : on n’a jamais autant célébré le patrimoine. Puis il est question de youtube, de l’i-pod etc … Deuxième « c’est-vrai » : on est dans une époque où le passionné de musique risque la noyade. On apprend ensuite l’existence du curateur rock, pas un fan de Robert Smith mais une sorte de commissaire d’exposition/compilateur, enfin on fait un tour au Japon, le pays où tout le monde peut avoir un public et où copier les autres c’est leur rendre hommage.
Tout cela est tellement bien raconté qu’on commence à s’incliner. Et la déprime s’installe.
La deuxième partie, « Hier », est là pour nous montrer que les regards dans le rétroviseur existent depuis toujours ou presque. Ce qui a quand même un côté rassurant. Dans les années 70, on regrettait les 50’s, les années 80 ont connu un retour des 60’s etc …Le punk avait une bonne base réactionnaire. D’après Reynolds ce sont tous les à-côtés de sa musique qui en ont fait de la dynamite. Car notre érudit ne se cantonne pas à la passion des sons. Les évolutions de la mode nous sont narrées. Les parallèles sont sacrément éclairants.
Le panorama des passéistes de tous poils (Northern Soul, Mods, Deadheads) est très amusant.
« Demain » nous emmène dans l’espace. Après avoir décerné bons (l’hantologie) et mauvais points (le mash-up), Simon s’avoue fan de SF, cette littérature qui jadis, racontait l’avenir. Et c’est là que ça recoince, où on se dit qu’on avait raison. Notre Londonien-Californien est né en 1963. Selon lui, la pop a connu trois périodes d’avancées majeures : les sixties, le post-punk (oui, c’est lui qui a écrit « Rip-it Up and Start Again ») et le mouvement rave dans les années 90. Soit : son enfance, sa plongée dans la musique et sa période jeune journaliste.
Le (soi-disant) retour des guitares des années 2000 ne l’a (pour le moins) pas emballé. Le premier mot qui lui vient à l’esprit pour qualifier cette décennie est : « plat ». Passons sur la limite de ses goûts : on avait l’habitude que la musique violente soit totalement écartée, elle ne cesse pourtant d’inventer, d’incorporer, de polliniser. Attardons-nous plutôt sur cette liste de grands groupes, censée montrer que les 12 dernières années n’en ont pas connu, les deux derniers sont Guns and Roses et Nirvana. Qu’est-ce qui distingue ceux-là de leurs contemporains ? le succès ! Simon, tu sais quand même ce qui est arrivé à l’industrie musicale au XXIè siècle ?
Comme on a lu (et beaucoup aimé) son précédent livre, il nous revient cette phrase où il disait en substance ressentir comme un début de constipation à force de s’enfiler du post-punk (qu’il défend pourtant). Nous constatons que l’écoute en continue de la pop des années 2000 nous procure un autre sentiment : le bonheur. Mc Lusky, Radiohead, The Notwist, Phoenix, Bloc Party, Arctic Monkeys, Animal Collective, TV On The Radio, Modest Mouse, Liars, The National, MGMT… On pourrait continuer longtemps.
Quand William Gibson (l’auteur de SF) voit le futur partout autour de lui, Reynolds ne perçoit que la permanence.
Et pourtant. Vous en connaissez beaucoup des rock critics capables de citer Badiou, Derrida ou Barthes de manière appropriée, des journalistes qui sont allés un peu partout interroger les acteurs les plus intéressants de cette histoire, des auteurs qui balancent toutes les 3 pages des anecdotes qui ne font pas qu’illustrer, faire marrer ou interroger mais tout ça à la fois et plus encore ? Parce qu’une des plus grandes qualités de Retromania est de faire sacrément cogiter.
Simon Reynolds est un vieux con. Un vieux con passionnant. Puissions-nous vieillir moitié aussi bien.
MUSIQUE «Rétromania», un essai érudit et captivant signé du journaliste anglais Simon Reynolds, analyse la tendance de la pop à se recycler elle-même. L’innovation est-elle révolue?
«J’aimerais pouvoir remonter dans le temps pour vivre cette époque fabuleuse.» «Merci de partager une musique sincère et authentique comme on savait la faire autrefois.» «Voilà qui nous change de la soupe servie aujourd’hui!» Ce genre de commentaire est récurrent sur YouTube, nouvelle mémoire visuelle et sonore de l’Humanité1. On le retrouve posté sous d’innombrables extraits vidéo d’artistes issus des glorieuses années 1960, ou des années 1970 tellement «organiques» – avant l’ère du digital, des productions léchées, de la correction vocale Auto-Tune, avant même internet, qui pourtant permet d’accéder sans limite à ces trésors du passé. Le désarroi face à une musique qui ne fait plus rêver est caractéristique d’un mal contemporain: la rétromania.
Un coup d’œil aux têtes d’affiche des principaux festivals romands de l’été à venir: Rock’oz Arènes (ZZ Top, Iggy Pop, Alice Cooper), Paléo (Sting, The Cure, Garbage, Roger Hodgson), Montreux (Juliette Gréco, Van Morrison, Bob Dylan, Tricky, qui jouera intégralement son premier album de 1995). Des valeurs sûres, récurrentes et rassurantes. Mais face à un bac de disques ou un achat en ligne, la tentation est la même: combien de fois notre choix se porte-t-il sur un album des Doors ou de Leonard Cohen, sur une anthologie du blues ou des divas du jazz, plutôt que sur une nouveauté dont on ne sait finalement pas grand-chose, donc trop risquée? Les artistes rock, pop, soul ou électro les plus pointus du moment (Jack White, Alabama Shakes, Vampire Weekend, M83, Django Django) ne puisent-ils pas frénétiquement dans les sonorités «boisées» ou «éthérées» typiques des années soixante à quatre-vingt? Sans parler de Lady Gaga, «parangon de la popstar recombinante».
C’est le constat, lucide et un brin alarmant, que fait Simon Reynolds dans Rétromania. Un essai qui paraît aux éditions Le Mot et le reste, qui éclaire l’obsession nostalgique avec une impressionnante érudition, doublée d’un regard intime. Car ce journaliste anglais, critique musical dans d’éminentes publications comme le Melody Maker, le New York Times, le Village Voice, The Guardian ou Rolling Stone, a vécu de l’intérieur les mouvances «post-punk» du début des années 1980 et rave des années 1990 – à ses yeux, les dernières épopées innovantes de la musique pop. Depuis, tout ne serait que ressassement, recyclage et recombinaison de styles préexistants. Inquiet pour l’avenir de la création, Reynolds – qui dit partager comme tout le monde ce penchant rétro – se livre à un réquisitoire contre les années 2000, accusées de «traîner les pieds».
Une dette envers l’histoire
C’est un fait: si les années 1990 ont encore engendré quelques artistes à l’influence durable (Björk, Radiohead, Nirvana), on peut se demander si la décennie écoulée lèguera des figures aussi marquantes qu’Elvis Presley, The Beatles, The Rolling Stones, Bob Dylan, Aretha Franklin, Jimi Hendrix, The Doors, The Stooges, Lou Reed, David Bowie, Brian Eno, Kraftwerk, Stevie Wonder, Bob Marley, Pink Floyd, King Crimson, The Clash, The Police, The Cure, Joy Division, Sonic Youth, Prince, Depeche Mode ou Metallica.
Garage punk, sunshine pop, grunge gothique, pop synthétique, nu-rave: aucun des genres hybrides et rétro actuellement en vogue ne peut prétendre incarner un «courant» comparable à ceux qui ont marqué les décennies 1960 à 1980. Après l’explosion du rock’n’roll au milieu des années 1950, les années 1960 ont vu émerger la British Invasion, le r’n’b et la soul, le hard blues et le rock psychédélique; les années 1970 ont décliné le rock sous toutes ses formes – hard, glam, progressif, kraut, punk – tout en voyant éclore le funk et la disco; au cours des années 1980 se sont bousculés post-punk, new wave, no-wave, industriel, électro, pop néo-romantique, ska, rock alternatif et heavy metal. Autant d’appellations certifiées auxquelles chacun se réfère encore aujourd’hui.
On rétorquera à Simon Reynolds que ces styles avaient eux aussi une dette envers l’histoire. L’auteur ne le nie pas: «La nostalgie a toujours existé. La nouveauté, c’est le rapport que nous entretenons avec notre passé, qui n’a jamais tant inondé le présent.» Les imitateurs ont toujours exercé, la différence est la place qu’on leur accorde. Le recyclage et la recombinaison ne touchent d’ailleurs pas que la musique, mais aussi bien le design et la mode que le cinéma ou la gastronomie – la cuisine «fusion» mélange les traditions pour obtenir de nouvelles saveurs. Le rétro, explique Reynolds, se situe «à l’intersection de la culture de masse et de la mémoire personnelle». Or les évolutions technologiques ont multiplié les points de convergence.
Quelques secondes éternelles
Tout a commencé avec l’enregistrement phonographique, qui a fossilisé l’instant présent, ouvrant la voie à la circulation sur «l’avenue du Temps à contresens». Les technologies numériques n’ont fait qu’accentuer cette distorsion. Apparu dans les années quatre-vingt, l’échantillonnage (sampling) a permis de faire du neuf avec du vieux en prélevant directement des bribes de morceaux existants. Avec une saine candeur, Simon Reynolds s’étonne de la vitesse d’acceptation de cette discipline quasi surnaturelle, «assemblage de lambeaux du passé» qui tient à la fois «du voyage temporel et de la séance de spiritisme». Les fantômes du passé ont été encore plus singulièrement convoqués lorsque les Beatles survivants ont fait chanter John Lennon à titre posthume sur le titre «Free as a Bird», en 1995, ou quand Moby a utilisé la voix de la chanteuse folk Vera Hall (décédée en 1964) sur «Natural Blues», en 1996.
Ces manipulations ont posé des questions éthiques et surtout illustré une modification sensible du rapport au temps. Autre exemple, éloquent et cocasse, l’«Amen Break», connu de tous les DJ électro et producteurs de hip-hop: un bref solo joué en 1960 par le batteur Gregory Coleman sur le titre «Amen, Brother» du groupe funk-soul The Winstons; son échantillonnage et sa transformation des milliers de fois ont grossi et démultiplié à l’infini une poignée de secondes de la vie d’un homme. Vertigineux. En adoptant le nom Pop Will Eat Itself («la pop s’auto-dévorera»), un groupe anglais adepte du sampling ne prophétisait-il pas le futur de la musique, il y a une vingtaine d’années?
Les entrailles des ordinateurs
Avec la démocratisation de l’informatique est arrivé le mp3, «équivalent audio du fast-food» selon Simon Reynolds, aussi pratique que sans saveur ni couleur. Compressé pour faciliter le transfert et le stockage, ce fichier générique est notoirement dénué de toute nuance dynamique, de la chaleur et de l’intensité que seuls ceux qui écoutent du vinyle savent encore apprécier. L’oreille habituée aux sonorités de la pop radiophonique, des blockbusters et des jeux vidéo perdra-t-elle un jour la perception de certaines fréquences subtiles?
Le numérique a incontestablement optimisé l’accès, le tri et le stockage de données. Mais c’est bien la seule révolution: les outils ont supplanté la matière, le contenant l’emporte sur le contenu. On cherchait les superstars du XXIe siècle? Elles se nomment Apple, Google, Facebook Twitter, YouTube, Spotify. Autrefois, la chasse à l’œuvre rare pouvait prendre des années. Aujourd’hui, la surabondance et l’accumulation compulsive s’accompagnent d’une perte d’appétit culturel. Dévalorisée, la musique est réduite à une masse de fichiers anonymes qui dorment dans les entrailles des ordinateurs. Pression invisible de ces heures de musique que nous n’aurons jamais le temps d’écouter…
Notre rapport au temps et à l’espace a été bouleversé dans des proportions que nous ne faisons qu’entrevoir. Les lecteurs de CD et DVD, magnétoscope numérique et iPods, en facilitant la pause, le zapping, la vision et l’écoute en différé, affaiblissent la capacité de l’art à mobiliser notre attention, à susciter l’abandon esthétique. Les nouvelles générations prennent de moins en moins le temps de s’immerger dans un album entier, face à une bonne paire d’enceintes, alors que l’iPod accompagne leur déambulation dans les transports publics et les artères bruyantes. Le mode «shuffle», qui pioche au hasard dans le contenu du baladeur, accentue le caractère aléatoire et accessoire de la musique. Obsolescence psychologique accélérée sous la pression du marché et de la publicité. Sélectionnner une chanson et l’écouter en entier serait-il devenu un choix philosophique?
Le rock au patrimoine
Au cœur de Rétromania, Simon Reynolds exprime sa crainte: le trop-plein de références freine-t-il la créativité? Le souci d’originalité a-t-il disparu? Créer, écrit-il, est un acte de résistance à ses influences et non une soumission complaisante. Mais regarder en arrière pour aller de l’avant est-il un crime? On songe à la profession de foi radicale du leader punk des Sex Pistols, Johnny Rotten: «Il faut détruire pour pouvoir créer.»
Car la muséification de la culture pop est en cours, au Rock’n’Roll Hall of Fame de Cleveland, aux Etats-Unis, au British Music Experience, musée des musiques populaires ouvert à Londres en 2009. Hérésie? Trahison de l’esprit pop qui sacralise l’instant présent? Ou signe d’une inévitable normalisation, ajout au patrimoine aux côtés des musiques traditionnelles et classiques? Pour l’observateur des mœurs contemporaines, le processus a quelque chose d’effrayant: la dernière décennie a été rythmée par les documentaires et biopics musicaux, les cérémonies d’hommages (Grammy Lifetime Achievement Award, MTV Icon), les tournées de reformation et interprétations intégrales d’albums «cultes». Lancé en 2005 par le festival anglais All Tomorrow’s Parties et ironiquement baptisé «Don’t look back» («ne regarde pas en arrière»), ce concept a fait école. Plus besoin de cover bands (groupes de reprises) puisque les groupes se rendent hommage eux-mêmes.
Ces tendances passéistes renvoient aux avant-gardes: même quête absolutiste et même déception du présent. Dans un chapitre intitulé «Out of Space», Rétromania mesure ce désenchantement contemporain à l’aune de la science-fiction et de la conquête spatiale, qui ont stimulé l’imaginaire des générations successives depuis les années 1950. Autant de promesses non-tenues, d’attentes revues à la baisse qui ont provoqué une frustration intériorisée.
«Nostalgie du futur»
Effectivement, les technologies numériques sont entrées dans nos vies, mais le monde visible, lui, n’a quasiment pas changé en trente ans; le «progrès» a ralenti la cadence – et devrait encore ralentir sous l’effet conjugué de la crise et du réchauffement climatique –, le futur se résumant à «encore plus de la même chose». 2001, l’Odyssée de l’espace a fait un flop. Les années septante étaient «forcément décevantes», après l’alunissage de la mission Apollo 11 et le grand mouvement idéaliste qui a convergé à Woodstock (tous deux en 1969), mais le passage au nouveau millénaire, celui du «vrai futur», n’a débouché sur rien. Le parallèle vaut ce qu’il vaut, il éclaire néanmoins la propension à puiser des bribes d’émerveillement dans les époques où tout semblait encore possible, quand le temps allait de l’avant et n’effectuait pas de «poussée inversée». Simon Reynolds en est sûr, nous ressentons une «nostalgie du futur», synonyme d’aspiration déçue.
L’esthétique postmoderne s’est caractérisée par le collage d’éléments hétéroclites, l’ironie opposée aux codes traditionnels, et l’effacement entre cultures élitiste et populaire. Or, internet a «tué» le postmodernisme: impossible de décontexualiser lorsque le contexte a été pulvérisé. Internet propose tout, partout, tout le temps. En musique, le numérique a largement substitué à l’innovation l’habile recombinaison. Impossible de ne pas songer à la transformation plus globale de l’économie productive (agriculture, industrie, services) en économie de la consommation de masse, où les loisirs se taillent la part du lion et contribuent au statut social. Reynolds file d’ailleurs la métaphore de la Bourse: il compare la musique actuelle, truffée de références, aux produits financiers complexes que s’échangent des traders-inités à une vitesse fulgurante. «Nous attendons toujours l’éclatement de la bulle méta-musicale», clame-t-il.
Nous serions donc en «récession» musicale – et plus généralement culturelle –, dans un Occident fatigué, replié sur lui-même, autophage. Les implications post-historiques et post-géographiques de ce constat posent la question de «ce qui vient». On peut penser, comme Simon Reynolds, optimiste malgré tout, que l’avenir existe, qu’il reste à débusquer – peut-être dans les pays émergents, théâtres des futures «turbulences culturelles»? Ou penser que tout va pour le mieux dans le meilleur des iPods. Les consommateurs de culture et utilisateurs de nouvelles technologies trouveront en tout cas dans Rétromania matière à des réflexions vertigineuses.
Comme la musique, l’art contemporain cite et regarde son passé, parfois jusqu’à la fétichisation.
Consacré à la nostalgie écrasante de la pop music actuelle (revivals, tribute bands, musiques vintage…), l’essai Rétromania de Simon Reynolds (cf. Les Inrocks n°852) est fort de résonances pour le milieu de l’art contemporain. D’abord parce que cet éminent critique rock élargit son regard aux autres domaines de la création (cinéma, mode, arts…). Ensuite parce qu’il se montre très familier du champ de l’art, signe d’une fusion totale de la pop culture dans cette Angleterre où Damien Hirst est une rock-star et où Bob Dylan un poète de premier ordre. En témoigne l’importance qu’il accorde aux curateurs et aux institutions muséales dans ce délire archivistique du rock, ou les parallèles qu’il dresse entre les reconstitutions de vieux groupes comme Gang Of Four et celle que l’artiste Jeremy Deller fit de la “bataille d’Orgreave”. Et l’on se délecte encore du récit acide de ses visites dans les différents musées du rock (British Music Experience à Londres, la Rock’n’Roll Public Library de Mick Jones, le Rock And Roll Hall Of Fame de Cleveland, voire le Hard Rock Café et sa déco rétroringarde). Mais surtout, l’ouvrage de Reynolds nous permet de jeter un regard critique, oblique sur l’hypermnésie qui règne également dans le monde de l’art actuel. Car entre reconstitutions ou re-enactements de performances passées, revival de l’art conceptuel, exhumations d’artistes oubliés, fascination pour l’archive et le document, l’art contemporain n’échappe pas, tant s’en faut, à cette vague puissante de “rétromanie”. Où il n’est pas toujours question d’histoire, de mémoire, de citation, de passé, mais aussi de nostalgie, voire de fétichisation de la relique.
Il fut un temps où Simon Reynolds était le journaliste musical le mieux placé pour parler du futur. Né en 1963 à Londres, ce fils d’intellos élevé entre les piles de bouquins de philo et de romans de SF a tout de suite fait son beurre avec le providentiel bol d’air frais du post-punk dans tous ses états – synth pop, new wave, ou bricolages industriels. On parle bien sûr de l’orée des 80s, quand le rock était joué sur des Prophet et des Jupiter par des ex étudiants en art aux idées très longues et quand les labels trouvaient leur nom dans des livres d’architecture ou des encyclopédies sur Dada: nourri de théories d’avant-garde, de gender studies et de structuralisme, Reynolds s’est ainsi lancé dans la critique musicale avec le Melody Maker exactement au moment où la pop music britannique (et plus si affinités) s’est trouvée avoir besoin des services d’un journaliste capable de décrypter ses extravagances.
Le futur et l’innovation profondément incrustés dans l’organisme, il a ainsi accompagné de 1984 jusqu’au milieu des années 2000 la quasi totalité des courants musicaux souterrains dignes de ce nom. Shoegaze, twee pop, hip-hop, house, techno, jungle, post-rock (c’est lui qui a pondu le terme), IDM, pop hypnagogique ou hantologie: très peu de journalistes anglo-saxons ont à ce point collé aux soubresauts vitaux de la musique de manière aussi constante et sur une période aussi longue.
Sans surprise, ses livres au long cours s’apparentent tous aux confessions d’un néophile impénitent: Blissed Out évoque les mondes parallèles créés par la twee pop ou la house dans la morne Angleterre thatchérienne, Energy Flash est une somme sur les mille mutations de la musique électronique à l’époque où elle se subdivisait en 10 nouveaux sous-genres chaque semaine, et le célèbre Rip It Up and Start Again est à ce point définitif sur la famille musicale qu’il évoque (le post-punk) qu’il a remis la moitié de ses groupes sur orbite.
Comme 99,7% des mélomanes, musiciens et théoriciens contemporains, Reynolds a ainsi fatalement vécu le grand glissement de paradigme culturel de ces dix dernières années (Internet, le MP3, les revivals qui ne s’en vont plus et qui finissent par se reproduire entre eux) comme un sévère moment de crise à la fois intime et généralisé.
Sans autre mouvement majeur à se mettre sous la dent que des petites éruptions dont la principale composante est systématiquement le sentiment nostalgique, il a décidé de consacrer son nouveau Rétromania à cet étrange phénomène qui nous a peu ou prou tous fait muter de néophiles passionnés en nécrophiles avertis. Consignant théories sur les phénomènes d’accrétion postmodernes, anecdotes autobiographiques et histoire des phénomènes revivalistes à travers les ères, il fait le premier grand ouvrage critique sur la musique à l’ère du numérique généralisé et si toutes les vérités qu’il énonce ne sont pas agréables à entendre, le portrait qu’il fait de notre époque est aigu et vertigineux.
INTERVIEW EN VIDEO PAR THE DRONE
En marge de la traduction d’un très bon article de Kurt Andersen sur la nostalgie foudroyante pour le passé qui atteint notre société présente, le Courrier International recommande à ses lecteurs, pour aller plus loin, la lecture de Rétromania.
Attention ! c’est un livre difficile à abandonner pour faire autre chose. Et pourtant il présente une énorme accumulation d’informations et d’analyses. Allez voir le contenu de l’index qui à lui seul est tout un bon roman.
Pour ce qui nous concerne, nous francophones, nous avons régulièrement droit à Claude François, à Coluche et à Louis de Funès et un peu à Joe Dassin et puis nous avons un Patrick Sébastien, un Arthur (Années Bonheur et Enfants de la Télé) donc nous connaissons assez bien ce que détaille Reynolds pour les anglo-saxons. Et nous avons même droit à une expo Dylan 61–66 cela ne nous rajeunit pas. Mais Reynolds dépasse le simple constat ironique il tente de l’expliquer. Et j’avoue qu’il y parvient fort bien ne serait-ce que par l’analyse qu’il fait de notre utilisation des techniques modernes qui sont à notre disposition. Du CD – opposé au vinyle – à l’Ipod (j’ipode donc je suis) nous nous satisfaisons d’une culture de la répétition et de la redondance… qui s’accroche à une banale superficialité. Et bien sûr nous prenons plaisir à écouter The Last man Standing… Jerry Lee Lewis en duo avec Keith Richard ou Bruce Springsteen et d’autres une façon de conjuguer le passé avec le passé... Ce n’est pas un livre pour masochiste, c’est un livre pour gens curieux de leur monde et de leur époque. Pour individu n’ayant pas peur d’affronter la réalité.
C’est passionnant de lire que l’on a oublié ou pas vu des pans entiers de notre temps parce que l’on ne s’occupait que d’un confort facile. Il me semble que l’analyse peut s’appliquer à d’autres sujets que la musique.
A propos de l’auteur – c’est manifestement un homme cultivé – on appréciera son détournement d’Alvin Toffler avec le titre du dernier chapitre.
L’un des meilleurs journalistes musicaux actuels publie Rétromania, un brillant essai dans lequel il s’interroge sur la nature nostalgique de la pop musique. Une occasion rêvée pour évoquer avec Simon Reynolds trente ans de critique rock.
Tsugi : “Keep the faith”, le slogan des nostalgiques anglais de northern soul, pourrait résumer votre dernier livre, Rétromania, consacré à cet esprit rétro qui habite la pop. Vous-même, avez-vous toujours réussi à garder la foi ?
Simon Reynolds : En 1984, dans les fanzines où j’ai commencé à écrire, nous avions une attitude très négative vis-à-vis de la déroute du post-punk. J’ai toujours été un journaliste grincheux, mais mon comportement obéit plus à une forme de névrose maniaco-dépressive. Quand je ne suis pas dépressif, je suis obsessionnel, totalement excité pendant les périodes que je considère particulièrement riches – le post-punk, la fin des années 80 (avec le hip-hop et des groupes comme My Bloody Valentine) et l’époque rave.
Nous traversons aujourd’hui la décennie la plus régressive depuis longtemps. On ne sent pas de vraies directions. La musique recycle inlassablement. Ma dernière grande obsession, et la dernière grande période d’invention, fut pour moi le grime anglais vers 2002–2004, ainsi que certaines des productions hip-hop américaines qui paraissaient alors futuristes, pleines d’énergie et d’agression. Le grime fut pour moi une sorte de “black british punk”, brut, très énergique, tout en étant social, l’une des dernières incarnations de l’esprit rebelle et délinquant. Je ne crois donc pas avoir jamais perdu la foi. Je suis plutôt à la recherche d’une raison pour croire.
Vos premiers textes ont été réunis en 1990 dans Blissed Out : The Raptures Of Rock …
Il s’agit d’une compilation d’articles publiés en partie dans le Melody Maker. Certains ont été cosignés avec David Stubbs ou Paul Oldfield qui, comme moi, avaient démarré leur carrière dans le fanzine Monitor. Si le Maker a toujours été à la traine du New Musical Express en terme de ventes, il est vite devenu le plus cérébral, inventif et engagé des deux magazines. Rapidement, nous nous sommes fait remarquer par nos positions très agressives. On y défendait Sonic Youth, Pixies, Throwing Muses, My Bloody Valentine, Spacemen 3 ou même The Young Gods, un groupe suisse marqué par une dimension dionysiaque et romantique.
C’était une période excitante où les groupes renouvelaient les idées du psychédélisme. Cette façon d’échapper à la réalité et de se réfugier dans une forme d’extase sonore me semblait bien résumer l’époque. L’idée du “blissed out” fait référence à l’idée de jouissance. J’étais alors très influencé par la philosophie et la “french theory”, des auteurs comme Roland Barthes, Michel Foucault, Julia Kristeva. Avec le recul, je trouve ces textes marqués par un certain nihilisme, très antipolitiques, défendant une musique fonctionnant comme un refus du monde et de l’Histoire par le biais de la jouissance, et notamment la jouissance par le bruit. Cela reflète la situation de l’époque, Thatcher et Reagan avaient été réélus, c’était une période politique sinistre. La politique et la pop ne semblaient pas dialoguer. On avait aussi l’impression que cette musique ne serait jamais mainstream, on n’aurait jamais rêvé que le phénomène Nirvana puisse arriver un jour.
En 1995, vous publiez avec votre femme, Joy Press, The Sex Revolts : Gender, Rebellion and Rock’n’Roll, qui s’intéresse, lui, à la question du genre…
Nous avions remarqué que parmi les groupes de rock alternatif que nous aimions, on retrouvait des thèmes assez frappants, mettant en scène des meurtres de femmes, des thèmes très misogynes, notamment autour de la sexualité. Au départ, nous pensions écrire un livre sur la misogynie dans le rock. Mais peu à peu, nous nous sommes intéressés à la manière dont les hommes et les femmes représentaient leur genre respectif à travers leurs chansons. C’est un livre psycho-sexuel, une sorte d’interprétation psychanalytique de la musique.
Vous avez vécu les raves en Angleterre, raconté l’histoire de l’électronique dans Energy Flash et vous vivez désormais aux États-Unis. Comment voyez-vous le succès actuel de l’électro là-bas ?
Ce qui est étonnant, c’est que la pop à guitares n’y a jamais semblé aussi peu pertinente. Écoutez des gens comme LMFAO, récemment numéro 1 des charts. Ils ont fait le riff de “Sexy And I Know It” avec une TB-303 : c’est le son de l’acid-house, parvenu enfin au sommet des charts ! La musique mainstream est désormais entièrement électronique, à part bien sûr la country et des artistes comme Adele ou Lana Del Rey. Toutes les chansons actuelles parlent d’aller en club, de se mettre la tête à l’envers, de vivre sans lendemain. On y évoque le fait de danser jusqu’à la fin du monde, de brûler ses dernières économies, on y chante l’ivresse ultime, le sexe sans limites. Cela symbolise parfaitement cet esprit actuel de plaisir et de désespoir mêlés.
Pour en revenir à Rétromania, aviez-vous réalisé, avant d’écrire le livre, à quel point la pop était une musique fondamentalement nostalgique ?
Oui, mais ce que je n’avais pas réalisé, c’est que cette tendance nostalgique était présente depuis longtemps. Elle remonte même à 1968, avec l’album blanc des Beatles. Si l’on pense à “Penny Lane”, au Village Green Preservation Society des Kinks ou, plus tard, à Morissey, la pop évoque régulièrement à quel point les choses étaient mieux avant , et à quel point elles se sont perdues. Une partie de The Sex Revolts évoque par exemple le culte de l’enfance, tel qu’il s’exprime dans le psychédélisme. Beaucoup de chanson font référence au paradis perdu, à Mère Nature, à un océan primaire. De manière plus générale, l’utopie du passé, d’un âge d’or, d’un eden, constitue une grande part de la musique.
Dans Rétromania, on croise de nombreux nostalgiques de la scène garage-rock. Ce sont des gens qui me fascinent car j’ai moi-même traversé des périodes pendant lesquelles j’étais obsédé par le passé, et notamment le garage-punk 60s. C’était une musique très intense, aux tonalités adolescentes et sauvages, aucunement nostalgique. J’ai souvent pensé que le garage-punk des années 60 possédait le même esprit que la rave music. Deux tendances marquées par la technologie (le fuzz-tone et la distorsion pour le garage), et par une musique rapide, jeune et sauvage, dédiée au présent.
Cette nostalgie, on la retrouve aussi dans la scène rave, non ?
Oui, même si, à l’origine, il était difficile d’imaginer qu’une musique aussi futuriste puisse devenir old-school. Le mouvement rave nostalgique constitue une intéressante contradiction. (rires) On retrouve chez les vieux ravers le même discours que chez ceux qui, dans les années 1960, regrettaient déjà le rock d’Elvis Presley ou de Carl Perkins. Cette attitude puriste fait partie de la scène techno et house, certains se référant aux premiers temps de ces styles comme à une époque bénie. J’ai même tendance à penser que les fans britanniques les plus purs de house music sont des gens très grincheux, particulièrement dédaigneux de la nouveauté. À New York, la plupart des gens de la scène house ont détesté le UK garage, le 2-step ou même les productions de Todd Edwards. Ils voulaient que la house ressemble inlassablement à son modèle de la fin des années 80. Beaucoup d’amateurs de musique finissent par traverser ce genre de période.
Est-ce qu’Internet a changé quelque chose là-dedans ?
Avec le numérique, on est toujours en mouvement, il n’existe aucun répit. On perd du temps, on écoute beaucoup de musique de manière distraite. On passe continuellement à autre chose tout en faisant face à une infinité de choix. Cela crée une forme d’anxiété, mais aussi une envie, une fin inépuisable de nouveautés, une dynamique addictive. Maintenant que l’époque de l’analogique est terminée, on se rend compte de ses qualités. Ce qui était bien, c’était les limites qu’imposait ce mode d’écoute, notamment la question du temps et du délai. Les délais imposés par la sortie d’un disque permettaient d’entretenir une envie.
Dans Rétromania, le rock-critic britannique s’interroge : à force de régurgiter son passé, la culture contemporaine va-t-elle droit dans le mur ?
Journaliste et auteur de quelques merveilles d’érudition stylée (dont Rip It Up And Start Again, sorte d’“histoire du post-punk pour les Nuls”), Simon Reynolds nous plonge le nez dans nos contradictions avec Rétromania, pavé littéraire dans la mare de la pop culture obsédée par son passé au point d’en oublier de s’inventer un futur. Décortiquant la nostalgie chronique qui frappe la musique, la mode ou le cinéma, le business de la réédition qui transforme les seconds couteaux en génies méconnus et les us et coutumes des tribus fétichistes, Rétromania entraîne des effets secondaires désirables. On a soudain moins envie de coffrets collector-deluxe ou d’écumer YouTube en quête de cette vidéo perdue qui a marqué les sixties, le punk ou avant-hier. Et au lieu de bricoler la machine à remonter le temps pour visiter l’époque mythique où seuls les bons disques sortaient, on se prend à fouiner, en quête du petit nouveau qui pourrait bien annoncer la prochaine révolution.
Rock&Folk : Premier disque acheté ?
Simon Reynolds : Ian Dury & The Blockheads, “Do It Yourself” en 1979. Tout a commencé avec le punk pour moi. Jusque-là, je m’intéressais un peu à la musique, j’aimais bien voir The Sweet, Gary Glitter et les Sparks à la télé, j’écoutais la radio, mais je n’achetais pas de disque. Puis j’ai entendu les disques de X-Ray Spex ou des Buzzcocks rapportés par mon petit frère, Tim, à travers le mur de ma chambre et je suis allé râler parce que ça me dérangeait quand je lisais. J’ai prêté attention aux paroles à base de “fuck this”, “fuck that”. Je n’aurais jamais cru que la pop pouvait être aussi crade. Il y avait beaucoup de gros mots sur les disques de Ian Dury aussi et des choses intéressantes, comme cette chanson où il joue un personnage de misogyne. Il a été mon Bob Dylan, j’ai aimé l’idée que les paroles puissent être complexes et à plusieurs niveaux. Je suis devenu plus passionné que mon frère, j’ai acheté Ian Dury, les Slits, Talking Heads. C’était une période très excitante.
Je me suis mis à lire la presse musicale en commençant par la troisième partie d’un article du Melody Maker sur Malcolm McLaren qui s’était exilé à Paris. Je connaissais les Sex Pistols, mais pas toute l’histoire et c’est marrant d’assembler les pièces du puzzle par soi-même. McLaren parlait des Situationnistes. J’ai cru que c’était un groupe de rock, je me disais qu’ils avaient l’air encore pire que les Pistols et qu’il me fallait le disque. Lire sur la musique me captivait, intensifiait l’écoute des disques et je suis vite devenu un fan des journalistes. C’était aussi le bon moment pour la presse musicale.
Vos journalistes fétiches à l’époque ?
La première que j’ai remarquée, c’était Julie Burchill. Les gens l’ont presque oubliée, mais elle a été l’une des plus grandes journalistes de rock. Elle avait écrit cet article féroce avec Tony Parsons sur James Dean. Et Parsons avait été un grand fan de James Dean, il se coiffait comme lui. Je crois qu’ils ont également attaqué Dylan de la même façon.
Qu’est-ce qui a déclenché l’écriture de Rétromania ?
Ça s’est imposé lentement à moi en raison de plusieurs facteurs, de choses que j’ai remarquées comme la reformation de groupes, les tournées mémoriales où un groupe joue un album dans son intégralité. C’est une forme de nostalgie très spécifique, très fétichiste. On veut entendre quelque chose qui ne s’est jamais produit, puisque aucun groupe n’avait joué ce disque en live dans son intégralité, les anciens Doors font “LA Woman”, les Stooges “Raw Power” et Brian Wilson donne “Smile”… Dans un set, normalement, les chansons sont dans un ordre différent, il y a des reprises, c’est un mélange. J’ai aussi trouvé que YouTube était étrange, fascinant et dérangeant. C’est tentant d’y passer des heures. Quelqu’un avait posté des publicités de mon enfance et je connaissais tous les jingles, ça m’évoquait des souvenirs. Et je me suis aperçu que j’avais passé cinq heures à regarder ça au lieu de faire quelque chose d’utile. Mais YouTube est aussi une ressource formidable.
Dans votre livre, vous placez les origines de la rétromania aux alentours de 1973, avec “American Graffiti”…
On pourrait même remonter à 1968 avec les Beatles jouant “Back In The USSR”, Frank Zappa et son disque de doo-wop, “Cruising With Ruben & The Jets”. À l’époque, c’était tellement peu courant que ça semblait malin. Quand Bryan Ferry et David Bowie ont enregistré des disques de reprises, c’était nouveau. Le terme post-moderne n’existait pas en dehors de l’architecture et des critiques d’art, mais c’est ce que Bryan Ferry ou Bowie faisaient. Je pense que ça leur est venu du pop-art. Jouer sur le passé était plus frais que ce qui se faisait à l’époque d’ailleurs.
Dans votre ouvrage, vous citez les pionniers du rétro, Dr Feelgood, Cramps, Jam, jusqu’aux Tributes Bands.
Pourtant, Dr Feelgood était un groupe excitant. C’est une question de contexte, les mecs avaient un bon look, personne ne bougeait comme Wilko Johnson, un peu à la façon de Chuck Berry en plus robotique. Je suis devenu obsédé par cette vidéo sur YouTube où ils jouent “She Does It Right” avec une intensité magique. On voit clairement que Lee Brilleaux est sous amphétamines, il a des tics, il a l’air enragé. Les filles qui dansent se disent ce type est dérangé. Ce n’était pas en phase avec ce qui se faisait dans la pop à l’époque, toutes ces amphétamines. Ils ont influencé les Sex Pistols, The Jam et le son de guitare de Gang Of Four.
Dans Rétromania, vous dénoncez ce repli sur le passé, mais aujourd’hui, il est devenu impossible de lancer un nouveau groupe. Plus personne ne sait ou ne veut le faire. Qu’en pensez-vous ?
Je crois que les gens sont attirés par la magie et le côté romantique de certaines périodes, par les Stones, Dylan, les punks ou le post-punk. Mais je ne comprends pas pourquoi ils ne peuvent pas créer leurs propres périodes excitantes, leurs aventures. C’est aussi difficile parce qu’il y a une telle histoire… Aujourd’hui, on connait tout des groupes, on sait qu’à un moment, ils vont tomber dans la drogue, faire telle ou telle chose… C’est comme un scénario. Quand on voit des artistes essayer de vivre en suivant ce script, c’est vide de sens.
Quand la musique a-t-elle été excitante la dernière fois pour vous ?
Il se passe plein de choses excitantes actuellement, mais elles restent dans l’underground. Chaque année, j’en entends, comme ce mec, Rusty, qui joue de l’electro. Son disque, “Glass Swords”, est épique, à la limite du prog, mais les morceaux ne durent que quatre ou cinq minutes, ils ont une certaine grandeur combinée à de la dance. J’aime des gens assez obscurs, plus appréciés dans les blogs qu’à la radio. Même quand j’écoute du rock comme Ariel Pink, ça reste assez expérimental. Ça n’a aucune chance de passer à la radio aujourd’hui. Dans les seventies peut-être…
Pourtant la radio d’aujourd’hui est rétro…
En Amérique, on a beaucoup de stations de classic rock. Et des stations qui diffusent le top 40 avec Rihanna, Britney Spears, LMFAO. C’est marrant mais, pour moi, ça ressemble à de la house ou de la techno des années 90. Je suppose que cette musique a finalement touché le mainstream. Les américains moyens ne s’intéressent pas aux guitares, sauf si c’est de la country et en général des trucs chiants comme Bryan Adams. On a également la radio nationale américaine qui passe de la musique pour hipster, c’est quasiment devenu la station de Pitchfork. J’écoute pendant une demi-heure, mais c’est trop propre, trop gentil et je retourne au classic rock pour avoir des riffs.
Dans Rétromania, vous insistez sur deux périodes majeures, les sixties et le punk…
C’étaient des périodes spectaculaires, c’est pour cela qu’elles ont conservé leur importance. Elles se jouaient sur le présent, elles étaient focalisées sur elles, sur le moment. Les scènes rave et techno des années 90 étaient similaires en cela , rivées dans le présent à regarder le futur. Puis on a vu apparaitre des groupes, monter une scène rétro qu’on a appelé hipster house. Ils ont étudié le mouvement de près, observé les flyers classiques du début des années 90 et recopié leurs défauts, photoshoppé tout ça, utilisé l’imagerie de la Hacienda. Ils imitent même les gestes de ceux qui dansent sur les vidéos. C’est le même processus que celui du revival garage-punk avec les groupes qui ont décortiqué les pochettes de disques pour trouver les mêmes amplis, recopier les coupes de cheveux. Je me demande ce qu’on pourra copier de notre époque quand même.
Vous pensez que toute créativité a disparu ?
Je crois que le problème, c’est que beaucoup de plans sympas ont déjà été fait. Il reste peut-être des choses très expérimentales qui ne sont pas très agréables à écouter. Et encore, quand on se penche sur l’histoire de la musique expérimentale, on se dit que la plupart des choses ont été faites à la fin des sixties.
Il y avait cette collection “Prospectives 21e Siècle” aux pochettes argentées avec Pierre Henry…
Les Beatles écoutaient ce genre de choses, Pierre Henry a enregistré avec Spooky Tooth. Ce que j’aime à propos de cette période, c’est qu’on parlait de musique expérimentale. Les journaux écrivaient des articles sur le sujet en estimant que c’était important, même s’ils ne comprenaient pas tout. Ils disaient que dans cinquante ans, il n’y aurait plus de violons, d’orchestres, uniquement de la musique électronique. C’est plutôt l’inverse qui s’est produit.
Comme il y a de moins en moins de disques physiques, une rétromania du mp3 pourra-t-t elle avoir lieu ?
J’ai lu un article expliquant qu’on cherchait un moyen de revendre ses mp3. Je me demande comment ça peut marcher. Il va y avoir un point de rupture quand on ira dans un magasin de disques d’occasion. Après une certaine date, on ne pourra plus acheter de disques. Ça va aller jusqu’aux années 1990 et puis, il n’y aura que des CD. Je ne peux pas imaginer les CD devenant collector. La culture numérique va poser un problème. Si on a tous des livres électroniques, c’est dommageable pour les gens en 2080 ou après. Ils ne pourront pas revenir en arrière, trouver des bouquins avec des couvertures étranges, des designs différents. Peut-être que tout sera sur internet. Je n’en sais rien.
Vous dites que le rock’n’roll est à la racine de tout et qu’il revient toujours, même dans le glam. Peut-il encore revenir ?
C’est comme ça que je conclue le livre. Le rock’n’roll revient, mais il est vide, il ne reste que le style, sans le sens. Je crois que Lana Del Rey incarne cela. Elle utilise les signifiants de différents styles, mais ce n’est que de l’image, du superficiel. Ces codes n’évoquent rien, ils n’ont pas un sens précis. Quand elle cite James Dean par exemple dans “Blue Jeans”, on a l’impression que c’est le nom d’une marque.
Pour conclure, vos cinq albums cultes ?
J’essaie de prendre ceux qui ont vraiment compté pour moi et qui sont bons d’un bout à l’autre. “For Your Pleasure” de Roxy Music”, “Remain In Light” des Talking Heads, “Forever Changes” de Love, “Cut” des Slits et je prendrai aussi un disque de techno, une période importante pour moi, “Selected Ambient Works 85–92” d’Aphex Twin.
Le dernier disque qui vous ait plu ?
Metronomy, “The English Riviera”.
Votre prochain livre s’attaquera à quoi ?
Ce livre était sur le présent, même si je remonte aux années 70. Pour le prochain, sauf si quelque chose de révolutionnaire se produit, je vais me pencher sur l’une des nombreuses périodes de la musique qui m’intéressent et sur laquelle j’ai quelque chose à dire. Il reste beaucoup d’histoires à raconter, ce qui est étrange vu le nombre de livres sur la musique qui sort.
Vous préférez une bonne vieille Game Boy à la dernière console de Sony ? Vous gardez précieusement vos figurines Star Wars ? Vous achetez de vieilles cassettes dans les brocantes ? Vous adorez regarder de vieux épisodes du Collège Fou Fou Fou sur YouTube ? Ce livre, Rétromania, parle de vous avec des concepts comme sample, bootleg, vintage, remake, remastering, remix.
Le regard dans le rétroviseur est la constante du modèle culturel contemporain. C’est en tout cas la thèse qui est développée en à peu près cinq cents pages assez claires par Simon Reynolds, critique de rock, anglais, avec cette question : comment la culture pop recycle-t-elle son passé pour s’inventer un futur ?
Je ne vais pas rentrer dans les détails de cette jolie petite brique ultra-documentée, référencée, mais je veux juste vous dire que c’est bourré d’humour et d’exemples. On parle beaucoup de musique dans ce volume, mais sous un angle un peu particulier, la manière dont on la recycle, la réédite, les cycles musicaux, les reformations de groupes. On parle aussi, vous l’aurez sans doute compris, de jeux vidéos, de télévision et de fringues, et cette théorie est évidemment appliquée à tout le secteur culturel.
C’est une thèse très sérieuse, mais qui est pimentée par toutes sortes de dispositifs qui rendent la lecture super agréable, comme de toutes petites biographies qu’on trouve à certains endroits du livre, des bios de fans de vintage ou de fondus de recyclage, de collectionneurs, par exemple. C’est vraiment très intéressant, très agréable à lire, c’est un livre qu’il faut avoir dans sa bibliothèque aujourd’hui puisqu’il parle des fans de musique, des fans de culture.
Le livre a pas mal marché dans les pays anglo-saxons et se voit traduit dans une maison d’édition assez intéressante, très chouette, qui s’appelle Le Mot et Le Reste.
Un livre qui va de la coupe de cheveux aux jeux vidéos vintage en passant par la musique, le cinéma, et la manière dont tout cela est recyclé, passé dans la grande lessiveuse à idées.
Drugstore sur PURE FM
Dans Rétromania, le critique rock Simon Reynolds analyse la montée en puissance du passéisme dans la culture populaire.
Le futur de la musique ? Son passé ! Sommairement énoncé, c’est la thèse que défend, sans cacher sa consternation, le critique musical Simon Reynolds dans son ouvrage Rétromania, comment la culture pop recycle son passé pour s’inventer un futur. Un essai copieux de près de 500 pages, bourré d’anecdotes et d’enquêtes (du rock garage à la techno, en passant par la northern soul ou le punk perçu comme réactionnaire), qui décortique l’innovation toujours plus faiblissante d’une époque férue de groupes vieux d’un demi-siècle, de rééditions ou d’emprunts plus ou moins assumés.
“Plat est le premier mot qui me vient à l’esprit lorsque je songe aux dix premières années qui ont suivi l’arrivée du futur (l’an deux mille). (…) Cette pénurie de nouveautés se constate à tous les niveaux, des marges semi-populaires au cœur du mainstream le plus clinquant.” La posture du “c’était mieux avant” étant toujours suspecte, Reynolds avance prudemment, pointant notamment son âge (49 ans) pour expliquer une forme de lassitude : autour de 40 ans, l’auditeur moyen aurait tendance à se replier sur ses repères de jeunesse. Mais il ne s’arrête pas à cet argument purement psychologique.
Archives inépuisables
La pop n’est plus toute jeune non plus. On peut en discuter l’année de naissance exacte, mais elle prend forme au milieu des années 1950 avec le rock’n’roll et une culture spécifiquement jeune. Depuis plus de soixante ans, les enregistrements s’amoncellent. Le critique isole d’ailleurs des périodes de grande émulation artistique, aux multiples avancées créatives et innovantes : les années 1960, cet ”âge d’or” (les groupes millésimés sixties, même sénescents, font encore un carton…), et les années 1980, avènement de la vague post-punk, du hip-hop et de la mouvance techno.
À compter encore tous les développements intercalaires, moins décisifs en termes de nouveauté (comme le rock progressif des années 1970 ou le grunge des nineties), cela commence à faire un e longue traîne historique dans laquelle puiser pour l’amateur contemporain. Et non seulement pour le “consommateur”, mais aussi pour les jeunes artistes qui ont désormais à disposition une banque d’archives inépuisable via le net.
L’argument décisif de Reynolds se situe justement dans l’analyse des nouveaux modes de diffusion de la musique. “Dans les années 2000, grâce aux nouvelles technologies de distribution et de stockage, l’accumulation frénétique de musique a semblé sortir de la marge pour toucher le grand public.” Non seulement les possibilités quantitatives ont explosé (selon une offre légale ou pas) mais cette massification de la musique à disposition a aussi atténué l’attention qualitative qui se disperse tous azimuts. Plutôt que d’écouter religieusement son “Long Play”, on fait défiler les titres de son ipod de manière aléatoire, sans les écouter jusqu’à la fin.
Cette tendance se traduit d’ailleurs dans les chiffres même des ventes, avec un marché des nouveautés qui s’effrite toujours plus au profit du “backcatalogue” (les “vieilleries”), sans parler de jeunes artiste, aussi doués soient-ils, qui manient mieux les outils de la citation que de la création, parfois dans un esprit de nostalgie confessé. Prenant l’exemple de la science-fiction, genre littéraire en panne de projection, Reynolds dépeint une pop craintive, qui se réfugie dans le passé par peur d’un avenir qui ne fait plus rêver.
Rétromania, le dernier livre du journaliste et théoricien anglais Simon Reynolds, est un pavé de près de 500 pages dans la mare croupie de la culture pop. Pour le résumer en une phrase : le «c’était mieux avant », ça suffit maintenant. Alors que nous lisions ce livre, les deux phénomènes culturels du moment s’appelaient The Artist (un film muet en noir et blanc) et Lana Del Rey (une chanteuse qui semble surgie de 1962). Deux exemples parmi un million, que Rétromania, ouvrage important parce qu’il saisit l’air du temps, recense et analyse. Selon Simon Reynolds, 48 ans (même s’il en paraît quinze de moins), le dernier phénomène novateur dans la culture pop fut le mouvement rave des années 90 (et c’est peut-être aussi parce qu’il en était). Depuis, tout se passerait au passé, et au coin de la « re » : reformations, remixes, recyclages, reprises, revivals, remakes, rééditions, rétrospectives et références… Le cinéma, la mode et le design ne sont pas épargnés. Le rétrovirus touche à la fois le mainstream (via internet et la télé) et les hipsters (ceux qui portent des barbes de pépés, réhabilitent les cassettes et roulent sur des vélos à freinage par rétropédalage). Dans un monde de merde (le nôtre), la nostalgie et le futur antérieur semble être les seuls échappatoires, les seuls espaces fantasmatiques. Les innovations technologiques des années 2000 (internet, le MP3) n’ont pas entraîné de révolution musicale, mais au contraire exhumé toutes les strates du passé. Les archives mondiales de la culture moderne sont en accès libre sur YouTube. Bien sûr, on n’a pas toujours envie de s’en plaindre. D’autant que le passé n’est pas nouveau – avant l’invention de la musique enregistrée, tout était affaire de tradition et de transmission, non ? Mais on ne peut que donner raison à Simon Reynolds : cette omniprésence du passé dans la culture du XXI è siècle (consciente ou non, revendiquée ou subie) devient pesante, aliénante et asphyxiante. Comme un symptôme alarmant de l’état de la culture pop.
On a appris il y a quelques semaines que Blur allait jouer cet été à Londres avec les Specials et New Order. Trois générations de « rétromania ». Iras-tu à ce concert ?
Hum, je n’ai jamais vu les Specials, et ça me plairait bien de les voir. Sur les concerts de reformations, je n’ai pas d’avis tranché. Je suis allé voir la reformation de Gang Of Four, que je n’avais pas vu en 1980. Ils étaient très bons, des gens ont dit qu’ils étaient même meilleurs qu’à l’origine. Dinosaur Jr, ils jouent des nouvelles chansons. C’est moins une reformation qu’une réactivation. La vie est dure pour les musiciens. Que sont-ils censés faire ? Arrêter la musique et devenir chauffeurs de taxis, ou travailler dans un magasin ? Ce qui est déprimant, c’est quand ils deviennent très nombreux. Si on ajoute les nouveaux groupes qui sonnent rétro, ça alimente cette idée générale d’une scène dominée par le passé. Et bien sûr il y a YouTube, qui depuis son apparition en 2006 a fait resurgir tout le passé. Culturellement, on pourrait vivre avec YouTube, ou s’y perdre.
Depuis l’écriture de ce livre, arrives-tu à être un rock-critic normal, à feindre de t’enthousiasmer chaque semaine pour les nouvelles sorties ?
Franchement, je trouve toujours beaucoup de disques qui me plaisent. Mon album préféré l’année dernière, c’était celui de Metronomy. Ce n’est pas vraiment de l’avant-garde, mais ils ont trouvé un truc spécial, unique. La musique n’a pas non plus l’obligation d’être ouvertement futuriste ou électronique. Quand un disque est très bon, je ne me pose pas la question de l’innovation. J’aime beaucoup Chairlift, Rustie, Oneothrix Point Never, James Ferraro, Ariel Pink. Ce ne sont pas des groupes qui vendent beaucoup de disques, mais ils ont une réputation qui dépasse leurs ventes. Ils ont un succès d’estime, auprès des critiques, des blogs. Donc tout ça arrive, il y a des individus qui apportent de la fraîcheur. Mais j’aimerais que ça s’applique à tout un genre, à une tendance. Dans les années 90, j’étais à fond dans la culture rave et jungle. J’avais une foi presque religieuse, patriotique, dans ces mouvements. C’était mon identité. J’aimerais pouvoir retrouver ce sentiment.
Tu es donc touché par la nostalgie du futur… Ce livre est-il aussi un signe de ta crise de la quarantaine ?
Je ne sais pas, certaines personnes me l’ont dit et reproché, tout en reconnaissant que mes arguments étaient incontestables. Mais je me suis toujours intéressé à ces questions. Au milieu des années 80, j’avais 22 ans, et j’écrivais dans mes premiers fanzines « qu’est-il arrivé à la musique ? ». J’étais déjà négatif quand j’étais jeune ! Mais c’est vrai qu’en vieillissant, on s’emballe moins facilement, on a toujours des points de comparaison.
Ce livre est assez mélancolique. Es-tu le médecin légiste de la culture pop ?
Non, parce que les gens voudront toujours entendre de la musique, dans différents contextes, pour différentes raisons. Mais la musique n’a plus le même sens, elle change, devient autre chose. Je ne sais pas trop ce que ça va devenir. Les choses que j’attendais de la musique quand j’étais jeune, je crois qu’elles ne se produiront plus. Je peux prendre l’exemple du lien entre la pop-music et la politique. Les mouvements sociaux, les révoltes populaires de ces derniers mois, n’ont pas de bande-son. Quand ça a éclaté en Angleterre, beaucoup de journalistes ont demandé : où est la chanson ? Cette question était prévisible, elle vient d’une ancienne façon de penser, la présomption qu’il y aurait forcément une musique pour accompagner les mouvements sociaux. Pendant les émeutes en Angleterre, il y avait de la musique pendant les défilés, mais elle venait d’avant, du vieux grime de 2004, du dubstep. Je n’ai pas connaissance d’une chanson écrite pour et pendant les émeutes. Il y a une cassure entre la production musicale et la réalité du monde. Tout ce que j’ai noté, c’est que l’année dernière aux Etats-Unis, beaucoup de chansons pop parlaient de faire la fête à fond, de prendre une grosse biture, de faire péter la carte de crédit une fois pour toutes. Il y avait un sous-texte apocalyptique, c’est la fin du monde, faisons la fête, un dernier verre. Ça faisait écho à la crise financière. Mais les gens qui ont écrit ces chansons sont sans doute très à l’aise financièrement.
Depuis quelques années, nous avons accès à toute la musique, gratuitement si nous le voulons. Et pourtant nous ne sommes pas contents. Sommes-nous des enfants gâtés ?
Sûrement. Quand j’étais gamin, j’aurais rêvé du monde actuel : de la musique partout tout le temps. Pour trouver de la musique, il fallait aller à la bibliothèque, emprunter des disques aux copains, faire des copies cassette – et les cassettes coûtaient de l’argent. C’était très limité, très frustrant, j’en voulais plus. Mais au moins j’avais le désir. Aujourd’hui, je suis comme un gamin enfermé dans une confiserie : je me goinfre jusqu’à me rendre malade. Les gens de ma génération ont peur que ça s’arrête, ils veulent tout prendre tout de suite. Les plus jeunes, qui ont grandi dans la confiserie, sont peut-être plus raisonnables, ils prennent seulement ce dont ils ont besoin.
*Et peut-être qu’ils auront un jour envie de sortir de la confiserie. L’innovation pourrait venir de gens qui créent en dehors du nouveau média mainstream, internet. *
Le retour au vinyle et aux cassettes est un signe de ça. Et le live prend de l’importance, c’est la musique qu’on ne peut pas reproduire, il faut être là. La proximité et la connexion physiques sont importantes. Le problème des supports digitaux, c’est qu’ils ne sont pas exclusifs pour la musique. L’iphone ou l’ipad sont des portails pour la musique, mais aussi pour tout le reste. On y écoute de la musique tout en faisant plein d’autres choses, toujours distrait. Les gens qui n’écoutent la musique que sur leurs téléphones ou leurs ordis n’entendent pas tout. Ils pensent plus au côté pratique qu’à une expérience artistique.
Par rapport à Internet, beaucoup de gens ont perdu leur enthousiasme ces dernières années. C’est arrivé avec chaque nouveau média. Au début, c’est une utopie, on se dit que ça va ouvrir des possibilités nouvelles. Et finalement, quand ce média est entré dans la vie des gens, on se rend compte que c’est juste un système qui a remplacé l’ancien, une autre façon de gérer les mêmes traits humains. Ce que reflète Facebook, c’est beaucoup de vanité, ou de solitude. Des gens qui cherchent à se mettre en avant, d’autres qui se disputent. J’ai eu un site internet très tôt, puis je me suis mis à bloguer – de très bonnes expériences, j’ai rencontré des gens, je m’y suis fait des amis que je n’ai jamais rencontrés. Je ne suis pas du tout contre la technologie. Mais Internet n’améliore pas la nature humaine. Et il fait perdre beaucoup de temps. J’ai téléchargé tellement de musique que je n’ai jamais écoutée.
Connais-tu des domaines artistiques qui ne sont pas affectés par le rétro ?
Le rétro n’est pas nouveau bien sûr, il a simplement pris de l’importance. Les plus touchés sont la musique, la mode et le design en général. La mémoire est très importante dans les arts plastiques, mais je ne sais pas s’il y a un mouvement de peinture rétro. La littérature a l’air épargnée. Je ne connais pas d’écrivains qui décident d’écrire comme Flaubert ou qui se fait remarquer parce qu’il ré-écrit comme Thomas Pynchon. Alors qu’en musique, il y a les Black Keys, qui sonnent vraiment comme des groupes d’une autre époque. Il y a eu des avant-gardes dans la littérature, mais c’est resté marginal, l’équivalent de la musique concrète ou électro-acoustique. Dans le cinéma, il y a beaucoup de rétros. J’aurais pu écrire sur le film Super 8, qui est à la fois un hommage à Spielberg et à une technologie rétro. Drive est assez rétro. Et puis The Artist aurait été parfait pour le livre. Le rétro est présent dans la plupart des domaines.
Depuis l’écriture de ton livre, les choses ont-elles évolué ?
J’aurais pu finir sur un chapitre plus optimiste, parler aux gens qui pensent vraiment faire la musique du futur. Partout dans le monde, il y a des individus qui essaient. Il y a toujours plein de gens très talentueux. Les conditions ont changé, mais les gens s’adaptent. Il y a des jeunes qui n’ont connu qu’Internet, qui connaissent des musiques du monde entier, et qui vont faire une musique novatrice avec tout ça. Ce ne sera pas dans le cliché de la musique futuriste, mais ça va être bizarre et intéressant. J’ai envie de voir ce que les très jeunes musiciens, qui ont écouté des milliers de choses sur internet, vont faire. Une chanteuse comme Grimes est intéressante : elle écoute tout, elle appelle son style « post-internet music ». Elle combine tout de manière épique, elle veut faire 30 albums. Ça ressemble parfois aux Cocteau Twins des années 80, mais les rythmes sont plus intéressants. Elle est sous l’influence permanente des nouveautés qu’elle découvre. Au fond, ce n’est pas très différent de Björk, dont la musique change en fonction de ses projets, des gens avec qui elle travaille.
Björk a tenté de continuer à innover avec son dernier projet Biophilia. Mais elle a échoué, non ?
J’ai trouvé le projet courageux, mais pas réussi, ça n’a pas fonctionné. Je n’ai pas vraiment vu les applications. Mais la musique sonnait trop comme des choses déjà entendues.
On sent aussi qu’il y a peut-être aujourd’hui plus d’énergie créative en Afrique, en Amérique du Sud…
Sans doute. « The West should rest », l’occident devrait se reposer pour retrouver de l’énergie. L’Europe vieillit, alors que des pays comme l’Inde, le Brésil ou la Chine ont des populations beaucoup plus jeunes, avec des économies croissantes. Ces pays ont leurs valeurs et leurs structures traditionnelles, mais aussi des jeunes qui sont sur internet, qui ont des I-phones et qui connaissent très bien la pop music du monde entier. Tout ça génèrera peut-être des phénomènes intéressants, mais pas forcément musicaux. L’expression et la rébellion de la jeunesse passeront peut-être par autre chose que la musique.
Connu pour ses ouvrages audacieux et très fouillés sur le post punk (Rip it up and start again) et la rave culture anglaise (Energy flash, Generation ecstasy), le critique britannique Simon Reynolds (dont nous publions un texte inédit en français paru dans « Chronic’art #75 ») a surtout accompagné via le « Melody Maker », « Spin » ou « The Wire » la plupart des mouvements musicaux souterrains de ces trente dernières années (des premiers soubresauts de l’indie pop à l’hantologie, en passant par le post-rock, la house ou le hip-hop). Mais comme la plupart des mélomanes et théoriciens contemporains, cet enthousiaste traditionnel de la modernité musicale a vécu le grand glissement de paradigme culturel de ces dix dernières années (« de la néophilie vers la nécrophilie ») comme un moment de crise. Analyste acéré des phénomènes d’accrétions postmodernes qui affligent la culture pop dans son ensemble autant que passionné lambda intimement concerné par l’évolution des pratiques d’écoute au milieu des fluxes ininterrompus, Reynolds a consigné théories, autobiographie et histoire pointilleuse des phénomènes revivalistes à travers les ères dans ce qui est sans conteste le premier grand ouvrage théorique sur la pop après Internet : Rétromania.
Chronic’art : Au début du livre, vous évoquez la nostalgie qui est devenue l’une des normes de notre temps avec une phrase étonnante : « Le présent est devenu un pays étranger ».
Simon Reynolds : En fait, j’ai déformé une phrase devenue proverbiale de l’écrivain britannique L.P. Hartley, tiré de son roman Le messager : « Le passé est un pays étranger, où les gens agissent de manière différente ». Le livre a été adapté en film par Joseph Losey dans les années 70, et c’est Michel Legrand qui a composé la musique. C’est un livre sur le changement d’une époque, et sur le temps qui passe et qu’on ne peut jamais retrouver. Je fais partie d’une génération qui a connu quelque chose de similaire. La petite ville où j’ai grandi en Angleterre était pleine de champs, qui ont tous été remplacés par des espaces urbains. Et quelque chose d’équivalent à la révolution industrielle, en intensité, est arrivé ces quinze ou vingt dernières années avec les nouvelles technologies de communication.
Ce que vous expliquez à travers votre description de l’essor d’un retro proéminent, omniprésent, c’est que le passé nous est souvent plus familier que le présent. Sans même parler du futur…
C’est quelque chose de prégnant. Mais je ne crois pas être le seul à avoir écrire sur le sujet. Le nombre sans cesse grandissant de parutions sur l’histoire de la musique me semble significatif. Nous sommes presque dans un âge d’or des livres sur la pop. Est-ce que vous avez lu Electric eden, de Rob Young ? C’est un livre que je considère absolument majeur sur l’aventure des rêves folkloriques dans la musique britannique au XXe siècle. Il y a eu d’autres excellents livres qui se concentrent sur des moments où des thématiques plus resserrées. Mais d’une manière générale, ces livres ont tous le même but : essayer de dégager un contexte historique et psychique plus précis que celui habituellement véhiculé par les livres d’histoire, notamment ceux sur la musique. Et ce sont des livres dont le sujet est la musique, mais qui en parlent finalement assez peu. Je pense que ça répond à un besoin de plus en plus aigu des gens qui découvrent ou redécouvrent la musique du passé, grâce au coffre aux trésors qu’est Internet, de mieux la comprendre. Décontextualisée, des-historicisée, elle peut rester muette, ou au moins opaque, dénuée de ce qui lui donnait un sens. Sans contenu critique et analytique de fond, Internet ressemble à la radio.
J’écoute beaucoup la radio dans ma voiture à Los Angeles, où j’habite depuis quelques temps, et il y a énormément de stations dédiées à la musique du passé, mais sans thématiques pour l’organiser. On peut entendre un morceau de ZZ Top enchaîné avec du Joy Division. Les Clash et Led Zeppelin. Il n’y a plus de division, plus de différences. Ces groupes étaient écoutés par des gens très différents, à l’époque de leur essor, qui se considéraient comme des ennemis viscéraux. Le sens profond de ces musiques s’est perdu en route. Sur internet, c’est à la fois pareil et différent. On trouve tous ces blogs animés par des hipsters qui se passionnent pour les musiques d’autres temps, d’autres continents, souvent les deux en même temps. Des sites sur le gospel enregistré dans les années 20, sur les musiques sacrées en Iran… Mais rendues disponibles tel quel sans aucune explication… C’est pourtant de la musique qu’il faut étudier en détail pour y comprendre quelque chose. Les musicologues qui ont ressuscité le folk anglo-saxon dans les années 50 et 60 ont passé des années à le décortiquer avant de déclarer y comprendre quelque chose.
Est-ce que vous considérez Rétromania comme un ouvrage d’histoire ? A bien des égards, il s’apparente à une sorte d’archéologie foucaldienne.
J’ai été très marqué par Foucault, bien sûr. L’Archéologie du savoir et L’Histoire de la sexualité ont beaucoup influencé mes premiers écrits. Disons que mon intention était d’écrire une histoire du présent, ou plutôt du long présent de ces trente dernières années. Une histoire de la pop à l’ère de l’Internet à haut-débit, ou de nos vies de mélomanes à l’ère des réseaux. C’est presque un livre d’anthropologie, quand j’y pense, sur les personnes que nous sommes devenus avec la naissance de nos doubles connectés 24/24h en wi-fi. Ca affecte autant notre rapport à l’art que nos individualités profondes. Et notre rapport au passé fait partie des choses qui ont le plus changé ces quinze dernières années : les artefacts du passé existent désormais dans une proximité absolue avec notre présent, on peut y accéder instantanément dès qu’on en ressent le désir ou le besoin. Je le mentionne quelque part dans le livre : il m’arrive souvent de télécharger un disque que je possède, parce que ça me prend moins de temps que de le retrouver dans ma collection.
Vous écrivez du point de vue d’un mélomane et collecteur compulsif de disques de longue date : pensez-vous que la fièvre de téléchargement compulsif dont les fans de musique souffrent et qui se perdent souvent dans l’offre pléthorique en ligne concerne les auditeurs plus occasionnels ? Internet est-il également est en train de les faire muter ?
Je fais partie d’une génération qui a grandi dans une ère de rareté. Le mélomane compulsif était plus souvent frustré que contenté, parce que les nouveautés autant que les disques épuisés étaient non seulement chers, mais très difficiles à trouver. Aujourd’hui, je me retrouve dans une situation où tout est à ma portée, mais où je me sens toujours autant affamé. Je me demande à quel moment cette faim, cette impression de non-satiété va finir par s’estomper ou disparaître. Je connais beaucoup de gens qui continuent à télécharger de manière obsessionnelle, tout en sachant qu’ils n’écouteront jamais le dixième de ce qu’ils amassent. Surtout, la plupart regrettent les sentiments intenses qu’ils ressentaient à l’écoute de disques qu’ils avaient dû se battre pour posséder. La « décommodification » de la musique lui fait du mal. Payer pour de la musique faisait partie du processus libidinal qui nous la faisait aimer. A moins d’être très, très riche, personne ne pouvait se permettre d’acheter des disques au hasard. Choisir un disque, c’était une décision très sérieuse, qui avait des conséquences. Du coup, ne serait-ce que jouer un disque était un acte qui avait beaucoup plus de sens. Un disque que l’on a téléchargé gratuitement, on en stoppe l’écoute beaucoup plus nonchalamment. Ce n’est pas seulement lié au fait qu’il s’agisse de fichiers dématérialisés. Le coeur y est moins. Si une œuvre d’art cesse d’être un bien, il est beaucoup plus difficile d’éprouver du fétichisme à son égard.
Vous utilisez le terme « mystique », pour évoquer cette sensation juvénile de tenir un disque tant désiré en main, avant même de l’écouter…
Oui, et cette mystique est beaucoup plus ténue quand il s’agit d’un fichier son, quand bien même c’est un disque que l’on cherche depuis des années, ou une nouveauté très attendue. Pourtant, l’histoire des enregistrements réifiés en objets est très courte. Peut-être que l’avènement de la musique sous forme de fichiers est un retour à cette ère où la musique n’était que de l’information dématérialisée sous forme de partitions ou de tradition orale. L’immatérialité de la musique est quelque chose de très naturel. L’ère de la musique incarnée sous forme d’objets que l’on peut collectionner, fétichiser et rechercher est en tout cas en train de disparaître.
L’amassement permettait la connaissance et l’érudition. La mutation de la musique en flot ininterrompu ne change-t-il pas radicalement notre rapport à cette connaissance ?
Cela accule la musique à devenir cette chose qui accumulerait tous les défauts de l’objet marchandisé : quelque chose de malléable à l’envie selon le désir de l’individu, de purement utilitaire. Jacques Attali en parlait très bien dans Bruits : pour lui, l’ère de la musique enregistrée signifiait la décadence de la musique comme événement social, qu’il s’agisse d’une symphonie dans un opéra, d’une messe dans une église ou d’une chanson folklorique dans une fête de village. La musique était liée au rituel, au collectif, et liée aux cycles de la vie quotidienne. Le fait que la musique puisse se plier au temps de l’intime et au désir d’un individu tord fondamentalement son essence. Je crois de mon côté que l’objet en tant que totem de désir, qu’il fallait rechercher tant qu’il avait une valeur, a continué quelque chose de l’aspect sacré de notre rapport à la musique elle-même. Le fait que la musique soit redevenue non-matérielle ne l’a pas rendue plus sacrée. Pire, elle ressemble encore plus qu’avant à une devise qui circule sans faire valoir aucune valeur fondamentale. En tout cas, j’ai beau l’écouter tous les jours, la musique sur le disque dur de mon ordinateur me semble diminuée.
Votre point de vue par rapport à Internet reste plus ambivalent que proprement conservateur. Dans Rétromania, on sent beaucoup votre propre culpabilité face à votre perméabilité face à ce que vous décrivez, votre participation involontaire au changement de paradigme…
Si l’on écrit un livre dont le propos est une dénonciation de la nostalgie généralisée, du parasitage du passé sur le présent ou du fait que rien de neuf ne serait arrivé dans la musique en dix ans et que notre artiste préféré de ces dix dernières années est Ariel Pink, il faut se rendre à l’évidence : on a une grosse contradiction sur le dos, et il va falloir se remonter les manches pour essayer de la résoudre. Mais Pink ne fait pas que du pastiche, il travaille presque thématiquement sur la composante élégiaque de sa musique, sur l’aura des vestiges du passé elle-même, en tant que ce sont bien des vestiges. Le sujet de Rétromania est autant la majorité de la pop music qui me semble moribonde et sans originalité que tous ces groupes et musiciens que j’adore qui travaillent sur la mémoire, la nostalgie et le passé de manière créative et innovante. Tous les groupes affiliés à l’hantologie, les artistes des labels Ghost Box et Mordant Music ou The Caretaker, James Ferraro ou Ariel Pink ne parlent que du passé et de l’histoire britannique récente, des années 60 et 70, de l’inconscient culturel britannique et de la disparition de l’idée du futur. Il m’a paru particulièrement opportun de parler de ces artistes dans Rétromania, d’autant que leur émergence ces cinq dernières années tombe absolument à pic comme un symptôme du phénomène que je tente de décrire. Curieusement, la plupart des groupes actuels que l’on classe dans le « retro » manipulent une musique qui nous paraissait autrefois futuriste. Plus personne aujourd’hui n’oserait copier Elvis Costello ou les Ramones, parce que leur musique recyclait déjà le passé à leur époque. Et j’ai du mal à imaginer un groupe qui serait influencé par Ghost Box dans le futur.
Vous évoquez souvent dans le livre « la nécessité d’être innovant » comme une éthique créative. Est-ce que vous y croyez encore ?
Je me présente souvent comme un « moderniste démodé ». La critique de Rétromania que j’ai lu et entendu le plus souvent jusqu’à maintenant est cette idée d’un mouvement dialectique éternel qui dicterait que toutes les formes d’innovation sont initialement, d’une manière ou d’une autre des occurrences de recyclage du passé. Aux Etats-Unis, on ne compte plus les ouvrages universitaires et grand public qui célèbrent le plagiarisme et le sampling à l’infini. Il y a un livre écrit par un journaliste très malin, Kenneth Goldsmith, qui est paru l’an dernier et qui s’appelle Uncreative writing. Il enseigne à l’Université de Pennsylvanie, je crois. Et il interdit à ses élèves d’écrire quoi que ce soit de nouveau. A la place, il les oblige à utiliser Google, les moteurs de recherche de bases de données, les encyclopédies en ligne… Tout doit provenir de textes tiers. Jonathan Lethem a écrit un texte qui s’appelle The Ecstasy of influence, dont le titre lui-même est un mash-up de L’Extase de la communication de Baudrillard et de The Anxiety of influence de Harold Bloom, et qui non seulement célèbre l’appropriation de textes préexistants mais est écrit à partir de phrases empruntées à d’autres textes. Reality hunger : a manifesto de David Shields est un texte théorique construit sur le même modèle et basé sur le même sujet qui mélange idées originales et emprunts transparents avec d’autres textes théoriques. C’est un mouvement d’idées qui n’est pas vraiment neuf, mais qui est revenu avec une force inédite dans le monde des idées anglo-saxon ces dernières années. Il y a une sorte de joie collective qui a l’air de s’exprimer, et par laquelle les gens se sentiraient libérés du poids de quelque chose de terrible.
Malheureusement, ça ne s’exprime pas de la plus intelligente des manières : démontrer que « tout est un remix d’autre chose » en citant Star Wars ou Led Zeppelin ne me semble pas particulièrement pertinent, pour la simple et bonne raison que tout le monde le sait déjà depuis trente ans. J’ai même entendu dire que les Beatles n’avaient rien inventé. C’est complètement absurde. On me reproche souvent d’avoir une conception très démodée de l’originalité dans la création, mais je ne crois pas : tous les musiciens ont des racines et des influences, bien sûr, mais je pourrais faire une liste infinie de groupes et de musiciens qui les ont dépassé avec des œuvres totalement innovantes et qui ne ressemblaient à rien de ce qui avait été entendu jusque-là. Kraftwerk, les Talking Heads… Même Led Zeppelin, qui utilisaient des riffs de blues, avaient un son et un univers totalement inédits. Recycler un riff de blues ne signifie pas qu’on est un groupe postmoderne. Si tout était le recyclage de quelque chose du passé, comment expliquer que des choses nouvelles émergent malgré tout ?
Votre définition du neuf semble dépasser le contexte de l’originalité et du débat sur la postmodernité…
Il y a quelques exemples, au vingtième siècle, de propositions musicales qui n’avaient aucun lien avec le passé : la musique concrète, la musique électronique dans les années 50 et 60. Mais ce ne sont que des exceptions qui confirment une règle à laquelle je crois : les musiciens sont tous des sommes d’influences.
Mais ce n’est pas ce que je critique dans Rétromania. Prenons l’exemple de la guitare électrique dans les années 60 et 70 : on peut répertorier des centaines et des centaines de musiciens qui l’utilisaient de manière différente et en sortaient des sons différents. Littéralement, ils auraient dû arriver au bout des possibilités qu’offrait le combo guitare, ampli, effets et studio. Pourtant, dans les 80s, The Edge de U2, Sonic Youth ou Johnny Marr des Smiths semblent repartir de zéro. C’est la même chose pour le saxophone, le sampler ou l’écho à bande. Il y a toujours quelqu’un, un inventeur ou un musicien, qui débarque et nous fait penser la musique et ses possibilités de manière inédite. En principe. Notre problème n’est pas mathématique ou logique. Il y a des gens qui s’expriment à travers des idiomes préexistants, et d’autres qui essayent de les faire déborder.
Vous ne croyez pas à cette idée d’une entropie du savoir et de la création, qui expliquerait le marasme créatif dans lequel nous baignons ? A force de permuter le passé, on reviendrait vers une sorte de bruit blanc terminal…
Pour moi, l’idée que tout ne serait que la permutation de choses préexistantes me semble être une idée valable, mais partiellement seulement. Et surtout, c’est une idée très datée. L’idée du « génie non-original » qui « déplacerait » des idées plutôt que d’inventer n’a rien de neuf. Je me rappelle des débats sur l’intertextualité et le bricolage au début des années 80, quand est sorti “Grandmaster Flash on the wheels of steel”, qui est le premier single de pop music construit à partir de musiques préexistantes… Et je ne parle pas des travaux d’avant-garde qui était basés sur le même principe, parce qu’ils n’avaient engendré aucun débat dans la presse rock ou grand public. Le mot sampling n’existait même pas. La seule différence entre le débat aujourd’hui et à l’époque de William Burroughs, c’est Internet comme moteur de permutation. Il y a ce remix de Justin Bieber qui a beaucoup circulé sur les blogs et Facebook, où le morceau est tellement ralenti et « timestretché » qu’on dirait de l’ambiant religieux, très étrange. C’est un morceau emblématique de notre époque : rien que le fait de savoir que la matière originale est un morceau de Justin Bieber le rend passionnant. Le DJ qui a bricolé ça n’a même pas créé le programme qu’il a utilisé pour transformer l’original. J’ai été écouter ses autres morceaux, et c’est de la drum&bass très banale, très en retard sur son époque. C’est un bon exemple.
La distinction entre un acte artistique progressiste ou conservateur est parfois très difficile à faire. Dans le livre, vous expliquez bien comment les Ramones, quand ils ont émergé, étaient bien plus « modernistes » dans leur approche primitive du rock que les gens du rock progressif, qui faisaient pourtant tout pour le faire évoluer. De même pour les artistes néo folk actuels comme Charalambides, dont le primitivisme et le retour au folk britannique des origines vous semblent bien plus pertinents et novateurs que des artistes de folk celte qui tentent de moderniser leur musique avec des habillages électroniques. Où se niche la modernité en 2012 ?
Bien sûr, la modernité ne ressemble plus à de la modernité, surtout dans l’art. Mais il y a les GPS dans les voitures qui nous aident à nous déplacer. Les choses les plus fabuleuses qui nous aident dans notre quotidien nous semblent terriblement banales. Pire, ce sont devenu des béquilles qui nous aident à vivre. Ma femme est incapable d’aller où que ce soit sans son GPS. Nicholas Carr en parle dans son livre Internet rend-il bête ?. Nous sommes en train de détruire la capacité du cerveau à établir des cartes virtuelles et à nous diriger dans l’espace. Mais mon fils adolescent est déjà capable de monter des vidéos et de les diffuser sur Internet pour que ses amis puissent les regarder le jour même. J’imagine que ça doit avoir quelque à voir avec la modernité.
Comme vous l’indiquez dans le livre, Daniel Lopatin appelle Internet un « paysage du sublime »…
Oui, parce que le fait que la moitié de l’humanité y est connectée fait qu’on y trouve des monceaux et des monceaux de choses étranges auxquelles on n’avait pas accès jusque là, à moins de fouiller dans les poubelles des gens. Mais ça reste à un niveau diminué. Les livres sur Internet comme celui de Nicholas Carr, ou Always on, How the iPhone unlocked the anything-anytime-anywhere future – and locked us in de Brian X. Chen, me semblent étudier leur sujet d’un peu trop près et oublier de regarder le monde qui les entoure. Internet ne nous permet pas d’accéder à « n’importe quoi, n’importe quand et n’importe où » mais seulement à des choses que l’on peut regarder ou entendre. Internet n’offre rien que l’on puisse toucher, sentir olfactivement ou goûter. Et ce à quoi on peut accéder existe toujours sous une forme diminuée : regarder un film sur un téléphone portable ou une tablette signifie accéder à une version sensoriellement appauvrie de l’original. De même pour la musique. On peut « entendre » un morceau de musique, mais l’expérience que l’on en fera n’a rien à voir avec le fait d’écouter le disque dans des bonnes conditions, sur une bonne chaine hi-fi. Internet permet d’accéder à des ersatz lacunaires des originaux, mais pour l’instant, rien de plus. C’est un monde de fantômes.
C’est un argument qui agace beaucoup les partisans d’une culture libre, qui toucherait enfin des catégories socioculturelles au-delà des élites grâce à la gratuité…
Nous sommes tous responsables d’Internet et du monde dans lequel nous vivons. Nous n’avons pas construit techniquement les instruments, mais nous les avons rendus omnipotents en en faisant des instruments indispensables à nos vies. Dans l’absolu, un média qui permet d’accéder à n’importe quelle œuvre d’art de n’importe quelle époque de l’histoire est un paradis absolu. Mais dans les faits, on en est très loin. Et l’on se rend compte que le nouveau paradigme a beau avoir des qualités qu’avait l’ancien, il a aussi beaucoup d’autres défauts que l’on n’imaginait pas. Le problème principal de la vie sur internet, c’est que tout est rendu beaucoup trop facile : le blogging est facile, le téléchargement est facile, les réseaux sociaux sont faciles. Mais le résultat de cette facilité, c’est que l’on met beaucoup moins de cœur dans ce que l’on produit ou consomme. Si je devais comparer le fait de blogguer aujourd’hui et l’époque où j’écrivais pour mes premiers fanzines, j’aurais honte. Ce qui ne veut pas dire que ce que j’écris est moins bon ; mais je l’envisage immédiatement comme quelque chose de beaucoup moins vital. C’est comme si les choses se vidaient peu à peu de leur importance, puis de leur essence elle-même. Les magazines que j’achetais quand j’étais adolescent, ils traînaient pendant six mois à côté de mon lit, et je les lisais, les lisais et les relisais jusqu’à dix ou vingt fois, jusqu’à connaître certains articles par cœur. Est-ce qu’ils en valaient la peine ? Probablement pas. Mais mon esprit les remercie encore aujourd’hui. La culture digitale nous rend la vie trop facile.
L’une des plus célèbres plumes britanniques, Simon Reynolds (journaliste pour Melody Maker ou Spin et auteur de livres sur le punk, le hip-hop…), s’est mis en tête d’épingler les travers de la pop dans Rétromania. Ou comment démontrer que la manie du vintage, le recours systématique au sample et à la reprise pour créer la pop d’aujourd’hui menacent de vider la musique pop de toute substance. ”L’ère YouTube-Wikipédia-RapidShare-iTunes-Spotify” pourrait-elle amener à un ”assèchement progressif” de la créativité musicale ? C’est en tout cas le constat alarmiste et saisissant brossé par celui qui avait déjà fasciné avec Rip It Up And Start Again, son ouvrage consacré à la décennie post-punk.
Le journaliste anglais Simon Reynolds l’affirme haut et fort dans son livre Rétromania : depuis l’avènement du Haut débit, nous vivrions dans une rétropolis sans grande imagination musicale. Interview c’était mieux avant.
Technikart : Simon, au milieu des années 80, alors que vous étiez jeune journaliste au Melody Maker, sévissait un groupe du nom de Pop Will Eat Itself. Depuis, est-ce une description exacte de l’évolution de la pop — c’est-à-dire qu’elle se serait bouffé toute entière et reconfigure les petits morceaux de gerbe dans des assemblages inédits ?
Simon Reynolds : Ah ah ah ! Le groupe avait tiré son nom d’un article prophétique de mon collègue David Quantick, et c’est à peu près ce qui s’est passé.
Pour résumer : la pop a joué à être post-moderne, et aujourd’hui elle survit en étant rétro. Mais son article aurait aussi bien pu s’intituler La pop se répètera à l’infini. Aujourd’hui, le jeu des références et des répétitions est à son paroxysme. Les Black Keys revendiquent leur “rétroïtude”, les Kills reprennent l’imagerie d’un groupe comme Royal Trux tout en la rendant accessible aux marques de luxe, un artiste comme Jo Mitchell créé une œuvre en reproduisant à l’identique le mythique concert d’Einstürzende Neubauten à l’ICA au cours duquel ils ont détruit la scène à coups de marteaux piqueurs, ou encore ces gamins de Brooklyn qui font de la “hipster house” en essayant de reproduire non seulement les sons du second “summer of love” mais aussi les décors du club Hacienda. On peut voir leur vidéos sur YouTube. Pas mal.
Mais que penser, pour prendre l’exemple le moins extrême, de la démarche d’un groupe comme The Black Keys, plébiscité par les critiques malgré son manque total d’innovation ?
Avant, les groupes se devaient d’être originaux sous peine de ne pas être pris au sérieux par la critique, à l’exception d’Electric Light Orchestra. Gamin, je n’y connaissais rien en musique, mais je me rendais bien compte que la seule et unique influence d’ELO, c’était les Beatles. Mais du coup, c’était un groupe à part. Aujourd’hui, les gens prennent du plaisir à écouter des groupes ultra-référencés parce que… ça nous suffit.
Je me souviens du choc en entendant Jesus & Mary Chain citer les “wooh wooh” de Sympathy for the Devil sur leur deuxième album (Darklands, 1987). Un de “nos” groupes, en filiation directe avec le Velvet Underground, pastichant les Rolling Stones ! Hérésie ! Mais, depuis une quinzaine d’années, faire du “rock karaoké” est devenu parfaitement acceptable, avec des groupes qui se spécialisent dans la composition de chansons originales dans le style d’un groupe plus ancien.
Peut-on mettre l’émergence de ces “groupes karaoké” sur le dos des baby-boomers ? Je veux dire par là que ceux-ci auraient favorisé, alors qu’ils étaient aux commandes de labels et de médias, les groupes référençant les chansons de leur jeunesse ?
Il y a un peu de ça. Dans les années 90, à l’époque de la britpop, on disait “dad rock” pour parler d’Oasis, de Cast et de tous ces groupes susceptibles de plaire à nos parents — phénomène inenvisageable vingt ans plus tôt. Les gamins aimaient parce que les morceaux étaient catchy, et leurs parents étaient contents de voir des groupes de la même génération que leurs gamins faire revivre leur propre jeunesse. Ce modèle transgénérationnel s’est souvent répété depuis : ils écoutent Adele en se disant qu’elle fait partie de la même famille de songwriting soul qu’Etta James, et apprécient le vernis vintage de ses enregistrements. Sauf qu’ils ne vont pas forcément vouloir écouter l’original.
Le “choc du nouveau” — qui a joué un rôle primordial dans l’histoire de la pop —, a cédé place à une quête d’une bande-son distrayante et familière, évocatrice de notre passé. Est-ce symptomatique d’une société où l’on ne se projette plus dans le futur ?
Oui, nous vivons une ère instable et angoissante qui nous fait subir toutes sortes de cataclysmes et de changements brutaux. Normal de vouloir éviter le moindre choc et de chercher refuge dans des musique ancrées dans une longue tradition. Depuis treize-quatorze ans, par exemple, nous avons vu un regain d’intérêt pour la musique folk sous toutes ses formes. Mais contrairement au revival “roots” des années 80 — The Pogues, The Men They Couldn’t Hang ou même Billy Bragg, tous anti-Thatcher —, celui-ci a été débarrassé du moindre aspect politique. Une fois de plus, on a le vernis du vintage, débarrassé de tout le reste.
Ce revival folk est l’un des nombreux phénomènes “rétromania” à émerger à la toute fin des années 90, qui est également le moment où la musique enregistrée se dématérialise. Quels sont les liens entre la chute d’achats de biens culturels et les débuts de la rétromania ?
Même si les signes avant-coureurs remontent à bien longtemps, ils prennent de l’ampleur en même temps qu’arrive Internet à haut débit. C’est à partir de ce moment-là qu’il n’y a plus eu de mouvement musical majeur. Avec tous ces “passés” mis à disposition, nous nous éloignons d’un certain temps “présent” partagé par tous : nous sommes plus rarement tous focalisés sur le même “présent” en même temps. Du coup, on n’adhère plus à un groupe ou à un mouvement comme quand la planète toute entière pouvait se retrouver happée par une même nouveauté pop. Les carrières des groupes s’en ressentent : elles atteignent un palier assez tôt, et y restent.
Regardez Arcade Fire : ils n’auront jamais leur moment Joshua Tree (du nom de l’album de U2 en 1987 qui les propulsa dieux des stades – NDLR). Fut un temps, la culture rave a “pris”. Le hip-hop a “pris”. Ils quittaient l’underground pour devenir des phénomènes massifs. On n’a pas vu ça ces dernières années. Peut-être est-ce dû aussi à l’absence d’acte d’achat : le fan se sent moins investi dans son groupe…
…mais il se tourne davantage vers le concert.
C’est proche de la théorie de Jacques Attali : l’objet enregistré a perdu de sa valeur mais le live la conserve. Jadis, la musique avait une valeur rituelle et permettait une catharsis sociale. Ensuite, elle s’est formalisée pour devenir un bien marchand mais elle gardait son aspect fétichiste : elle nous servait de “mobilier psychologique”. Mais en devenant gratuite, elle a été littéralement dépréciée. Ce n’est plus une extension de nous-mêmes, mais une vague bande-son de nos vies.
Comment l’acte d’écoute peut-il évoluer ?
Le “digital native”, qui n’a connu qu’une musique dématérialisée, pourra trouver une astuce pour redonner du sens et un peu de gravité à cet acte d’écoute. Je lui fais confiance pour trouver un moyen de re-fétichiser la musique.
On l’a vu avec la résurgence des ventes de disques vinyle, en hausse depuis deux ans au Royaume-Uni.
C’est devenu un geste qui compte. La génération des “digital natives” sent qu’avec l’analogue, ils rétablissent une connexion, un contact physique, avec ce passé-là.
Qu’écoutez-vous en ce moment ?
Surtout les bizarreries que je dois chroniquer. Une compile de musique électronique, une autre du BBC Radiophonic Workshop, ainsi que les enregistrements datant des années 60 d’un certain FC Judd, pionnier oublié de la musique électronique. Donc des vieux trucs assez étranges.
Aucune nouveauté ?
Si, mais ce sont des choses qui ne semblent exister que dans un monde de blogs spécialisés. Des gens comme Oneohtrix Point Never, James Ferraro. Vous connaissez ?
Du tout, sorry.
Son Far Side Virtual a été l’album de l’année pour plusieurs magazines. Sa musique est parfaite pour les critiques et les journalistes voulant théoriser.
Vous terminez votre livre en disant que l’originalité prime sur l’innovation, et que tant que des personnalités comme Dizzee Rascal, Captain Beefheart ou Morrissey feront de la musique, on n’a pas à s’inquiéter.
Je fais référence à ces artistes qui ont une vision singulière de la pop, et n’ont pas besoin d’être particulièrement innovant pour l’exprimer. Mais ils sont rares : un par décennie, et encore.
Rétromania, le dernier ouvrage du critique et essayiste anglais Simon Reynolds (Rip it Up and Start Again, Energy Flash…), c’est un peu le livre dont tout le monde parle dans la petite sphère “indie-électro-machin”, bref, chez tous ceux qui vivent, ou s’intéressent, de près ou de loin à l’activité musicale, en ce moment. Paru initialement chez Faber and Faber en 2011, cet essai qui ausculte la production musicale contemporaine à la lumière de l’obsession actuelle pour le revival, le vintage et le recyclage, vient de paraître sous le titre très explicite, Rétromania, Comment la culture pop recycle son passé pour s’inventer un futur, dans la collection Attitudes de l’excellent éditeur Le Mot et le Reste.
Le rock au musée.
Traduit de l’anglais par Jean-François Caro, Rétromania analyse de façon très détaillée la très forte tentation actuelle du “c’était mieux avant” et son impact plutôt négatif, selon son auteur, sur la production culturelle (oui, pas seulement musicale) du moment. Selon Reynolds en effet, le monde de l’art actuel, mais aussi de la mode, du design – et en l’occurrence, de la musique – ne produisent plus rien de neuf, obnubilés par leur passé, aveuglés par le respect que les plus jeunes cultivent pour leur aînés et leurs productions culturelles et matérielles. Côté musique, on ne peut qu’acquiescer devant la foule de rééditions, reformations, livres commémoratifs de tel ou tel groupe ou mouvement musical, anniversaires et sessions live destinées à rejouer un album culte (Sonic YouthSlint, Echo and The Bunnymen, New Order, Peter Hook jouant Joy Division…). Aujourd’hui, les mouvements et les groupes considérés un temps comme subversifs, entrent dans les musées (le punk à la Villa Médicis à Rome, Sonic Youth et l’exposition Sensational Fix dans les musées européens…). L’usage d’instruments antédiluviens (le retour en force des synthétiseurs analogiques) est considéré comme le summum en matière de création, et l’adoption de look vintage (dont l’icône actuelle, jusque dans l’idée qu’elle véhicule de la femme, serait Lana Del Rey, toujours selon Reynolds) est généralisée depuis le “retour du rock”, ce premier symptôme d’un alzheimer avancé des musiciens contemporains (symbolisé pour Reynolds par l’album de The Strokes par exemple).Le revival dans le retroviseur du futurAlors certes, on ne peut le nier, les musiciens actuels sont tous investis dans le post-quelque chose (post-rock, post-punk, néo disco, nu rave…) ou la copie d’un genre existant (garage, synth-wave, électro-pop, électro-dub). La musique actuelle n’a donc plus rien de véritablement nouveau. A moins de considérer l’hybridation comme telle. On est loin en effet, de l’explosion du son “bleep” en techno, des premières déflagrations IDM, de l’apparition de la techno, elle-même ou de la house, des innovations premières du hip hop new yorkais, de la fièvre du disco et ses nouveaux rythmes, des expériences post-punk et des flash empoisonnés de la musique industrielle. La fascination du passé, le culte du “rétro”, serait un mal qui “empoisonne toute la sphère pop culturelle”, comme l’écrit l’éditeur français en quatrième de couverture. Et cela concerne aussi notre façon de consommer, de s’habiller, de penser. Une conclusion plutôt pessimiste, à laquelle, tout en nous réjouissant de l’actuelle prédisposition des artistes à s’inspirer des bons exemples du passé, l’on ne peut que souscrire. Le problème devient plus sinistre quand Reynolds en arrive à se poser la question de la production future : si la culture, et en particulier, la musique, ne fait que recycler son passé et vit dans un éternel cycle de revival, alors quelle musique pour demain ? Le “revival d’un revival” ne semblant en effet pas possible, doit-on alors raisonnablement se faire du soucis pour le futur ? Lassées par la répétition, les générations à venir vont-elles carrément se détourner d’un art considéré alors comme obsolète ?
Un début de réponse.
Avec tout le respect qu’on lui doit, on serait tout de même tenté de répondre à Mr Reynolds (à qui l’on doit le revival post-punk de 2005 avec la parution de son livre sur Rip It Up and Start Again, également inventeur du terme “post-rock” dans les années 90, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes) que le revival ne date pas d’hier. Qui plus est, le music business étant géré par des désormais “quadras” (voir même quinquas) ayant tous connu la new wave et le post-punk, la synth-pop et le punk-funk originel (à l’époque nommé mutant disco), il est bien normal de voir aujourd’hui la production musicale se tourner vers son passé. Tout comme dans les 70’s, le soft-rock et le prog rock, tous deux rejetons monstrueusement dénaturés, affadis et boursouflés, succédaient au rock des origines claquemuré dans les toilettes de Graceland et sévèrement essoufflé. Le garage rock et le psychédélisme plongeaient également tous deux leurs racines dans le blues crasseux et le rock’n’roll primitif, aidés par les drogues de l’époque et l’influence des musiques du monde déjà présentes (indiennes, afghanes…). A l’heure de la mondialisation forcenée des musiques mondiales, il n’est pas étonnant de voir ses mélanges se faire plus vite, les courants apparaître et disparaître plus rapidement. La musique, plus que jamais insaisissable et sur-active, donne alors l’impression dans son débordement de productions plus ou moins pertinentes, de tourner en rond. En vérité, elle semble surtout en hyper-activité. Tellement en fait, que même les observateurs comme vous, Mr Reynolds, n’arrivez plus à discerner le nouveau de l’ancien… (et nous non plus, il faut bien l’avouer) L’art de tout temps, s’est nourri de son passé. Et il est souvent bien assez vif pour apparaître là où on ne l’attendait plus. C’est le principe même de l’avant-garde, de ne pas être reconnu comme une forme d’art au moment de son apparition. Simon Reynolds avoue finalement qu’il est peut-être lui-même trop nostalgique, en effet, pour y prêter attention… Des réserves et un constat intime que l’auteur, réaliste, exprime donc finalement dans son ouvrage, même si la plupart des médias voudraient bien en faire l’unique représentant d’une lucidité qui s’érige contre le “c’était mieux avant” ambiant. L’ouvrage de Reynolds, lui, servi par l’impeccable slogan Pop will repeat itself (nom d’un fameux groupe du début des années 90), reste évidemment brillant, et il est fortement conseillé de le lire !
Mais qu’est-ce qui pousse donc les musiciens de la planète entière à fouiller le passé inlassablement pour en «emprunter» les sonorités et les rages? Le chroniqueur rock anglais Simon Reynolds pose la question dans un très épais et très intéressant «Rétromania», qui paraît ces jours-ci. Et il s’attaque à la problématique en partant du constat suivant: le «rétro» est omniprésent. Après avoir égrainé, comme autant de preuves, les occurrences dans les années 2000 du «revival» (citant notamment les rééditions de disques, les réformations de groupes, les tournées mégalomaniaques), Simon Reynolds entame une réflexion sur la nostalgie. C’est que cette fameuse nostalgie pousserait les musiciens actuels à se réfugier dans un passé où l’avenir avait encore un sens, où la rage et la colère citoyenne avait su trouver dans un genre musical leur moyen d’expression. A contrario, l’auteur constate l’incapacité de la génération actuelle à trouver sa propre forme, sa propre verve. Y aurait-il comme de la résignation dans l’air, dans ce XXIe siècle où la marche du monde semble définitivement dictée par des enjeux économiques et lointains qui échappent à l’action citoyenne? A n’en pas douter. Ce que Reynolds reproche ainsi au rock, et à la musique pop en général, c’est son manque de «présent», ou d’empreinte sur son époque. De fait, à force d’aller «récupérer» les formes du passé, le rock ne ferait rien d’autre que de multiplier les hommages aux pionniers, définitivement canonisés, pour, finalement, ne proposer que des formes vides et des «musées». Une idée de musée qui trouve son sens lorsque Reynolds emmène le lecteur dans un véritable musée londonien consacré au rock. La culture en lambeaux? Avec stupeur, il y constate l’absence totale de hiérarchisation.
Tout n’y est plus qu’une addition ou une cohabitation d’icônes dont on présente, à l’image de la chaîne de restauration HardRock Café, les objets usités par leurs soins, et estampillés «sacrés». Ici la guitare, ici la veste, ici le bout de papier contenant quelques notes. De quoi faire des mélomanes de véritables fétichistes, s’extasiant devant toutes traces (ou reliques) de réalité laissées par ces promus «demi-dieux» que sont devenus les stars.
Autre question sous-jacente: la culture, au sens où elle est l’histoire d’évolutions successives, a-t-elle éclaté en route, laissant à la génération actuelle le soin d’aller recoller ses morceaux épars à coups de citations et de sampling? La comparaison avec l’art plastique (dit contemporain) n’est pas idiote: là où la peinture,
par évolution, a mené le peintre à abandonner la toile (que faire après les monochromes?), pour finir par devenir un artiste pluridisciplinaire (touchant à la vidéo,
à l’installation et aux happenings), le musicien ne se voit-il pas contraint de procéder aux mêmes collages (faisant de lui davantage un DJ-collectionneur)? Ainsi, le manque de sens et de fond (cet abîme) qui se fait ressentir dans l’art contemporain (dont le public se détourne) menace désormais le rock. Une histoire de fond et de forme donc. Mais Reynolds confesse son embarras: lui qui est agacé par le manque de sens de la musique actuelle trouve tout de même de quoi se délecter dans la musique
de ceux qui font revivre les époques passées. Embarras partagé. Et contagieux. Ou alors faut-il simplement considérer le rock, arrivé aujourd’hui à son rythme de croisière cinquante ans après sa naissance, comme un folklore comme un autre. Que l’on perpétue car il s’est profondément enraciné dans notre culture. Le
folklore d’une civilisation mondialisée.
Son ouvrage ne pouvait pas mieux tomber. Comme un gros pavé lancé dans la mare aux nouvelles «stars» actuelles.
Critique musical et fin connaisseur de la culture pop-rock, Simon Reynolds publie aux éditions Le Mot et le reste un essai qui fait mouche à chaque page. Titré «Rétromania», il se veut une fine observation de ce courant qui touche notre société actuelle : la nostalgie poussée à l’outrance sur l’air du «C’était mieux avant». Tous les pans de la société occidentale sont touchés. On recycle les vêtements, on tourne des remakes de classiques au cinéma ou on réédite des BD et des romans à succès…
En musique, le phénomène prend davantage d’ampleur. Comme l’explique l’auteur : «nous vivons dans une époque où la culture populaire est devenue obsédée par le rétro et avide de commémorations. Reformation de groupes (ex. les Beach Boys), tournée de retrouvailles (pour remplir les comptes en banque), albums hommages ou coffrets. La mode, où farfouiller dans la garde-robe du passé est une pratique omniprésente dans l’industrie depuis un bon moment mais, dont le recyclage de vieilles idées semble avoir néanmoins atteint un taux de rotation délirant durant la dernière décennie.» Pour preuve, il suffit de d’observer l’actualité : un vieil album des Stones, «Exile on main Street», grimpe en tête des ventes, des vieux groupes se reforment pour remplir les comptes, des anthologies inondent les rayons des disquaires… Des chanteuses actuelles chantent en duo (parfois virtuel) avec de vieilles gloires. Ou comment faire du fric facile avec de l’ancien.
Un amour du passé qui pose comme problème majeur un appauvrissement de la création artistique, explique Simon Reynolds. Les années 60, 70 et 80 et 90 ont généré des genres musicaux majeurs. Qu’en est-il de nos années 2000 ? L’auteur se montre sans pitié : «même le plus clément des jugements sur la pop de cette époque doit se rendre à l’évidence : la quasi-totalité des avancées ont été soit des relectures de genres établis, soit du pillage d’archives. (…)Nous semblons avoir atteint un stade caractérisé par un manque cruel d’imagination.»
Une rétromania qui peut se comprendre si elle est générée par un public d’âge certain. Mais, « les jeunes ne sont pas censés être nostalgiques ; ils n’ont pas vécu assez longtemps pour amasser une réserve de précieux souvenirs. » Pourquoi, dit-il, ne voyons-nous le futur que sous une approche cataclysmique ?
Le crépuscule de la musique-objet
L’essai détaille également le traitement réservé à la musique par la technologie du XXIe siècle pour laquelle Simon Reynolds ne montre pas une grande passion. C’est peu dire. Et pourtant, « l’arrivée de l’iPod, cet appareil fondamentalement asocial, est sans conteste l’événement musical le plus important de la première décennie du XXIe siècle ; tant en raison de son impact que de la manière dont il cristallise l’ensemble de la culture de la musique dématérialisée.»
Simple mode ou effet prolongé?
Au terme de son essai brillant et au ton enlevé, souvent drôle voire ironique, l’auteur pose cette ultime question, quasi existentielle : « la rétromania dans laquelle nous sommes plongés est-elle en passe de s’installer durablement ou s’agira-t-il d’une simple phase historique ?» Beau joueur, il avoue céder parfois à cette rétromania ambiante : «j’ai beau me languir d’un futur qui nous a faussé compagnie, je ne résiste pas pour autant aux attraits du passé.» Notamment l’écoute de sa collection de 33 tours, vénérée et à l’origine de sa crise de la quarantaine. “Que deviendra-t-elle après ma disparition?” No Future man !
Comme le chantait le groupe Boston, « Don’t look back ».
Philippe Degouy
À l’antenne de radio Nova, Jean Rouzaud aka John présente le dernier essai de Simon Reynolds, Rétromania, comme le livre définitif, l’ultimate sur le sujet.
Notre époque est malade de son passé. Elle se complaît dans les revivals, vénère les rééditions, adore les remakes et autres réinterprétations. Musique, cinéma et évidemment art contemporain fonctionnent largement à partir de ces processus. À travers treize essais, Simon Reynolds, l’un des plus fameux critiques rock anglais, étudie ce phénomène
pour mieux en montrer toutes les ambiguïtés. *Pétillant d’intelligence, jouant de milles références depuis les plus populaires jusqu’aux plus savantes, il brasse des
champs aussi différents que le rock, la pop, la techno ou l’art contemporain.* Ainsi, l’article Musées, reformations,rockumentaires et reconstitutions constitue l’une des
attaques les plus féroces contre les tendances de la culture contemporaine. Porté par un style direct, cet ouvrage se dévore littéralement.
Comment créer à l’époque des réseaux? Comment faire œuvre dans une profusion exponentielle d’images, d’objets, de matériaux esthétiques déjà signifiants, déjà formés? Quel régime du sens, et quels modes de réception peuvent s’établir avec de tels matériaux et de telles pratiques de copie, de citation, de recyclage sans rivages. Comment fonder la croyance en des documents quand l’empreinte s’estompe dans l’allégorie ? Comment atteindre quelque chose du monde quand une épaisse chape de signes et de productions symboliques en masque les mécanismes, les enjeux et les mouvements fondamentaux.
La publication annoncée du livre Rétromania par le journaliste britannique Simon Reynolds, spécialiste de musique, relance à nouveaux frais la question récurrente des rapports que l’art contemporain entretient avec le passé, en insistant sur cette apparente incongruité selon laquelle la création contemporaine serait engluée dans le passé. Il y aurait donc une disjonction entre l’hypermodernité de la face technologique de l’époque, engagée dans une quête effrénée de nouveautés et d’innovations, et sa face culturelle et artistique, étouffée sous le poids du passé et de la tradition. Le monde de l’art et de la culture irait ainsi en sens inverse de celui de la technique. La révolution numérique, qui projette aujourd’hui la technique vers le futur, contribuerait à un repliement de l’art et de la culture sur le passé.
La situation est sans doute nouvelle, en tout cas très différente de l’époque de la modernité où l’art et la technique avançaient de concert sur la voie escarpée du progrès. C’est avec la postmodernité, au dernier quart du siècle dernier, qu’une discordance s’est produite entre les temps de la technique et ceux de la culture, doublée d’une inversion de la perspective des avant-gardes qui avaient élevé l’art et la culture à une dimension prospective et transformatrice. Alors qu’aux époques «glorieuses» du XXe siècle les progrès technologiques se conjuguaient avec une effervescence artistique, la récession économique semble aujourd’hui s’accompagner d’une glaciation de la culture.
Pour Simon Reynolds, dont les réflexions reposent principalement sur la musique contemporaine britannique, cette asphyxie de la culture et de l’art contemporains serait un effet quasi mécanique d’internet en cela qu’il permettrait techniquement (par les réseaux numériques) et économiquement (par la gratuité) de donner «accès sans limite à tout ce qui a été produit dans l’histoire, partout dans le monde» (Libération, 04 févr. 2012).
En assurant ainsi un accès facile, rapide et large — inouï — à l’ensemble du patrimoine culturel mondial, internet donnerait aux œuvres une visibilité immense qui ferait passer l’art, les images et la culture de l’état de rareté à celui de la profusion. Mais au prix d’une ruse: la ladite profusion, en tant qu’envers de la rareté, ne serait qu’une forme symétrique mais non moins contraignante de la culture.
Dans ces conditions, l’acte même de créer serait profondément changé. Autant inventer du nouveau, briser les cadres et tracer des devenirs est, en situation de pénurie et de limitation, à la fois possible et nécessaire; autant l’accès sans limite à des produits et des œuvres de toutes sortes, toujours-déjà-vus, sature les regards, et détourne la création de la possibilité — et peut-être même de la nécessité — d’inventer du nouveau.
Dans une période constructive, orientée vers l’avenir et animée par l’idée de progrès, le nouveau est ce qui, en art, confère à la création sa force d’ouverture, par laquelle elle peut briser des cadres, lever des obstacles, creuser des brèches, et tracer des perspectives. En période de profusion, au contraire, la création est confrontée à une autre réalité : elle est comme engluée dans une masse redondante et proliférante de produits, d’informations, d’attitudes, de signes et de marchandises, à gérer, à maîtriser, à composer et à agencer en formes, en œuvres, et surtout en sens.
Créer en période de rareté n’est donc pas du même ordre que créer en période de profusion. Globalement, le passage de l’une à l’autre situations de création s’est opéré, en Occident, entre les années 70 et 80 par un basculement du modernisme au postmodernisme.
Alors que durant tout un siècle la création avait, en art, consisté à inventer de nouvelles procédures, de nouvelles formes, de nouveaux matériaux ; alors que le modernisme artistique et culturel se déployait en congruence avec le mouvement extra-esthétique des techniques ; alors qu’il s’était largement agi, dans une conception de progrès continu, de faire table rase du passé; le postmodernisme introduisait un paradigme différent : un retour assumé vers le passé, et par conséquent un décrochage de l’art par rapport à la technique.
Il ne s’agissait plus tant d’inventer du nouveau à partir de matériaux bruts et informes que de mixer et de combiner une matière déjà formée, et déjà signifiante, d’œuvres, d’images, de documents déjà existants et de plus en plus largement accessibles. L’invention changeait ainsi de nature et de forme parce qu’elle s’opérait à partir de matériaux-symboles, toujours-déjà ...
vus. Elle était plus spéculative, réflexive, «conceptuelle», c’est-à-dire plus rétroactive que prospective et constructive. Elle devenait allégorique.
Quand, en 1981, Sherrie Levine photographie à l’identique des épreuves de photographes modernes célèbres — Walker Evans, Edward Weston et Eliot Porter — de façon que les copies se confondent presque avec les originaux, la photographie ne sert plus à documenter le monde, avec lequel elle a dans cette opération perdu tout contact.
Les clichés de Sherrie Levine ne sont plus des images du monde, mais des images d’images conçues dans une démarche artistique réflexive visant à exprimer que ni l’outil, ni le geste, ni l’auteur ne sont garants de la valeur artistique; que celle-ci siège moins dans la chose que dans son contexte; et que le système moderniste de l’art est désormais caduc.
La photographie canonique qui fondait la force de vérité de ses images-documents sur leur qualité d’empreinte directe des choses s’est peu à peu coupée d’un monde qui, pour sa part, disparaissait sous un amas grandissant d’images et de signes de toutes sortes, et devenait fable…
Le devenir-allégorie des documents-empreintes (photo, vidéo, son) et le devenir-fable du monde lui-même, c’est-à-dire la perte de contact avec lui et la perte de croyance en lui, c’est-à-dire sa virtualisation, ont trouvé une expression décisive dans l’art et la culture avec le postmodernisme.
Aujourd’hui, trente ans plus tard, ce mouvement a pris une ampleur immense avec la naissance et l’essor vertigineux des images et des réseaux numériques, en particulier avec internet. Mais comment créer à l’époque des réseaux qui est désormais la nôtre? Comment faire œuvre dans une profusion exponentielle d’images, d’objets, de matériaux esthétiques déjà signifiants, déjà formés? Quel régime du sens, et quels modes de réception peuvent s’établir avec de tels matériaux et de telles pratiques de copie, de citation, de recyclage sans rivages.
Comment fonder la croyance en des documents quand l’empreinte s’estompe dans l’allégorie ? Comment atteindre quelque chose du monde quand une épaisse chape de signes et de productions symboliques en masque les mécanismes, les enjeux et les mouvements fondamentaux. Vitaux et politiques.
INTERVIEW – Dans son essai Retromania, le critique musical Simon Reynolds démontre que la musique populaire actuelle se contente de célébrer en permanence son passé.
Critique musical, notamment pour les quotidiens The Guardian et The New York Times, Simon Reynolds publie, jeudi, un remarquable essai, Retromania. Cet ouvrage dresse un constat implacable de la vogue rétro qui caractérise le rock et la pop depuis le début du siècle. Cette obsession pour le passé paralyse la créativité des jeunes artistes. Ce phénomène est amplifié par Internet qui, à tout moment, affiche ces références d’hier dans tout leur éclat et toute leur fraîcheur.
LE FIGARO. – Quel a été le déclencheur de votre livre Retromania?
Simon REYNOLDS. – Dans le courant de la décennie écoulée, j’ai d’abord remarqué que nombre de groupes se reformaient. Puis un autre phénomène m’a frappé: celui des artistes rejouant leurs anciens disques en intégralité. Van Morrison ou les Stooges ont commencé, puis c’est devenu un phénomène important. L’apparition de YouTube a joué un rôle primordial aussi: j’ai commencé à passer des nuits entières à visionner des émissions de télévision ou des extraits des concerts de mon enfance. J’aurais pu consacrer un livre entier à cette plate-forme, d’ailleurs.
L’année 2012 marque le 50e anniversaire de la création des Beach Boys, des Rolling Stones ou des Beatles. Combien de temps célébrera-t-on ces figures historiques?
Ces groupes sont apparus à une époque où on était uniquement préoccupé par le moment présent. Pourtant, ce sont ceux qui déclenchent la plus grande nostalgie. En 2011, on a fêté les 20 ans du succès de Nirvana. Quelqu’un a même essayé de célébrer le dixième anniversaire du premier album des Strokes! Tout cela est une manière de créer du contenu et de remplir de l’espace. Mais la répétition assèche les sujets: que reste-t-il d’original à dire sur Dylan ou les Beatles aujourd’hui? On arrêtera certainement de faire des sujets pareils quand les gens seront fatigués de les lire.
Vous profitez du livre pour réévaluer l’impact de certains artistes, notamment Patti Smith…
J’ai été frappé par le fait qu’elle s’était appuyée sur les années 1960 dès son premier album, en 1975. Ses pièces les plus expérimentales sont à mille lieues de ses contemporains comme les Ramones, mais les critiques de l’époque voulaient à tout prix en faire une artiste d’avant-garde. Cela m’a beaucoup amusé de réécrire l’histoire: j’ai constaté l’impact des vêtements, des coupes de cheveux et de l’image dans la présentation d’un nouvel artiste.
En quoi la technologie a-t-elle transformé notre rapport à la musique?
Les jeunes ayant principalement écouté de la musique sur ordinateur ont une manière différente d’accorder de la valeur à celle-ci. Mais les gens de ma génération ont l’impression de ne pas posséder la musique tant qu’ils n’ont pas d’objet entre les mains. J’ai téléchargé beaucoup d’albums que je ne me suis jamais donné la peine d’écouter jusqu’au bout. Dans le passé, on consacrait de l’énergie, du temps et de l’argent à trouver de la musique. La désacralisation du support est passée par là entre-temps. Mais cela a migré vers l’expérience de la musique vivante.
Il y a quelques jours, Neil Young a déclaré, au sujet de Steve Jobs: «Il a fait beaucoup pour la musique numérique, mais, pour son plaisir personnel, il écoutait des vinyles.»
Neil Young explique aussi que le format MP3 ne restitue que 5% de la source musicale… Seules les personnes équipées de systèmes hi-fi perfectionnés entendent vraiment la nuance. La plupart des auditeurs ne percevront pas une grande différence entre le CD et le MP3, même si elle est bien réelle. Cette baisse de la qualité constitue en elle-même un grand retour en arrière.
Votre livre dresse un constat sombre. Y a-t-il des raisons d’espérer?
J’aurais dû consacrer un chapitre aux musiciens qui essaient de proposer quelque chose de vraiment nouveau. Ces artistes sont plus proches du milieu de l’art que des préoccupations de la pop grand public. Cela passe par un travail de convergence entre la musique et la vidéo. Ils ne bénéficieront jamais de la popularité de Lady Gaga, mais il existe des gens talentueux et déterminés. Je reste optimiste malgré tout.
Internet a offert une manne d’infos et d’archives et bouleversé la créativité. Avec «Rétromania», le journaliste Simon Reynolds plonge dans la culture des années 2000, ultraconnectée au passé.
Comment construire le futur quand le passé se mêle en permanence au présent ? Cette interrogation n’est pas inédite, de même que la nostalgie de la culture des décennies passées a fait l’objet d’études plus ou moins savantes. Pourquoi alors nous reposons-nous la question ? Parce que Rétromania, qui vient de paraître, nous est apparu d’emblée comme un livre important, de ceux qui définissent une époque. Il est une habile traversée des années 2000, décennie où la culture a été transfigurée par Internet jusque dans ses moindres recoins.
Instantanéité des échanges, YouTube, téléchargement puis streaming audio et vidéo, remix permanent… Plus qu’un regret du «bon vieux temps», c’est davantage un sentiment de trop-plein, une omniprésence de l’archive imposée par Internet à la première décennie ultraconnectée, qu’analyse son auteur. Collaborateur de grands quotidiens (The Guardian, The New York Times…) et de magazines (Wire…), Simon Reynolds a également écrit un livre de référence sur les années qui ont suivi le séisme punk : Rip it up and Start Again.
Jamais notre quotidien n’a été autant envahi de références à des époques révolues, au point où les arts, même les plus prospectifs, se retrouvent tétanisés et commencent enfin à s’interroger. Dans son ouvrage largement centré sur la musique, mais qui pose des questions à tous les champs artistiques, l’auteur, 48 ans, mêle réflexions et constatations pour raconter un quotidien qui fut aussi le nôtre pendant les années 2000. Un émerveillement extatique devant des disques, films, séries auparavant livrés au compte-gouttes, qui s’offrent aujourd’hui sans limite.
Vous écrivez que la création est affectée car le passé envahit le présent par une archive exponentielle et omniprésente.
Les groupes d’aujourd’hui sont composés de jeunes gens qui ont grandi avec Internet et cet accès gratuit à toute la musique, à travers le téléchargement et YouTube. A 21 ans, ils ont écouté bien plus de musique que moi au même âge (en 1984). C’était tout bonnement impossible alors, ça coûtait de l’argent, et même si vous pouviez emprunter des disques à des amis ou à la médiathèque, il y avait des limites. Désormais, les gens semblent avoir écouté des genres de musique extrêmement divers. Le passé, comme inspiration, entre alors en concurrence avec le présent. A des époques plus anciennes, ils étaient davantage concernés par ce présent.
Dans les années 60, la plupart des groupes de rock réagissaient à ce qui se passait dans la musique noire du moment. Quand ils s’ouvraient à d’autres influences, c’était celles de la récente avant-garde jazz (comme Coltrane) ou électronique (Stockhausen). Il y avait très peu d’inspiration non contemporaine. A mesure que le temps passe, l’appel de l’archive s’est fait de plus en plus intense, puis tout s’est détraqué lorsque l’Internet haut débit a décollé. L’aspect négatif, c’est que beaucoup de groupes tentent de copier le passé. Le positif, c’est que certains artistes s’abreuvent de toute l’histoire de la musique, de partout dans le monde, et créent des «super-hybrides», à l’instar de Vampire Weekend, Rustie, Gang Gang Dance. Mais il faut être un artiste solide pour filtrer cette surabondance d’influences.
Comment expliquez-vous ce goût pour la musique du passé ?
Pour certains, c’est juste qu’il y a eu beaucoup de musique géniale dans les années 60, 70, 80. Pourquoi ne l’écouteraient-ils pas ? Il y a aussi beaucoup de romantisme attaché à certaines périodes en particulier : le psychédélisme, le punk-rock, le hip-hop des débuts. Ou pour ceux qui aiment la dance music, les premiers soubresauts de la house de Chicago, la techno de Detroit et la scène rave du début des années 90, c’était vraiment des périodes excitantes. Elles avaient ce côté vierge et correspondaient à de vrais mouvements, avec un look, un jargon et des rituels subculturels. […] Difficile d’en vouloir aux jeunes d’être sous le charme de cet âge d’or perdu. L’existence digitale peut être assez solitaire et aliénante. […] On est constamment connecté, à jongler avec les différents flux de stimuli. En réaction, les formats analogiques [le vinyle par exemple, ndlr] ont l’air d’aller de pair avec une forme d’expérience plus immersive, plus concentrée. Un meilleur type de flux.
Vous utilisez le terme «hauntology» pour qualifier un style musical créé durant les années 2000 et qui semble se languir d’une période révolue…
Le terme est de Jacques Derrida, mais le jeu de mots fonctionne mieux en français : hantologie-ontologie. Derrida explorait les résonances philosophiques du concept de fantôme, qui n’est jamais ni présent ni absent, jamais totalement dans le présent ni cantonné au passé. L’usage que j’en fais n’est pas strictement derridien, c’est plutôt un mot utile et amusant pour décrire un tas de groupes qui travaillent avec cette mémoire culturelle. Le fait que la maison de disques le plus emblématique de cette scène s’appelle Ghost Box [«boîte à fantôme»], un jeu de mots sur la dimension spectrale de la télévision, m’a fait penser à l’hantologie. Leur musique est étrange et souvent sans formes, évoquant quelque chose de fantômatique et d’inquiétant.
Aux Etats-Unis, il y a aussi un genre de musique qui s’accommode de ce concept : des artistes comme Oneohtrix Point Never, James Ferraro, explorent les dépôts sédimentés de vidéos, de musiques et de vieilles émissions de télé. Une part importante de la musique intéressante de ces cinq ou six dernières années est basée sur cette émotion paradoxale consistant à rappeler un passé où l’humanité regardait devant elle. Derrida peut être déclaré saint patron de ce genre de musique, parce qu’il a également écrit sur le «mal d’archive».
Cette fascination pour le spectral traverse également les arts numériques ?
L’hauntology a un lien clair avec les courants culturels qui se frottent au fétichisme, aux médias morts et aux formats vétustes, de même qu’avec l’esthétique du flou et du lo-fi. Je pense que tous ces courants peuvent être vus comme une même contre-culture opposée à l’hyperconsommation et à ce monde numérique bourdonnant, fait d’images haute définition et de connexions super rapides. Cependant, dans la mode, le vintage chic est aussi une forme de consumérisme. Je suis sûr que Pierre Bourdieu aurait eu quelque chose à dire sur les vecteurs de classes qui se cachent dans ce genre de goût.
Les nouvelles technologies ont bouleversé la manière dont la musique est produite, distribuée et consommée. Mais quid de la musique elle-même ?
Il ne me semble pas qu’elle ait changé tant que cela. En 2012, le rap et le R’n’B ne sont pas très différents du rap et du R’n’B de 1999. Ni leur structure rythmique, ni la manière de rapper ou de chanter, ni même en termes de contenu ou du type de personnalités qui deviennent des stars. La musique électronique a été légèrement plus inventive, mais même des courants comme le dubstep ne me semblent qu’une extension des années 90, démarrées avec la rave et qui se sont poursuivies avec la jungle et la drum’n’bass. Le grime, qui m’excitait beaucoup au début de la décennie 2000, est devenu plus ou moins statique depuis 2005. Il y a plein d’énergie et de différences subtiles dans le champ des musiques électroniques, mais pas autant que les avancées immenses et les tangentes mutantes apparues à la fin des années 80 et 90 […].
Le remix et le mashup – qui consistent à mêler dans un seul morceau une multitude d’éléments samplés dans d’autres préexistants – ne sont-ils pas la quintessence de ces dernières années ?
Comme phénomène, le mashup semble en effet en lien avec l’âge de la musique numérique et de la surcharge pop. Mais quelque chose qui y ressemblait fort était déjà expérimenté par des DJs à la fin des années 80 – comme Bomb the Bass, Coldcut, Norman Cook [alias Fatboy Slim, ndlr] avec son projet Beats International – et aussi dans l’avant-garde par des figures comme John Oswald avec son projet Plunderphonics. Ces DJs utilisaient le sampling, mais les collages de type mashup existaient bien avant.
Un pionnier de la musique concrète comme Bernard Parmegiani a fait quelques pièces à partir de musique pop. L’idée d’un disque réalisé entièrement à partir de morceaux d’autres disques n’a pas été inventée par les producteurs de mashup comme Girl Talk. Toutefois, la technologie a grandement facilité sa production et sa distribution sur le Net.
Votre livre se concentre sur la musique pop et rock anglo-saxonne. Vous ne mentionnez pas les scènes électroniques d’Amérique latine ou d’Afrique, qui sont très dynamiques…
La musique américaine et britannique est le monde dans lequel je vis. J’ai entendu des bribes de ces styles d’Amérique latine : cumbia, funk carioca, etc. Je trouve ces musiques passionnantes jusqu’à un certain point, et fraîches en raison des saveurs locales qui en sortent. Mais dans l’ensemble, elles semblent prendre la suite des styles caribéens et américains. Elles ont toutes leurs racines dans le hip-hop, la house, la techno, le dancehall… C’est comme si chaque pays faisait son propre mix des mêmes ingrédients, puis y jetait quelques épices locales. Mais rythmiquement, ou en matière de chant, il ne s’agit pas de nouvelles formes radicales de musique.
Quel rôle joue la crise économique dans le phénomène que vous décrivez ?
La glaciation culturelle qui est à l’œuvre est peut-être en partie liée au déclin de la croissance et à un sentiment d’impasse politique et sociale. Je ne suis pas un marxiste encarté, mais je pense que la culture et l’économie ont tendance à aller ensemble. La révolution musicale des années 60 et ce qu’on a appelé à l’époque la révolution de la jeunesse ont été soutenues par la prospérité, qui a donné aux jeunes – et en particulier à ceux issus des classes ouvrières – une confiance et un dynamisme. Depuis le début des années 70, ce sentiment a été au mieux chahuté, voire s’est carrément inversé. Tout ça peut avoir quelque chose à voir avec un certain ralentissement du changement stylistique.
L’économie stagne mais Internet va de plus en plus vite. Faudrait-il prendre du recul par rapport au réseau, se déconnecter un peu ?
Oui, mais c’est le genre de résolution que je n’ai pas la force de suivre. Je suis accro à Internet. J’aimerais réduire le temps que j’y consacre, parce que je sais que ce n’est pas la vraie vie et que 80% des heures que j’y passe consiste surtout à tuer le temps. Je me suis fait de vrais amis sur Internet, j’ai des correspondances intéressantes avec des gens que je n’ai jamais rencontrés. J’ai lu des textes incroyables sur des blogs et découvert de la musique qui aurait été très difficile à trouver sans ça, de vieux extraits télévisés fabuleux à revoir.
Comment la musique va-t-elle évoluer dans les prochaines années ?
Je n’en ai aucune idée ! Je suis très curieux de voir comment Internet va continuer à agir sur la musique et comment seront les musiciens qui ont grandi en ayant accès sans limite à tout ce qui a été produit dans l’histoire, partout dans le monde. C’est un état d’esprit bizarre pour faire de la musique et j’espère qu’une musique bizarre en sortira.
Cassettes, vinyles, VHS… Lucide face au vintage, la nouvelle génération d’artistes bricole des outils et formats révolus, picore dans tous les registres culturels.Au XIXe siècle, la nostalgie était une maladie. Au XXIe, c’est une drogue, un tranquillisant et un stimulant.» Steven Heller, ancien directeur artistique du New York Times et sommité du design graphique, résume parfaitement la problématique décryptée par Simon Reynolds dans Retromania. Le goût du passé n’a jamais autant fait partie de notre quotidien, et surtout autant touché les arts. Pour le pire ou pour le meilleur.
«On écoute très peu d’artistes contemporains, admet Marlon Magnee, 21 ans, du groupe pop La Femme. Ce qui nous séduit, c’est le puits sans fin du vieux rock : on a écouté du punk, puis du rockabilly, du swing, les débuts de l’électronique dans les années 70–80. Dans un certain sens, on aurait aimé vivre ces époques. Dans les années 70, j’aurais eu une piaule à Saint-Michel et une caisse pour une bouchée de pain, et j’aurais filé sur les autoroutes de province ! On adore aussi notre époque, parce qu’on peut faire de la musique et la faire connaître très facilement. Mais il y a quelque chose de rassurant dans le passé, c’est sûr.» La Femme fait de cet état d’esprit une musique qui picore dans toutes les époques, accolant la pop surf des années 60 à la new wave des années 80, absorbant tout ce qu’elle peut attraper comme si demain menaçait de ne pas exister.
«Se vautrer dans la nostalgie»
Face à tant de matière culturelle disponible via Internet, la décennie 2000 ne pouvait être que celle du zapping. Mais ce flux continu commence à faire réfléchir les utilisateurs. «Aujourd’hui, avec Spotify, il suffit d’ouvrir le robinet. On devient un peu fainéant. Je suis tellement submergé que c’est vrai, j’écoute de moins en moins de choses nouvelles», avoue Antoine Bonnet, 28 ans, un artiste actif dans la scène circuit bending (qui court-circuite de vieilles Dictées magiques et autres claviers Casio pour en faire des instruments de musique) sous le nom La Brigade neurale. Une scène qu’il découvre en regardant des vidéos sur YouTube. Nouveau continent émergé de l’océan des données en 2005, le site de streaming vidéo n’a cessé de s’étendre à mesure que les internautes l’alimentent en images et sons venus de toutes les époques et de toutes les cultures.
«YouTube est une gigantesque décharge de mémoire collective qu’on peut traverser des jours durant, constate Simon Reynolds. Une monstrueuse invitation à se vautrer dans la nostalgie.» A l’écran, le passé et le présent ne font plus qu’un, se répondent au fil de la navigation par leur thème commun, par hasard ou par le remixage permanent effectué par les spectateurs-utilisateurs.
Où est le futur dans tout ça ? Partout à la fois. Plus qu’aucune autre depuis la révolution industrielle, la décennie 2000 a vécu des chocs technologiques radicaux. Tentant de s’adapter à cette accélération du progrès technique, les créateurs sont toujours plus nombreux à vouloir ralentir le flux de manière plus ou moins consciente. Quitte, pour les plus jeunes d’entre eux, à revenir vers des médias analogiques. «Ils ont la nostalgie d’une période qu’ils n’ont pas connue. Elevés avec le numérique, ils ont le sentiment d’avoir loupé quelque chose et mythifient le passé. Alors qu’ils ont des outils dernier cri pour pas cher, ils se remettent bizarrement à travailler avec du son analogique, tripotent des Gameboy pour faire de la musique, enregistrent sur cassettes ou VHS, font des Polaroid et du Super 8 à l’heure de la HD et impriment des fanzines avec un Xerox des années 70», constatait, amusé, Oriol Rossel, organisateur de l’OFFF, festival de webdesign de Barcelone, lors de l’édition 2010 intitulée «Nostalgia for a Past Future». De manière symptomatique, la prochaine s’appellera «Let’s Feed the Future» («Nourrissons le futur !»).
«La vie se dématérialise»
Après l’état des lieux, la reconquête ? Hervé Roesch, 29 ans, est l’un des organisateurs du festival Tourné Monté Super 8, à Strasbourg. Créé il y a dix ans, le concept se décline en Allemagne, en Hongrie, en Grande-Bretagne, au Brésil… Le principe : on tourne le film en Super 8, on envoie la bobine au labo, qui l’expédie directement au festival, les réalisateurs découvrant leur œuvre au moment de la projection publique. «Il y a cette excitation de l’attente, loin du résultat instantané du numérique. Le grain particulier. La contrainte, le ratage, l’erreur font aussi le charme du support. Et puis, on peut tenir le film dans sa main, c’est quelque chose de vrai par rapport à notre vie qui se dématérialise», estime-t-il. Ce qui n’empêche pas ce jeune cadreur-monteur de profession de travailler avec les formats d’aujourd’hui, dans un jeu permanent entre les époques typique de la création actuelle.
La disparition du support physique taraude également Anne Le Gal, qui a cofondé le label MonsterK7 en 2005. «Nous avons choisi la cassette audio car c’est un support qui était déjà mort depuis longtemps. C’est un support intéressant et ça permet de créer un débat sur la dématérialisation.» Faussement passéistes, les cassettes du label sont livrées avec un code qui permet de télécharger le disque… Il ne s’agit pas de nier le présent, mais plutôt d’interroger sa passion pour le passé, l’accélération du quotidien et la perfection numérique.
Accidents de pellicule
La Brigade neurale est ainsi de plus en plus sollicitée pour organiser des ateliers où se presse un public juvénile réjoui à la perspective de manier un fer à souder et de créer son propre instrument à partir de jouets électroniques jetés au rebut. Le goût du «fait main» et l’incertitude du résultat sont également devenus un moteur pour Sabine Noble, créatrice de la revue Entrisme, qui s’est entichée des appareils photo jetables. Elle évoque à leur sujet «la possibilité des accidents, des surimpressions fortuites, un mauvais enclenchement de la pellicule qui scinde l’image en deux». Et avoue volontiers que s’afficher avec ces objets obsolètes fait partie de la panoplie du hipster, figure médiatique très contemporaine qui mêle vintage cool et cynisme consumériste. Se limiter à 24 photos par pellicule est aussi une manière de recréer artificiellement la rareté à l’époque de la reproductibilité numérique infinie.
Le photographe Eric Antoine traduit cette tension de façon radicale dans sa série d’images de skateboard Rétroduction, où il marie prise de vue d’aujourd’hui (activité contemporaine, objectif fish-eye…) et tirage sur plaques de verre selon la technique de l’ambrotype, vieille de cent-soixante ans. Ses œuvres, d’un stupéfiant anachronisme, traduisent à la perfection l’étrange compression du temps que nous expérimentons. Eric Antoine parle avec regret de l’époque «où l’on gardait une photo en tête plus de cinq minutes. Le numérique propose la surconsommation. On prend trop de photos et la surabondance mène à l’oubli, on se sent perdu face à un disque dur rempli d’images et peu d’entre nous impriment encore leurs photos. Les photographies du passé ont plus de valeur, parce qu’elles étaient plus rares,plus significatives.» Cette nostalgie affirmée par le photographe doit toutefois être relativisée. Pour les digital natives, ceux qui n’ont connu qu’Internet, le MP3 et la photographie numérique, le Super 8 est aussi neuf que le dernier appareil photo Canon EOS.
Ces artistes posent un regard avant tout ludique sur les outils du passé, s’amusent avec les formats, leurs limites techniques. Ils déconstruisent, recombinent le démodé, piochent dans la décharge sans cesse grandissante des artefacts techniques et des références culturelles. «Il est toujours possible de créer du neuf avec du vieux, estime le Net artiste Theo Seeman, qui s’amuse avec les Gifs animés, formats désuets du Web 1.0 en plein renouveau. Ce n’est pas parce qu’on travaille avec des nouveaux médias qu’on fait forcément quelque chose d’innovant. Toute la culture mondiale s’est constituée en réutilisant, remixant, recontextualisant l’existant.»
Orchestre cathodique
Car même les secteurs plutôt enclins à se projeter vers demain marquent le pas. Le Web tout entier patauge dans les couleurs verdâtres d’Instragram (15 millions d’utilisateurs fin 2011) et les festivals d’arts numériques, censés être aux avant-postes de la création, sont eux-mêmes confrontés à cet étrange virus. D’où l’oxymoron qui sert d’accroche au prochain festival Exit de Créteil : «Vintage numérique». Y sera présentée une série «d’installations qui imitent les dernières innovations technologiques avec les outils du passé». On pourra y découvrir l’artiste japonais Ei Wada, 24 ans, qui a transformé une douzaine de téléviseurs cathodiques, reliques d’une autre époque, en étonnants gamelan électrique qu’il active en tapotant les écrans. En ce moment même, à Berlin, le festival Club Transmediale, dédié aux musiques électroniques aventureuses, se demande quelle stratégie adopter «quand on a l’impression que tout existe, a déjà été fait avant et peut être répété indéfiniment grâce aux progrès fulgurants de la technique».
Régression extatique
La question posée par le livre de Simon Reynolds semble ne jamais avoir été plus criante. «Je suis fasciné par la cadence infernale du capitalisme qui est en train de détruire notre rapport à l’objet. Tout cela me fait me tourner vers le passé, mais ma véritable motivation, c’est le désir d’établir un contact et non de revivre des choses passées. Je nesuis pas nostalgique», renchérit Daniel Lopatin, artiste américain emblématique cité par Simon Reynolds dans Rétromania. Il décrie l’obsession du progrès linéaire et propose de lui substituer des espaces dédiés à la «régression extatique». Ou au downgrade, autre vocable en vogue construit par opposition à l’upgrade, la mise à jour permanente qu’exigent nos ordinateurs, nos téléphones…
La nostalgie n’est pas non plus ce qui anime Gaspare, 28 ans, créateur de la maison de disques Cartilage, qui édite exclusivement des vinyles et participe au retour en grâce du format, pourtant condamné par l’arrivée du CD à la fin des années 80. «Je n’ai pas de platine disque et je n’en ai jamais eu. Le format du vinyle permet plus d’expérimentations graphiques, mais je ne suis absolument pas attaché au format physique. Je n’achète pas de disques, ma collection est constituée à 100% de MP3 compressés.»
Cette ultramodernité qui a détourné la rétromanie en contre-culture se manifeste aussi de l’autre côté de l’Atlantique, dans l’effervescente scène musicale de Mexico. Tandis que Los Eclipses déterre régulièrement des raretés et mixe exclusivement à partir de vinyles, le collectif NAAFI organise les soirées électroniques les plus pointues de la ville. «Nous embrassons tous les formats, genres et sons, déclare Alberto Bustamante, leur organisateur. Jouer sur des ordinateurs ou passer de vieux vinyles n’est pas antinomique.» D’ailleurs, les membres du collectif NAAFI et de Los Eclipses, âgés de 20 à 27 ans, sont parfois les mêmes.
D’après Alberto, il n’y a aucune raison de désespérer : «La génération qui a grandi dans les années 90 prend les choses avec plus d’humour. Il y a plein de jeunes musiciens au Mexique qui essaient de générer un son authentiquement mexicain et qui ne se contentent pas de répliquer la mode internationale.» Et d’énumérer des producteurs de 17 ou 18 ans, comme Mock The Zuma et ses «ritmos del futuro» à Ciudad Juárez, le mouvement Ruidoson à Tijuana, focalisé sur les vieilles références mexicaines qu’il revisite totalement, ou encore la cumbia apocalyptique de Los Macuanos. Rééditeur de musiques latines oubliées sur un label de cassettes, Carlos Icaza n’est pas non plus fataliste pour la création. «Je suis sûr qu’il y a de la nouvelle musique géniale en ce moment, mais elle est enterrée sous tellement de merde que nous avons besoin d’un peu de distance pour jauger ces vingt dernières années.» Ce qui l’inquiète davantage, c’est la manière dont le monde 100% numérique va passer l’épreuve du temps, si les formats se révéleront aussi durables qu’un vinyle ou une pellicule. D’où, peut être, son instinct de conservation.
Ping-pong permanent
La créativité mexicaine du moment rejoint l’une des grandes richesses des années 2000 : l’interconnexion instantanée et permanente du monde créatif, qui permet à des scènes extra-occidentales (Afrique du Sud, Angola, RDC, Argentine…), bien souvent électroniques, d’avancer en ping-pong permanent. Ce bouillonnement a su dépasser ses références pour tenter de construire le son de son époque : mutant, rapide, urbain et mondialisé. Et si, pour conjurer la rétromanie, une première piste était d’en finir avec le modèle dominant de la seconde moitié du XXe siècle : le rock anglo-saxon et ses dérivés ? Pourquoi ne pas adopter à la place l’internationale électronique ? La rétromanie qui caractérise les années 2000–2010, si elle est bien réelle, n’a en aucun cas empêché la créativité des plus talentueux. Surtout, elle n’est pas une fatalité, mais davantage une pause obligatoire : absorber toutes les créations du passé, désormais accessibles en perfusion permanente, nécessitait bien une décennie de fascination.
La notion de rétro semble quant à elle obsolète, tant le temps et les distances ont été annulés par Internet, placés sur un même plan. On peut se demander aussi si la musique pop et rock, transformée en héritage bourgeois, est toujours le centre de gravité de la culture populaire et le médium d’identification préféré de la jeunesse, comme le laisse entendre Simon Reynolds. «La seule rébellion générationnelle actuelle serait de n’avoir aucun intérêt pour la musique», reconnaît-il dans Rétromania.
L’industrie phare des années 2010 fut plus probablement celle des jeux vidéo, et le héros populaire de l’époque davantage le hacker que le rocker. Une grande partie de la jeunesse s’identifie ainsi plus volontiers à la figure romanesque de Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks, qu’à Lady Gaga, perçue de façon très lucide comme un énième artefact marketing. L’acte le plus subversif des années 2000, et de 2012 encore, est de bloquer des serveurs plutôt que de casser des guitares. De rejoindre la légion internationale des Anonymous plutôt que de reprendre Bob Dylan. Ou de faire les deux.
Rééditions, revivals, remakes… Dans un passionnant essai publié en français le 9 février, le journaliste britannique Simon Reynolds analyse comment la culture contemporaine est devenue accro à son propre passé. Critique et bonnes feuilles en avant-première.
Rip It Up and Start Again: «Déchire-le et recommence». En 2005, le critique musical britannique Simon Reynolds publiait sous ce titre un passionnant pavé consacré au postpunk —ou comment, au tournant des années 70–80, des musiciens avaient profité de la déchirure punk pour repartir de zéro.
Sept ans après, place à un autre pavé (cinq cents pages et une biblio citant Barthes, Baudrillard ou Derrida), une autre décennie, les années 2000, et un autre concept: dans Rétromania, qui paraît le 9 février dans sa traduction française aux Editions Le Mot et le Reste, et dont nous publions les bonnes feuilles, Simon Reynolds s’intéresse, non plus à la façon dont on déchire le passé, mais à celle dont on le raccommode sans fin. Et aussi dont on l’accommode (à toutes les sauces), dont on se montre trop accommodant avec lui ou dont il peut devenir incommode pour ceux qui veulent créer quelque chose de nouveau.
Présente dans plusieurs domaines artistiques mais particulièrement prégnante en musique, cette rétromanie a plusieurs têtes: le collectionneur qui glane les raretés du passé en vinyle et les encode dans son lecteur MP3, le quadragénaire qui va revoir en concert le groupe fétiche de son adolescence fraichement reformé, le groupe qui parsème ses interviews de références, le critique qui célèbre la mémoire des stars disparues.
«Les cycles commémoratifs sont devenus une composante structurelle et intégrée de l’industrie des médias et du divertissement», s’inquiétait d’ailleurs Simon Reynolds dans nos colonnes en septembre dernier à propos de la rediffusion d’un concert mythique de Nirvana vieux de vingt ans:
«Cette heure durant laquelle jeunes et vieux sont restés bouche bée devant un spectacle de 1992 qui a fait trembler le monde, c’est du temps mort: c’est le temps de la répétition et de la simulation. Ou pour le dire plus durement: cet homme mort sur scène était plus vivant que ceux qui le regardaient.»
Dans son livre, l’auteur va d’ailleurs jusqu’à envisager un «assèchement progressif» de la culture pop, une sorte de catastrophe écologico-culturelle qui aurait vu l’Occident brûler à grand train ses réserves de passé pendant une décennie.
LOIN DU PAMPHLET DECLINISTE
Rétromania, comme il le précise dès les premières pages, n’envisage pourtant «pas uniquement le phénomène du rétro uniquement comme le symptôme d’une régression culturelle». Est loin du pamphlet décliniste sur la fin de l’histoire pop: il est d’ailleurs moins structuré comme une démonstration que comme une collection d’analyses, sur l’influence de la technologie sur la culture musicale, la «japanisation» de la pop culture, la mode vintage…
Une somme d’essais qui finit par faire une somme tout court, au message nuancé. Simon Reynolds pointe ainsi comment certains des musiciens les plus passionnants de ces dernières années (Ariel Pink, Daniel Lopatin, Gonjasufi…) sont profondément «rétromaniaques», empilant dans leurs disques des couches d’influences et de citations pour en faire des œuvres nouvelles. Ou comment, il y a trente-cinq ans, un mouvement aussi tabula rasa que le punk a eu pour racines un attachement quasiment réactionnaire au rock des années cinquante.
La rétromanie peut-elle déboucher sur de la nouveauté, s’effacer devant elle? L’auteur, dont les premiers essais s’intéressaient il y a vingt ans à la très contemporaine culture rave, s’en dit «persuadé» même si cet espoir lui paraît quelque peu ténu maintenant que toutes les décennies sont revisitées et à la mode simultanément.
De sorte que, paradoxalement infidèle à son titre, son livre s’avère au final moins une déploration du passéisme qu’un pari irraisonné sur le futur, une profession de foi en l’avenir, envers et contre nous tous, les rétromaniaques.
ACCEDEZ AUX BONNES FEUILLES
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Que retiendra-t-on des années 2000 ? Ce fut la “décennie du re”, constate amèrement Simon Reynolds, 49 ans. Revivals, rééditions, remix… La culture populaire se serait contentée de “recycler son passé pour s’inventer un futur”. Concentré sur la musique, et sans jamais négliger les autres champs culturels (mode, design, littérature, cinéma, télévision…), Rétromania expose les raisons de cet assèchement. Parmi elles: l’accès limité à la musique (et l’incessante (re)découverte de son passé), la paupérisation du son (merci le mp3 !) et la fascination des musiciens pour un Âge d’or prétendu (le Summer of Love, les free-parties…). Bien sûr la mode rétro ne date pas d’hier, mais elle a pris des proportions inquiétantes : reformations en série, réinterprétation d’albums cultes dans leur intégralité, fétichisation du vynile ou d’affiches liées à un style particulier… La culture pop est aujourd’hui une pièce de musée. Collectionneur, critique musical et historien émérite (Rip It Up And Start Again, 2007), Simon Reynolds s’appuie sur une bibliographie dantesque. La démonstration est foutrement convaincante, mais subsiste une question : que nous réserve l’avenir ?
Entre nostalgie d’un âge d’or, recyclage permanent et redécouverte du patrimoine via Internet, la mode est à la rétromania. Même si la vedette trash américaine Lady Gaga défraie la chronique, depuis dix ans les platines tournent en boucle.
Dans Un Jour sans fin, un étrange sortilège condamne le journaliste météo Phil Connors à revivre éternellement le même 2 février. Piégé dans un bled paumé de Pennsylvanie, il commente inlassablement la Fête de la marmotte. L’angoisse. Son châtiment ne s’arrête pas là. Chaque matin, il est sorti du lit à 6 heures tapantes par I Got You Babe. Connors a beau tout essayer, rien n’y fait. A son réveil, Sonny & Cher sont fidèles au poste. La musique pop semble, elle aussi, frappée par la même malédiction. A l’heure du MP3, elle tourne en boucle comme sur une bonne vieille cassette. Résurrection des Beach Boys, rétrospective Bob Dylan, réédition de L.A. Woman, des Doors, formation de tribute bandes, groupes en hommage à Led Zeppelin, Pink Floyd ou Genesis… Le calendrier musical sent la naphtaline. Sommes-nous bien en 2012 ? Un coup d’œil sur les ventes de disques renforce le trouble : Adele, Gérard Lenorman, Nolwenn Leroy. De la soul vintage, un revenant et des standards bretons. La musique pop n’aurait-elle plus rien de neuf à raconter ?
Bienvenue dans l’ère de la Rétromania, pour reprendre le titre du livre du journaliste anglais Simon Reynolds qui paraît en France le 9 février. « La nostalgie a toujours existé, rappelle l’auteur. La nouveauté, c’est le rapport que nous entretenons avec notre passé qui n’a jamais tant inondé le présent. » La thèse de Reynolds se résume ainsi: les années 2000 sont une recomposition des décennies précédentes. Les White Stripes et Amy Winehouse ont, certes, ajouté de beaux chapitres à l’histoire du rock et de la soul, mais ils sont écrits sur papier recyclé. « Il s’est installé aujourd’hui une grande nostalgie des périodes heureuses, estime Jacques Attali. Ce sentiment est lié à la peur du déclassement. Pour les jeunes, les générations précédentes avaient un avenir meilleur que le leur. » Ce qui peut paraître paradoxal vu la période d’innovation technologique folle de ces deux dernières décennies. « De nos jours, ce qui compte, c’est moins de connaître le dernier courant musical que le dernier produit à la pointe, remarque Olivier Donnat, sociologue au ministère de la Culture. Les années 1960–1970 n’ont pas connu tant d’innovations industrielles. Cela peut expliquer la grande créativité artistique de cette période.
La nostalgie d’un certain âge d’or de la pop reste un investissement certifié triple A. Sortie en 2000, la compilation 1, des Beatles, est l’album le plus vendu dans le monde au XXIe siècle. En période de vaches maigres, le moindre anniversaire est prétexte à un coffret, une édition spéciale ou un album de reprises. « Les disques ne se vendent plus, analyse Simon Turgel, président de Veryshow, organisateur en France des concerts des Beach Boys. Pour vivre, les légendes d’hier sont obligées de repartir en tournée. Raison pour laquelle il y a tant de groupes qui remontent sur scène. » La rétromania n’est pas seulement la énième célébration d’une glorieuse histoire. Elle est aussi une recombinaison façon patchwork d’anciennes figures de la culture pop. «Lady Gaga s’est façonné un personnage et une apparence mélangeant la décadence glam des années 1970 (David Bowie), l’excès vestimentaire des années 1980 (Grace Jones, Madonna), le néogothique des années 1990 (Marilyn Manson) et l’électroclash du début des années 2000 », écrit Simon Reynolds. Un autre exemple? Une esthétique à la David Lynch, un soupçon d’érotisme fifties, une pincée de modernisme geek, et vous obtenez la dernière révélation du Net, Lana Del Rey. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme… La rétromania enfante des icônes branchées, à condition de bien choisir les ingrédients du cocktail. Comment ne pas être écœuré par l’Américain Flo Rida, qui mixe le rap et l’eurodance des années 1990 ! Finalement, le bogue de l’an 2000 a bien eu lieu : la preuve, le XXIe siècle bégaie.
La science fiction avait rêvé de machines à voyager dans le temps. La réalité a inventé YouTube. Certes, cela ne vaut pas la DeLorean de Retour vers le futur. On ne peut toujours pas aller trinquer au Whisky a Go Go avec Jim Morrison mais on peut, en revanche, revoir tous les passages télé des Doors en trois clics. Depuis sa mise en orbite, en 2005, le mastodonte de l’hébergement de vidéos—4 milliards de contenus vus chaque jour—offre des allers-retours décoiffants dans l’espace temps numérique. Plus besoin de traverser la ville pour découvrir que la bibliothèque municipale n’a pas en rayon le disque recherché. Avec YouTube et les sites de streaming, tels Deezer ou Spotify, le passé constitue un nouveau continent à explorer pour les mélomanes. « Ma génération s’est construit une culture plus vaste et plus intéressante que celle de ses aînées », avoue avec humilité Benjamin Kerber, guitariste et chanteur du groupe de rock les Shades. Dès lors, on voit apparaître des artistes comme le Britannique Michael Kiwanuka, qui, à 24 ans, a déjà absorbé Bob Dylan, Otis Redding et Bill Withers.
Quand ils ne sont pas devant leurs écrans, les adolescents ont le nez dans les vinyles de leurs parents ou de leurs grands-parents. Passant de Fleet Foxes à Crosby, Stills Nash & Young, tels des saumons ils remontent le cours du rock. « Cela tient moins de la nostalgie que de la frustration, avance Simon Turgel. La mode du rétro est un effet du manque actuel de création. » Bertrand Burgalat, patron du label Tricatel, partage le même avis: « Quand on vit dans le monde de Grégoire et subit sa rengaine Toi + Moi, c’est normal que des ados reviennent à Joe Meek. » Qui connaît l’atypique producteur que fut Joe Meek ? Grace à YouTube, de plus en plus de monde.
« Avec Internet, tout va très vite, témoigne le rappeur Orelsan, auteur de 1990, un hommage ironique au rap de l’époque. La frontière entre l’underground et la culture populaire n’existe plus. Maintenant, on qualifie un artiste de mainstream s’il a plus de 500 000 clics à son compteur. » L’offre musicale se balkanise en une multitude de niches. L’avant-garde devient populaire et inversement. Et il y a de quoi perdre le nord. «Dans les années 1970, tout le monde baignait dans une certaine culture populaire sur laquelle les Sex Pistols pouvaient taper, se souvient le cinéaste Julien Temple, aux premières loges de l’effervescence punk britannique. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. La musique ne sert plus de marqueur générationnel. Les plus de 6o ans se trémoussent sur les Black Eyed Peas pendant que les moins de 20 téléchargent la discographie de Bowie en une soirée. « En 2012, c’est tout à fait banal d’aller à un festival de rock en famille, raconte Simon Reynolds. La musique est devenue une sorte de hobby que les parents partagent avec leurs enfants. Pour quelqu’un de mon âge, ayant grandi avec la révolte punk et la culture du parricide, c’est assez étrange.»
Le rebelle Iggy Pop fait désormais le zouave sur des publicités pour les Galeries Lafayette. Le rock a vieilli et il n’incarne plus ni la subversion ni la révolte depuis belle lurette. Personne ne tient le flambeau en 2012. « Je ne vois pas d’album qui synthétise la crise que l’on vit actuellement, déplore le journaliste musical et cofondateur d’Act Up Didier Lestrade. Les chansons se résument aujourd’hui à des bons sentiments. “Quand les Black Eyed Peas samplent la BO de Dirty Dancing, c’est pour célébrer la fête. « Leurs morceaux, comme ceux de Britney Spears ou de Rihanna, invitent à vivre dans l’instant présent, regrette Simon Reynolds. Ce ne sont pas des chansons protestataires mais elles reflètent le climat ambiant, une réaction hédoniste face au marasme.” Un chant du cygne.
UN AIR DE DEJA VU
Quoi de plus rétro qu’un film muet en noir et blanc favori aux Oscars ou qu’un polar stylisé années 1960–1970? The Artist et Drive jouent à fond la carte du vintage. Tous les secteurs revisitent leurs classiques. Londres ressuscite ses fameux double deckers (bus à étage), les applications qui vieillissent les photos font un malheur et les années 1960 font la Une des magazines. La télé n’est pas en reste avec la série Mad Men et la renaissance de Beverly Hills 90210 et de Dallas.
Les émissions de variétés consacrées aux décennies passées sont devenues un genre à part entière. France 2 a même poussé le bouchon du rétro encore plus loin en reconstituant, pour son prime time Vos années télé, les décors d’émissions cultes du PAF comme Nulle part ailleurs ou Le Jeu de la vérité. La reproduction à l’identique est aussi à la base du projet de la photographe argentine Irina Werning: Back to Your Future consiste à remettre en scène aujourd’hui des clichés d’époque. Enfin, la vogue sur Twitter est au rétro live: un événement passé, telles l’élection de François Mitterrand ou la Seconde Guerre mondiale, est traité comme dans les conditions du direct… ou, disons, avec un très long différé.
Où est passé l’avenir? C’est la question que pose Simon Reynolds à travers une enquête touchant à toutes les disciplines artistiques. Un mélange d’impressions personnelles, d’ouvrages universitaires, de posts glanés sur des blogs, de conversations avec des musiciens aussi différents que Billy Childish ou Ariel Pink. L’auteur prend l’air du temps et recherche moins le futur que le moment où il a disparu. Avec Rétromania, Comment La Culture Pop Recycle Son Passé Pour S’inventer Un Futur, le Britannique pose mille et une questions et laisse en suspens la dernière : le futur, c’est pour quand ? Analyse de la somme, puis quatre pages du livre à découvrir en avant première.
LE POSTULAT de Simon Reynolds est assez simple : la culture pop (et avec, la pop moderne) n’aurait pas connu d’innovation ou de mouvement original depuis la fin des années 90. Ses derniers soubresauts se nommeraient dubstep et grime, vagues sans commune mesure avec l’explosion du hip hop, puis le séisme rave. Les années 2000, ou “noughties”, seraient donc les années du vide. Les mauvaises langues ricanent alors et balaient ce genre de posture d’un revers de main : Reynolds est devenu vieux et aigri! Mais on jette un coup d’œil autour de soi, on pense au hasard à quelques noms qui ont ouvert la première décennie du XXIe siècle (The Strokes, Kings Of Convenience ou Zoot Woman), puis à ceux qui l’ont close (The Horrors, The XX ou Delphic). Dès lors, effectivement, concluons que c’était mieux avant, puisque tout le monde fait comme si on était avant. Mais c’est un peu plus compliqué. Et, surtout, bien plus passionnant… La nouveauté a disparu —même si Reynolds ne définit jamais ce concept, ni celui “originalité”. Selon lui, le passé est désormais rejoué, utilisé simplement comme un matériau premier. Il ne s’agit pas uniquement d’influences, mais de références et d’emprunts parfaitement conscients. Des noms? On en croise, et en bonne place, dans les pages de la revue pop moderne : au débotté, citons Girls, Arnaud Rebotini, Violens, Bon Iver, The Pains Of Being Pure At Heart, Chairlift, Mustang, Destroyer, Lana Del Rey ou Ariel Pink. Certains parmi eux se défendent, en toute bonne foi, de tels calculs—après tout, leur musique nous parle, ici et maintenant. N’empêche, le cas d’Ariel Pink est sans doute le plus intéressant puisqu’il qualifie lui-même sa musique de “retrolicious”. Comme le souligne Reynolds à son endroit, ce Californien de trente trois ans produit une musique “dont l’émotion principale est tournée vers une autre musique, une musique plus ancienne”.
VOYAGES DANS L’ESPACE
Mais depuis quand se tourne-t-on ainsi vers le passé ? Est ce une lame de fond récente ? Un rétropédalage s’impose. En dressant ce panorama quasi exhaustif du champ culturel (de la musique à la mode, du cinéma au petit écran, de la littérature au design), le journaliste en revient bien évidemment aux sixties, a priori matrice de
la culture pop. Une poignée d’années marquée par des bouleversements politiques et sociaux et des avancées culturelles déviantes, donc innovantes, dans le domaine des arts : musique, cinéma, design, théâtre ou littérature. S’il est indéniable qu’un climat de peur imprégnait cette époque (guerre froide, peur d’une crise nucléaire, etc.), les considérables progrès technologiques de cette décennie laissaient également miroiter l’espoir d’un avenir radieux à peine croyable, entre voyages dans l’espace et voitures volantes—imagination renforcée par la perspective d’un changement de millénaire. Bref, les sixties furent résolument tournées vers le futur.
Or, l’auteur de Rip It Up And Start Again (2006) relève que la fin de cette décennie posait déjà les jalons d’un goût pour le rétro dont la pop ne s’est depuis jamais défaite. Pour la simple année 1968, citons le come back d’Elvis ou The Beatles pastichant Chuck Berry (Back In The USSR). Lester Bangs y vit l’amorce d’un “mouvement de retour aux racines”, qui devait s’affirmer dans les années suivantes et jusqu’à nos jours, de l’authenticité affirmée de Creedence Clearwater Revival au glam rock des New York Dolls, de l’artefact rave de Zomby (Where Were You In ‘92?, 2008) aux Cramps. Les moyens utilisés ne sont pas toujours les mêmes, mais chacun de ces artistes voue un culte à un prétendu Âge d’or. Aujourd’hui, le terme revival est plutôt péjoratif—ce ne sont pas Miles Kane ou jack White qui changeront la donne. Mais n’oublions pas que certains revivals ont redéfini de nouvelles esthétiques, tel le mouvement 2 Tone des années 1979–81. Ainsi, The Specials ne reproduisait pas le ska tel que joué en Jamaïque vingt ans plus tôt, mais ajoutait à cette musique caribéenne une énergie tendue, punk rock, une conscience de classe très britannique, et s’emparait des thèmes forts de l’Angleterre thatchérienne : les bribes d’un passé idéalisé pour proposer une alternative à l’époque. Parmi les raisons actuelles avancées pour expliquer ce frein de l’Histoire, le Web figure en bonne place. Cette gigantesque banque d’archives permet de conserver, théoriquement ad vitam aeternam, les traces du passé. Autrefois, l’Histoire faisait le tri d’elle même, laissant certaines œuvres dans ses poubelles, à tort ou à raison : disques supprimés des catalogues, artistes à la masse ou
visionnaires complètement ignorés… Sans même évoquer les découvertes de musiciens issus des pays émergents! Or, la Toile ne joue pas ce rôle de tamis. Au contraire : c’est une mine à ciel ouvert, dans laquelle le passé demeure toujours sondable. Des années après la bataille, on peut toujours fouiller les marges, réévaluer un disque oublié ou méprisé en son temps mais remis en circulation virtuelle et défendu par quelque internaute anonyme. On peut regretter, dans une certaine mesure, cet amoncellement de connaissances, en songeant à Philippe Katerine qui, adolescent, réenregistra l’album à la banane du Velvet Underground d’après ce qu’il en avait lu dans la presse, sans en avoir jamais entendu une seule note. Le Web destructeur des rêveries intérieures ? Simon Reynolds pose également la question. Mais pas en jouant les luddites : ce blogueur invétéré analyse nos pratiques actuelles (téléchargement illégal, iPod…) et s’avère foutrement convaincant lorsqu’il ausculte avec acuité le média YouTube, vecteur de “l’expansion astronomique des ressources mémorielles de l’humanité”. En détaillant l’utilisation du célèbre site (la barre de progression, les vidéos conseillées), Reynolds s’interroge sur notre rapport à l’espace, au temps et surtout à cette persistance du passé dans nos vies présentes puisque tout devient consultable n’importe quand et n’importe où. Et l’on se souvient de Farga Rock City (2011) où Chuck Klosterman décrivait, de mémoire et en 2001, les vidéos de hard rock de sa jeunesse, craignant à l’époque ne plus jamais les revoir de sa vie. Parmi les changements radicaux opérés via le Net, ce supplément d’éternité n’est pas le moindre. Reynolds lui même en convient : “Quand je songe à l’utilité d’un tel site durant la rédaction de Rip It Up, mon histoire du post-punk (achevée dix huit mois environ avant le lancement de You Tube, en hiver 2005), mes sentiments oscillent entre une frustration après coup et un curieux soulagement. Car autant ce site aurait représenté une ressource considérable, autant j’aurais pu aisément m’égarer dans une infinie succession d’images de concerts, clips et apparitions télévisées”.
Ce passé si excitant supplanterait donc le présent, et les plus pointus sont désormais des experts, non pas des tendances de demain, mais de celles d’hier : Reynolds dessine alors la figure du hipster, autrefois “pionnier et innovateur”, aujourd’hui curateur et archiviste. Curateur ou commissaire d’exposition. Le langage des galeries d’art appliqué à la musique. On touche là au problème central de la culture pop : sa muséification. Symptomatiques de ce phénomène, les reformations en série (à peu près tout le monde sauf The Smiths et quelques morts) ou la manie des albums joués en intégralité par leurs auteurs—citons Sonic Youth (Daydream Nation, 1988) ou Primal Scream (Screamadelica, 1991). Evènements plus ou moins exceptionnels, ces concerts vont à rebours de la culture shuffle de l’IPod, et posent les artistes légendaires (et légitimés) en tant que performeurs : ces sets sont l’occasion pour eux de re créer leur œuvre (avec plus ou moins de bonheur). Autre signe de la muséification, les rééditions de myriades d’albums en version souvent luxueuse : “Je ne suis certainement pas le seul à baver d’envie sur ces coffrets tout en les trouvant singulièrement repoussants une fois entre mes mains”, écrit Reynolds. “Drapé dans un emballage semblable à un cercueil ou une pierre tombale, le coffret est l’endroit où le vieil enthousiasme se cache pour mourir : il fige un groupe ou un genre que vous adoriez dans un bloc indigeste. (...) Ils ressemblent moins à des disques qu’à des trophées qu’on exhibe comme autant de témoignages d’un goût et d’un savoir musical éclairés”. Sans même parler du Rock’n’roll Hall Of Fame et autres musées du rock, décrits avec une précision architecturale qui fait sens.
MILLE FEUILLES
Aujourd’hui, donc, que l’on se situe du point de vue du mainstream ou des marges (drones et bruits blancs érigés en avant garde depuis des décennies), cela fait bien longtemps que nous n’avons pas eu l’impression de ne “jamais avoir entendu ça”—la nouveauté, finalement. Les sous-courants (du goth à la dum’n’bass, du freak folk à la glitch pop) vivent chacun de leur côté, dans de petits prés carrés où nous batifolons indifféremment. En somme, la culture pop actuelle est un gigantesque mille feuilles, un assemblage de niches plus ou moins perméables. Bien entendu, il reste des activistes souterrains, mais la forme musicale n’est pas neuve comme ont pu l’être le rap ou la techno. Les raves ont germé dans les warehouses et le hip hop a éclos dans le Bronx. Aujourd’hui, l’instantanéité des moyens d’information et de communication empêchent, paradoxalement, l’émergence d’un underground, puisque révélé au grand jour, il perd toute son essence. Une dernière question : et si la quête d’innovation était achevée pour de bon ? Et si nous avions établi tous les canons ? On ne reproche pas à la Comédie Française de jouer Molière ou Racine, ni à l’Opéra de jouer du Beethoven. Et si la culture pop occidentale était arrivée au bout d’un processus? Peut être a-t-elle, en une cinquantaine d’années, donné naissance à toutes les formes possibles. La notion de progrès, dans son acceptation sociale ou scientifique, ne s’applique peut-être tout simplement pas à la culture pop. En attendant, d’autres pays, hors de l’Europe ou des États-Unis, lui donneront peut-être un coup de fouet. C’est d’ailleurs la conclusion de Simon Reynolds: “Le futur est toujours là, quelque part”. Mais où? Rétromania ne répond pas. Voici pourtant l’un des ouvrages fondamentaux de ce début de siècle. La plume alerte, l’érudition délestée de tout snobisme, le savoir éclairé se parant de saillies bien senties, l’ensemble est de plus constellé de notes de bas de page proposant des livres dans le livre—sur des sujets aussi variés que l’électroclash, le rétropunk japonais, les reprises, Trunk Records ou Jacques Derrida. Cette somme n’écrase jamais par son didactisme et ouvre une multitude de pistes de réflexions. Une lecture salutaire.
Connu pour ses ouvrages audacieux et très fouillés sur le post-punk (Rip It Up And Start Again) et la culture rave anglaise (Energy Flash, Generation Ecstasy), le critique britannique Simon Reynolds a surtout accompagné, via le Melody Maker, Spin ou The Wire, la plupart des mouvements musicaux souterrains de ces trente dernières années (des premiers soubresauts de l’indie pop à l’hantologie, en passant par le post-rock, la house ou le hip-hop). Mais comme la plupart des mélomanes et théoriciens contemporains, cet enthousiaste traditionnel de la modernité musicale a vécu le grand glissement de paradigme culturel de ces dix dernières années (“de la néophilie vers la nécrophilie”) comme un moment de crise. Analyste acéré des phénomènes d’accrétions postmodernes qui affligent la culture pop dans son ensemble, autant que passionné lambda intimement concerné par l’évolution des pratiques d’écoute au milieu des flux ininterrompus, Reynolds a consigné théories, autobiographie et histoire pointilleuse des phénomènes revivalistes à travers les ères dans ce qui est sans conteste le premier grand ouvrage théorique sur la pop après Internet : Rétromania.
2012. Le cerveau toujours embrumé par quelques avalanches d’informations, prenons le temps de nous questionner sur l’avenir de la pop culture… et des petits oiseaux.
Dans son brillant ouvrage Ocean of Sound, publié en 1995, David Toop propose une réflexion sur l’aspect immersif de la musique. Pour résumer, l’ambient, qui a connu une seconde vague au début des années 90, n’y est pas vraiment évoqué en tant que genre, mais plutôt en tant que type d’écoute. « L’envie de transcender le corps est un thème dominant dans toute conversation relative à l’avenir technologique », commente l’auteur…
Retour en 2012. Immergés, nous le sommes. A l’ère du tout numérique, cela ne fait aucun doute. Mais dans quoi ? Il est en effet compliqué de déterminer les contours d’un présent dominé par l’immatérialité. Tant mieux ? Tant pis ? A ce sujet, Rétromania – Comment la culture pop recycle son passé pour s’inventer un futur, à paraître début février chez Le Mot et le Reste (maison d’édition marseillaise), fait d’ores et déjà figure de référence. Le critique musical Simon Reynolds y développe une réflexion acérée sur ce dans quoi nous sommes finalement tous plus ou moins plongés, artistes, auditeurs, connectés, enfants de la culture pop. Un grand coup de pied dans la fourmilière de la « digiculture » (qui fait suite au « régime analogique », précise-t-il dans un article publié dans le dernier Chronic’Art), obsédée par son propre passé. Où en est-on avec la pop culture à l’heure d’Internet ? Système d’archivage atemporel, flux constant d’informations, profusion, décontextualisation… Comment interpréter et recevoir, aujourd’hui, ce qui a été déjà composé/écrit/pensé hier ? Alors, bien entendu, on se sent tous concernés et chacun y va de son petit commentaire. Le sujet est passionnant. Mais attention aux impasses, comme il l’explique en prenant MySpace pour exemple : « Tout le monde parle, personne n’écoute. » Prenons le temps donc.
Par exemple, dans un tout autre domaine, des chercheurs ont récemment pris le temps d’analyser plus de mille chants de troglodytes maculés, pour enfin découvrir que ces petits oiseaux duettistes prennent eux-mêmes le temps d’apprendre la partition de leur partenaire… Prenons le temps, l’immersion n’en sera que plus transcendantale. Laissons à Hiroshi Yokoi, créateur de la première radio par satellite, le soin de conclure (dans Ocean of Sound toujours) : « Je pense que les personnes liées à l’activité des médias ont une obligation importante à remplir. Celle de saisir pleinement l’esprit de cette période. Et en même temps d’employer leur pouvoir d’imagination et leurs compétences pratiques pour créer une vague de rêve. »
Le sac Sabena en bandoulière, la montre Casio au poignet, les lunettes Ray Ban vissées sur le nez, la mode du vintage et de la nostalgie est loin d’être terminée. A croire même qu’elle tourne en boucle au fil des générations… Signe de cet engouement intergénérationnel, la maison d’édition « Le mot et le reste » proposera la traduction française de Retromania, l’essai de Simon Reynolds, à partir du 9 février prochain. Son sous-titre est clair : « Comment la culture pop recycle son passé pour s’inventer un futur ». Dans cet ouvrage, l’auteur de Rip it up, and start again, collaborateur régulier du magazine britannique The Wire (consacré à la musique d’avant-garde), tente de décoder ce mal contemporain qu’est la nostalgie du « c’était mieux avant » ou « c’était quand même plus simple avant ». Une mode qui a envahi la sphère pop culturelle depuis quelques années avec des reprises à la pelle de morceaux des années 80.
Obsessions communes
On débutera cette lecture par un nombril, le nôtre. Car on a trouvé dans cet essai replet un enrichissement considérable de questions qui nous taraudent et sur lesquelles on s’est déjà épanché ici-même. Et puisqu’il est question de l’obsession de l’univers pop (et rock) pour son passé, on saisit la perche pour en fournir un exemple typique quoique peu glorieux ^^.
Le “futur antérieur”, rien de mieux pour résumer ce bel essai de Simon Reynolds. Ironie du calendrier, nous achevons enfin notre lecture de Rétromania, trouvé à Londres l’été dernier, au moment où sa traduction est sur le point de paraître et fournit l’occasion d’un dossier dans le mensuel GQ. Saluons au passage la célérité de cet éditeur exemplaire qu’est Le mot et le reste, le vrai grand éditeur rock en France, alors qu’on doit souvent attendre 3 à 10 ans pour lire en français les essais anglophones importants.
Le sous-titre est explicite : l’addiction de la pop-culture à son propre passé. A peine avions-nous aperçu la couverture que des articles de notre main nous repassaient en mémoire. Nous n’étions donc pas visionnaire, dommage. Nous ne sommes donc pas brillant au point d’avoir été le seul à identifier quelques traits saillants de l’époque. Déception.
Déception et contentement de lire sous la plume de Reynolds, plume affûtée s’il en est, un essai riche et stimulant sur l’incapacité de notre époque à ne pas vivre l’oeil vissé sur le rétroviseur. Car c’est une chose d’écrire quelques pages sur la question, comme nous l’avons fait ici sur la tendance “garage” dans le rock, ou encore là sur l’incessant revival qui limite l’innovation musicale (je vous recommande hautement les commentaires de haute volée qui sont plus intéressants que l’article lui-même). C’en est une autre de proposer une étude dense et documentée sur un sujet vaste, aux ramifications profondes. Nous avions-même parlé plus d’une fois des reprises qui se multiplient et sont devenues un filon à part entière, mais Reynolds lui, s’élève un peu plus et dévoile une vision d’ensemble d’une qualité incontestable. Si l’on insiste, c’est qu’on vient de refermer un des quelques livres, pas si nombreux, qu’on aurait fantasmé d’écrire nous-même.
Un essai à l’anglaise
Anglais expatrié aux Etats-Unis, Reynolds écrit dans la tradition de ces deux cultures. Le “je” y a sa place sans virer au nombrilisme ni au gonzo un peu trash. Au fur et à mesure, la première personne, devenue banale avec la multiplication des blogs, se justifie de plus en plus. Lorsqu’il vient à évoquer les ancrages nationaux, du hiphop anglais et américain notamment, on est frappé avec lui, de réaliser combien il se sent bel et bien anglais, alors que son fils, qui n’a vécu qu’en Amérique, ne partagera jamais vraiment les mêmes références.
C’est probablement à cette culture d’essai grand public que Reynolds doit de réussir à manier des références pointues sans larguer ses lecteurs. Références musicales, déjà, puisqu’il se refuse à séparer la culture populaire de genres plus confidentiels, parlant avec la même aisance de Madonna et de Oneohtrix point never.
Références intellectuelles également, distillées sans ostentation mais à point nommé, Adorno ici, Derrida (théoricien de l’hantologie) ou Badiou là. Reynolds ne se limite pas à des constats pertinents mais intuitifs, il se documente et nous donne les clefs pour poursuivre l’analyse.
Le syndrôme du rétroviseur, pas si nouveau
“La nostalgie, camarade”, chantait Gainsbourg en 1981, alors que se tournait la page Giscard et que Mitterrand promettait de “changer la vie”. Message d’avenir s’il en est, mais qui, visiblement, inspirait aussitôt plus de nostalgie que d’enthousiasme. A en croire Reynolds, ce n’est pas une poignée d’artistes qui joue à “et si on était nés 20 ans plus tôt?”, c’est tout le zinzin qui est coincé, la manivelle a du jeu et la machine d’HG Wells fait tourner les aiguilles à l’envers. Avant on avait Radio Nostalgiue, maintenant il y a des spéciales “années 80″ en prime time, la chaîne HV1 qui ne diffuse que les clips de notre adolescence, et tout le reste à l’avenant.
En lisant Reynolds, on ne peut s’empêcher d’avoir à l’esprit la série télévisée How I met your mother, qui introduit une nouveauté perverse, une nostalgie du présent. Drôle et attachante, cette série est aussi terrifiante par son principe : tournée au présent, elle se raconte au spectateur au passé, avec une nostalgie certaine. Alors que le présent est un futur qu’on entame, il devient ici moins qu’un simple présent, il est déjà du passé avant d’être complètement consommé. Plus de futur, plus de présent, seul le passé existe, qui dévore tout. Ce simple artifice narratif illustre à quel point la rétromania a bel et bien gagné toute la culture populaire.
La nostalgie occupe une place importante dans ce livre, dont une bonne partie combat l’idée qu’elle serait une manifestation nouvelle. La culture occidentale était déjà volontiers nostalgique dans les années 1970 ou 1980, Reynolds le démontre sans contestation. Les années 70 regrettaient les fifties, et même le punk en est la preuve. C’est un moment frappant de la lecture lorsqu’on se trouve opiner sur ce point : les punks ont rompu ouvertement avec les années 60 mais en puisant largement dans la décennie précédente, celle des balbutiements du rock.
Les revivals non plus ne sont pas si nouveaux, même s’ils sont devenus plus nombreux, et simultanés (c’est la nouveauté des 2000s). Le rétro, le vintage, n’ont pas attendu le 21e siècle pour être au coeur de la mode. Là encore, la spécificité actuelle n’est pas le rétro ou le vintage en soi, mais la place qu’ils occupent au détriment de tendances nouvelles. Et Reynolds de citer le rétro-gaming. On pourrait aussi penser aux innombrables “nouveaux Beatles” (on ne les compte plus), la nouvelle Janis Joplin (Izia), le nouveau ci ou ça qu’on désigne donc comme n’ayant rien de nouveau puisqu’on n’a de mieux à dire sur eux que leur parenté avec des artistes parfois morts 40 ans plus tôt. Prolongeons l’aparté, en rappelant que “the boss” (Springsteen) ou “the godfather of soul” (James Brown) ne doivent leur surnom qu’à leur aura propre, et pas à une comparaison avec qui que ce soit.
Pas étonnant, dans ce contexte, de voir autant d’artistes reprendre une guitare qu’ils avaient remisé depuis longtemps, ou de groupes se reformer, aussi bien the Police que… les Sex pistols! No future, peut-être, mais pas sans passé en tout cas. Toute l’industrie musicale fonctionne à plein grâce à son passé, rééditions à l’identique (Reynolds étudie en longueur l’étonnant cas du Japon), rééditions remasterisées, rééditions avec bonus et coffret, mais aussi tournées anniversaires. On a vu fleurir des tournées où Sonic Youth, Lou Reed, ou les Pixies rejouèrent, dans l’ordre exact du disque, un de leurs albums emblématiques (Daydream nation, Berlin, Doolittle). Et le public en redemande, les salles sont pleines.
Quant-à Abba ou Queen, dont plusieurs membres sont encore en vie, ils ont droit à des biopics et des comédies musicales à succès. L’époque, dans son ensemble, paraît donc gagnée par la nostalgie et une revivalite aiguë.
Collectionneur, crate digger et artiste hantologiste : victoire du numérique
Erreur : mémoire pleine. Tel est le message affiché en grand sur l’écran de notre époque.
Abba n’est pas seul à avoir droit à son biopic. Le passé, encore récent, occupe de plus en plus de place dans la pop culture, Tina Turner a même donné son avis sur l’actrice qui l’incarnera à l’écran. De son propre vivant!
Musée des Beatles à Liverpool, Rock’n’roll hall of fame, expositions sur le Rock’n’roll (Fondation Cartier) voire – un comble! – sur le punk (à la villa Medici), la culture rock et pop n’est plus seulement une culture vivante au présent, son passé est entretenu, scruté, célébré. La mémoire du passé est si présente et encombrée qu’elle devient saturée. Reynolds cite ici longuement Huyssen, qui parlait d’un “memory boom”.
Ce travail de mémoire, on le voit aussi hors des institutions. Il y a même des aspects illégaux, avec quantité de blogs dont le but est de mettre à disposition des disques épuisés, rares ou seulement jamais réédités en CD. Les années 90–2000 ont été celles, sur internet, de mp3 blogs consacrés à l’excavation de disques oubliés ou inaccessibles. Le moindre groupe, le plus obscur 45 tours, retrouvent une chance d’avoir un public. Reynolds (et nous avec lui) se décrit volontiers en accro de ces sites, passant son temps à télécharger des centaines d’heures de musique qui resteraient oubliées dans un coin de disque dur sans jamais être entendues.
La technique n’est pas sans conséquence. Elle tient le rôle principal. Le passage de l’analogique au numérique est Le pivot de toute cette histoire. Avec le numérique, la reproduction à l’identique devient possible sans déperdition et donc sans limitation. Lorsqu’internet se développe, c’est l’explosion. Toutes ces numérisations, toutes ces copies privées, se trouvent jetées sur des blogs innombrables, à la disposition de tous. C’est l’ère de la “sharity“. Mais aussi celle de l’indisgestion.
Au prix de cette indigestion, des genres entiers ont gagné une visibilité, en particulier la musique d’illustration, library music, dont on doit avouer être friand et posséder une collection conséquente. Certains passionnés et DJ se sont fait un nom en éditant des compilations de ce type, comme Patrick Whitaker et Martin Green. De DJ, ils sont devenus “curators” (d’ordinaire c’est la traduction de “commissaire d’exposition”), comme ceux qui publièrent “la crème de la Bosworth Library” en 2002.
Plus aucun disque ne semble tomber dans l’oubli, au pire il trainera dans un bac d’un dépot-vente. Et sera un jour acheté par un DJ, la culture hiphop étant toujours à la recherche de samples inusités, 2 secondes de trompette ici, un beat de 4s de batterie là… L’ébouriffant Endtroducing de DJ Shadow bouclant a boucle (jeu de mot), mettant une photo de son disquaire préféré en pochette de son disque construit exclusivement à partir de samples de morceaux existants.
La mémoire devient alors matériau. Au-delà du postmodernisme, Reynolds estime que le phénomène va encore au-delà en incarnant un genre nouveau. Pour le coup, ah, du nouveau avec du vieux, il n’y a donc pas qu’à se plaindre de la rétromania ;-)
C’est là que l’hantologie fait son apparition.
On aurait pu citer le premier disque de Alpha, Comme from heaven, pour lequel on a un faible et qui utilise par instants la voix de Sylvia Plath. De son côté Reynolds revient constamment au premiers disques de Boards of Canada pour évoquer ce courant, auxquels des critiques ont plaqué un concept de Derrida. Cool, non? Après tout il existe bien un groupe baptisé Pure reason revolution en hommage à Kant, et un autre Jean-Paul Sartre Experience, alors pourquoi pas Derrida? On vous laissera savourer les pages sur l’hantologie, tout aussi bonnes que le reste de l’ouvrage, mais vous commencez à deviner. Il y est question du passé, mais sous une autre forme que la citation (l’usage de base du sample) ou la reprise ou encore le revival. Acclamé par les milieux electro, BOC proposait d’emblée par la pochette de Music has a right to children une référence lexicale au passé, et une photo de pochette comme sauvée d’un grenier et où les visages auraient déjà été emportés par la surexposition.
Cette musique là est prisonnière de son rapport au passé, et d’une fantasmagorie ajoute Reynolds, même lorsqu’elle s’efforce d’aller de l’avant et de proposer une musique originale. Elle porte de bout en bout une nostalgie qui, dirait-on, est son inspiration principale. C’est là le truc flippant, si l’on prend l’hantologie au sérieux la création du neuf porte constamment la marque du passé, plus que jamais, plus que le rock n’était marqué par le blues par exemple. Reynolds en dit bien plus et le fait bien mieux, mais le but de cet article n’est pas remplacer le livre, plutôt d’éclairer quelques (bonnes) raisons de le lire ;-)
La technique, donc, au coeur de la rétromania. Comme les visages et les craquelures de la pochette de Music has the right to children, le son des cassettes analogiques s’évanouit peu à peu. Les ventes de vinyl restent stables depuis des années, voire augmentent un peu, mais Reynolds attire plus notre attention sur le retour des cassettes. Certains albums sont publiés exclusivement sur ce format, en 2011. Ce n’est pas seulement la musique du passé qui nous aspire, le rapport à la musique aussi a changé et certains s’efforcent de remonter le temps.
Et le futur dans tout ça?
Dans une ère aussi rétro, que devient le futur? Fait-il encore rêver? On s’écarte un peu du livre de Reynolds pour évoquer trois exemples. Retour d’abord dans les années 1980, tous les commerces ne juraient que par l’an 2000, magasins d’électroménager et hi-fi, bien entendu (Technic 2000, dans mon ancien quartier), mais aussi bien des enseignes de coiffure, vêtements, chaussures… Lorsqu’on voit aujourd’hui une devanture **-2000, on sait que le commerce date des années 1980. Un avenir de même pas 20 ans devant nous nous faisait saliver, rêver. En revanche, le 21e siècle est marqué par le retour des enseignes indiquant “fondé en 2003″ ou “est. 1997″, comme ces vieilles maisons anglaises, on joue à faire vieux tout en démontrant qu’on vient de naître.
A l’inverse, pour clore cet aparté, le futur est investi par des inventeurs inédits, dont le steam punk est le meilleur symbole. Les steam punks sont le summum du rétro-futurisme, on invente des machines qui seraient futuristes si nous étions en 1900, comme dans des uchronies dont l’animation japonaise est friande (Steamboy, Le chateau ambulant). On va chercher le futur… dans le passé, dans une sorte de communion avec Jules Vernes.
Reynolds évoque une “nostalgie du futur”, un peu différente de celle du présent qu’on identifiait plus haut dans How I met your mother. La puissance d’attraction des sixties, même déformées et fantasmées, tient pour partie à ce qu’elles sont un âge d’or, reconnait Reynolds. Mais c’est aussi une décennie où le futur paraissait à portée de main, et où le premier pas sur la Lune était, pour des peuples entiers, la promesse de connaître de son vivant la vie sur une autre planète. Ce n’est pas, nous dit-il, que nous ayons cessé d’innover, internet, le wifi, les voitures électriques, les tablettes tactiles en témoignent. Non, ce qui a changé c’est que ces innovations sont aujourd’hui banales, alors que dans les années 1960 le futur était excitant. Ce qui a changé serait donc notre regard sur le futur, et notre croyance dans les bienfaits et merveilles qu’il recelait et auxquelles on ne croit plus. Mais on aimerait y croire, comme ces enfants qui font semblant, et ne disent pas à leurs parents qu’ils ont compris que le père noël n’existe pas, comme déjà nostalgiques de cette magie de noël évanouie pour toujours.
Dans un article toujours pas démenti, GT relevait que depuis 2000, il n’est apparu aucun genre nouveau (du moins aucun qui touche le grand public, comme la disco, le rap, le grunge, l’ont fait). Simon Reynolds tient exactement le même langage, et nous conforte également dans nos propres analyses en constatant que “la nouveauté (au sens de ce qui prend la place de ce qui précède) a remplacé l’innovation”.
Mais ce qui pourrait n’être qu’un constat tourne au paradoxe, car Reynolds insiste sur l’omniprésence des années 1960 ou de la référence aux 60s dans les multiples revivals et musiques des 15 dernières années. Autrement dit, la culture pop se complaît dans un retour incessant à une époque qui était obsédée par… le futur! Les 30 glorieuses, et les 60s surtout, sont la période de la conquête spatiale, des débuts de la musique électronique pop, et d’une explosion de science fiction. Ici même on a témoigné de la floraison, à l’époque, de genres comme le “space funk”, la “kosmische musik”. Le cinéma n’est pas mieux loti, les films de science fiction sont des déclinaisons de films pas tout jeunes (Alien vs. Predator), ou des remake (La Planète des singes, Star trek, Solaris, l’homme invisible), tandis que la télé qui peine à inventer dans le domaine s’auto-cite abondamment (Stargate, SG Atlantis, SG Universe). On en revient un peu au steam punk, étonnamment oublié par Reynolds, par la manière de chercher non plus le futur dans notre imagination, mais dans celle de nos prédécesseurs.
En conséquence, la décennie 2000 sera peut-être la première de l’ère pop à être associée non pas à un style musical, mais à des objets et technologies (le mp3, l’ipod, le streaming, myspace…).
Hors de la pop occidentale, le salut?
Reynolds a abattu un boulot énorme et jamais son propos ne manque de justesse, ni de matériau. Stimulant, son essai appelle la discussion et la réflexion, on se sent donc assez facilement autorisé à le prolonger. A notre tour de nous lancer.
D’abord on peut se demander si la sclérose de la poprockosphère (expression maline qu’on doit à François Gorin) n’est pas limitée au monde anglo-saxon où elle est née. D’année en année des pays inconnus de la carte pop ou rock dans les années 1960 s’imposent, l’Islande, la Suède, le Brésil, la Russie, l’Afrique du sud… tandis que le blues malien gagne l’Europe ou que le hilife inspire des Vampire weekend, et que le kuduro angolais fait danser sur les pistes européennes. Au Brésil par exemple, on a vu un boom du baile funk, nouvelle forme de recyclage musical, mais aussi quantité d’artistes électro.
Rien qu’en electro, rien qu’avec le Brésil puisqu’on y est, ces dernières années on a vu de belles réussites dont on retient Gui Boratto, signé sur un label allemand, et le duo Tetine installé à Londres.
Justement… Tetine n’a pas touché le grand public mais ne fait rien pour. Ils évoluent principalement dans les galeries et le milieu de l’art contemporain. L’art contemporain, nouveau moteur de la création musicale? Un lieu comme la Gaité lyrique, beau lieu “des cultures numériques” (r)ouvert en 2011 à Paris, fait volontiers ce pari, tout comme des revues pointues comme MCD (musiques et cultures digitales) ou l’anglais the Wire. La volonté d’innover n’a pas disparu. Mais elle s’est sans doute refermée, dans les 70s un Bowie était une star mondiale et il ouvrait des portes, tandis qu’aujourd’hui ceux qui se veulent innovateurs évoluent dans des sphères au public limité, limité d’avance contrairement à l’industrie du disque où un succès mondial inattendu peut parfois survenir.
On apprend beaucoup en lisant ce livre de Reynolds, et on réfléchit. On ne sait plus trop si on doit se plaindre ou non de la rétromania, mais on en sait plus sur ses ramifications et ses cent visages.
On referme ce livre avec l’étrange sentiment d’avoir eu raison contre soi-même. Avec une grande lucidité, Simon Reynolds se livre à sa propre critique. A moins grande échelle, comme lui nous avons écumé les bacs de 45t et de 33t à la recherche de pressages originaux, puis fait le tour des mp3 blogs pour y récupérer des centaines d’albums des années 1950, 60, 70, 80, sans jamais avoir le temps de les écouter par la suite. On a mixé des nuits entières dans des bars en se focalisant sur la soul seventies et les musiques de films de la même époque. On a contribué à une collection de vieilleries pop-hitsiennes dont d’autres parlent mieux que nous. On a passé des heures carrées dans des friperies pour y dégoter des pantalons patte d’eph ou de criards chemisiers orange satinés. On a même consacré notre toute première interview à une étoile filante des années yéyé, Jacqueline Taïeb. Autant de manières de sombrer dans la rétromania qu’on allait finir par dénoncer dans les mêmes pages où l’on en avait fait étalage. Oui, la rétromania existe, et je l’ai contractée. La guérison est longue, et Simon Reynolds est un remarquable docteur.
Et comme il n’est jamais trop tard pour bien faire : en route pour le 21e siècle!
Critique musical, déjà auteur d’essais sur la techno et le post-punk, Simon Reynolds a forgé le terme de « rétromania ». Il répond aux questions de GQ. Par Etienne Menu.
GQ: Comment définir la rétromania ?
REYNOLDS: Je ne définis jamais le terme de rétromania de façon scientifique car il s’agit avant tout d’une expression fourre-tout, qui recouvre des phénomènes actuels distincts. J’avais vu une friperie qui portait ce nom, ou encore une boutique spécialisée dans les meubles des années 50. C’est aussi le titre d’un album du groupe de hard FM Def Leppard! Donc certes, l’idée de rétromania peut s’appliquer à différentes choses, mais ça n’en fait pas pour autant un vrai concept qu’il faudrait valider ou discuter entre chercheurs. C’est surtout un mot pratique pour désigner un état de fait caractéristique de ce que nous vivons aujourd’hui, à savoir l’inondation du présent par le passé. Cela comprend donc des choses indigentes, comme les tribute bands ou la plupart des remakes hollywoodiens, mais aussi tout ce qui relève de ce que l’on pourrait appeler la re-créativité », qui recouvre entre autres les morceaux « mash ups » qui couplent deux tubes. On y trouve des choses plus ou moins réussies, mais qui en tout cas nous disent clairement quelque chose sur notre époque.
GQ: En quoi la rétromania se distingue-t-elle des revivals que l’on a connus dans les décennies précédentes?
REYNOLDS: Avant Internet, et avant même que les maisons de disques ne rééditent des albums à la chaîne, des musiciens allaient retrouver des vieux vinyles dont ils se servaient comme inspiration. Ils imitaient aussi leurs vêtements, leurs coupes de cheveux, leurs attitudes. Je pense entre autres au revival de la sous-culture des mods à la fin des années 70, ou aux revivals garage et rockabilly un peu plus tard, ou encore à l’acid-jazz puis à la nu-soul, qui fétichisaient l’âge d’or de la soul et du funk en s’inspirant de disques non réédités. Aujourd’hui, avec Internet, l’histoire de la musique enregistrée est instantanément et entièrement accessible, grâce aux archivistes qui numérisent les disques originaux pour les mettre en ligne. Et les outils de traitement sonore offerts aux musiciens ont également la faculté de simuler, à l’identique ou presque, la couleur musicale d’une scène passée. Le numérique et l’épuisement de l’inspiration ont surtout permis d’intensifier une obsession du rétro qui existait déjà dès les années 70. Dans le rock, les pulsions néofifties sont nées dès la fin des années 60!
GQ: Cette tendance affecte en priorité la musique?
REYNOLDS: Non, en dehors de la musique, il faut souligner que deux autres domaines ont été depuis longtemps contaminés par ce principe de citation effrénée : ce sont le design et la mode. Les créateurs qui œuvrent dans ces deux champs n’éprouvent plus depuis longtemps la culpabilité de refaire du déjà fait. Le recyclage y est même tout à fait encouragé. On voit par exemple le style typographique des Constructivistes repris à toutes les sauces, sur des affiches ou des pochettes de disques, comme celle du premier album de Franz Ferdinand.
GQ: Et la littérature?
REYNOLDS: Elle bénéficie d’une forme d’immunité à la rétromania. Aucun romancier actuel ne cherche à écrire exactement comme Fitzgerald ou Kerouac, et encore moins à s’habiller, se mouvoir ou parler comme eux. Et plus personne ne tape à la machine. Alors que ce genre de démarche est courante en musique.
GQ: L’Occident est-il seul concerné par la rétromania?
REYNOLDS: La rétromania est irrémédiablement liée au vieillissement de la culture occidentale, à l’accumulation continue de temps passé, et à sa monumentalisation, à son archivage de masse. Ce type de conscience patrimoniale ne semble pas près d’émerger dans l’hémisphère sud, où les gens aiment encore détruire les vieilles choses pour en construire de nouvelles. Dans les anciens pays soviétiques, la situation est différente, puisqu’on a notamment vu se développer un phénomène de nostalgie de l’Est, l’ « ostalgie », qui consiste à regretter la vie miteuse de l’ancienne Allemagne de l’Est, lorsque les produits disponibles étaient peu nombreux et de qualité inférieure, mais que l’existence présentait une certaine stabilité comparée à la précarité subie depuis.
GO: Comment se positionner dans cette jungle d’« anciennes nouveautés »?
REYNOLDS: Je trouve toujours des tonnes de choses intéressantes à écouter ou voir. Mais une grande partie de ces «bonnes» choses montre une présence importante de rétromania, ou en tout cas elles reconstruisent le passé, elles jouent avec lui. Et il est clair que ce « choc du futur » que j’éprouvais en lisant de la SF ou en écoutant de la techno ne m’a plus heurté depuis longtemps.
GQ : La rétromania peut-elle se démoder?
REYNOLDS: La phase rétromaniaque que nous vivons, clairement consciente de ses références, va peut-être laisser la place à une phase qui se servirait de celles-ci de manière soit moins ironique, soit moins respectueuse. Je crois que les artistes vont puiser dans le passé comme dans une immense source de matières premières à instrumentaliser, sans se soucier de l’origine de ces matières premières. Pour le moment, on entend encore beaucoup de musique qui rend hommage à telle ou telle époque. C’est de la méta-musique, si l’on peut dire, et elle marche dans les sphères branchées. Du côté du vrai mainstream, la rétromania prend moins, car le grand public aime l’idée de «vivre le présent à fond» chère à David Guetta ou Ke$ha. En parlant de Ke$ha, c’est d’ailleurs intéressant de noter qu’elle avait cité le nom de Mick Jagger dans un de ses premiers morceaux, non parce que sa musique ressemble aux Stones, mais juste pour dire en substance qu’elle était aussi cool que les Stones à leur époque, que sa musique à elle faisait le même boulot que les chansons des Stones à leur apogée. C’est un bon exemple de la façon dont on entend aujourd’hui l’innovation et l’originalité. Rétromania ne fait en réalité qu’ouvrir une longue conversation collective sur la question de la créativité à l’heure du digital.
Dans son essai Rétromania, qui paraît ce mois-ci, l’Anglais Simon Reynolds a mis un mot sur un phénomène qui nous concerne tous. Une combinaison de nostalgie et de nouvelles technologies qui accélère le recyclage de pans entiers de la pop culture. Musique, mode ou cinéma, le passé devient une source d’inspiration (et de revenus) primordiale. Hystérie du revival ou réinvention du patrimoine culturel? Faisons le tri avant qu’il ne soit hier! Par J. Braunstein, E. Menu et J. Ghosn
C’est samedi. Vous avez mis vos lunettes Persol 714 pliantes, celles que porte Steve McQueen dans L’Affaire Thomas Crown, vos brogues vintage achetées sur eBay et un T-shirt orné d’un ancien logo Coca-Cola. Vous garez votre Mini Cooper, revisitée par BMW, à côté d’un vélo fixie vintage, et en face de cette galerie où des rééditions de meubles de Charlotte Perriand se mêlent à des reproductions de Vasarely. Vous jetez un œil mais préférez ne pas demander les prix à la jeune étudiante au look Nina Hagen, qui semble absorbée par l’écoute d’une anthologie d’electropunk est-allemand. Vous filez car vous êtes invité par des copains « d’avant » à participer à un tournoi de Street Fighter, puisque le jeu de baston légendaire est aujourd’hui adapté sur Xbox 360. Après cet après-midi passé à frôler l’épilepsie, vous rentrez chez vous en écoutant Stade 2, le nouvel album de Mr Oizo, et en pensant à ce bon vieux Robert Chapatte. Arrivé chez vous, vous allumez la télé et tombez sur la séquence « BFM Rétro » (sur BFM TV) rediffusant des images de l’INA vous rappelant que le virage de la rigueur de 1983, c’était hier… voire demain. En vous endormant, vous vous demandez l’heure qu’il est, mais surtout quelle est exactement l’époque où vous vivez. Bienvenue dans un monde rétromaniaque.
UNE LATITUDE POUR VIVRE SES FANTASMES
Rétromania, c’est le titre d’un brillant essai du critique musical anglais Simon Reynolds, qui développe la thèse suivante : depuis une dizaine d’années, la pop culture s’est nourrie presque uniquement de son passé, débitant à un rythme infernal rééditions, rétrospectives et hommages, ainsi que productions « nouvelles » citant et recyclant abondamment telle ou telle période de son histoire, et ce, tant dans la musique que l’automobile, le cinéma, la gastronomie ou le design. Les « industries créatives» – et ceux qui les consomment – seraient ainsi parvenues à un point d’épuisement si avancé qu’elles n’auraient d’autre choix que de regarder en arrière pour continuer d’exister. S’agirait-il là d’une caractéristique essentielle de l’« âge de l’accès » que nous vivons depuis l’arrivée massive d’Internet dans notre quotidien (voir encadré page suivante), et qui nous incite à nous « repasser » les clips, pubs, films, objets ou looks d’un temps défunt ? Comment éviter, donc, le culte d’un passé fétichisé ? Car il faut bien constater, avec le psychanalyste Samuel Lepastier, que derrière la tentation rétro se cache une volonté très infantile de « retour vers l’enfance perdue, que l’on réécrit en se donnant le beau rôle. Un rôle actif, important, un rôle d’adulte que l’on était pas. On y trouve la latitude pour vivre ses fantasmes, comme protégé par ses parents, tout en bénéficiant de la liberté d’un cadre de vie moins posé. » Guillaume Erner, sociologue, abonde : « Ce n’est pas la fin du monde, c’est la fin d’un monde. Entre 1973 et 1980, à la fin des Trente Glorieuses, on a vu s’effacer la confiance dans le futur, et on s’est mis à reproduire les formes du passé. C’est ce que le philosophe français Jean-François Lyotard a appelé, en 1979, La Condition postmoderne dans un essai resté célèbre. Depuis on
s’enfonce. On se réfère à des visions glorieuses, souvent pour les singer ou les affaiblir. Parce que le passé est par essence plus vaste que le présent. Et néanmoins fait d’une myriade de petites niches plus rassurantes qu’un présent massif. » Surtout, cette ère rétromaniaque va-t-elle s’installer à long terme, ou ne sert-elle que de phase de transition vers une nouvelle époque? « Dans les années 2000, grâce aux nouvelles technologies de distribution et de stockage, l’accumulation frénétique de musique a semblé sortir de la marge pour toucher le grand public », note Simon Reynolds. Le même phénomène a infiltré le monde du cinéma, via le succès du téléchargement à haut débit, les multiples sorties de coffrets DVD collectors de films mythiques, sans compter les nombreux remakes, reboots et autres prequels que produit Hollywood à la chaîne – au hasard Star Trek, X Men, ou tout récemment Footloose, les exemples ne manquent pas.
SURFER SUR LE PASSÉ AVEC STYLE
« En proposant des reconfigurations d’œuvres passées, on fait coup double, affirme le critique cinéma Jean-Baptiste Thoret. On séduit ceux qui sont aux commandes des studios, des télés et de la presse, auxquels elles rappellent leur jeunesse. Mais aussi les jeunes d’aujourd’hui, qui accordent aux années 60,70 ou 80 un statut positif. Alors qu’à une époque encore récente, la revendication des gloires passées passait souvent pour ringarde. » Dans le design et la mode, le constat s’avère similaire : il n’est pas une création ayant marqué ces domaines au XXe siècle qui n’ait été rééditée, remixée ou réinterprétée. De son côté, l’industrie du jeu vidéo propose aujourd’hui des versions « émulées » – pour consoles, tablettes ou smartphones – des titres ayant marqué son histoire depuis le début des années 80. Encore plus surprenant : les voitures d’aujourd’hui tentent elles aussi de ressusciter les best-sellers du passé (on pense ainsi à la New Beetle 2 ou aux nouvelles Mini et Fiat 500). Le phénomène rétromania soulève donc une question: après le passé, que nous réserve l’avenir? Et surtout, que faire de ce présent totalement saturé de ces signaux du passé? Lui vouer un culte mortifère en mémoire d’un illusoire bon vieux temps, ou s’y ruer comme à un open-bar culturel d’une grisante richesse? Là où l’on pourrait se contenter de le considérer comme un immense musée plombé par une ennuyeuse nostalgie, GQ vous invite plutôt à l’approcher comme une incitation à la table rase, qui attendrait de nous qu’on vienne la reconfigurer. Le musicien et théoricien Brian Eno définissait déjà en 1991 ce nouveau rôle de producteur-consommateur en parlant des DJ ou des commissaires d’exposition : « En cette époque surchargée de nouvelles informations et de nouveaux artefacts, ceux qui sauront les réévaluer, les filtrer, les digérer et les connecter entre eux seront les nouveaux storytellers. » Assiste-t-on alors à la fin de la créativité moderniste telle qu’on l’a connue depuis l’après-guerre, ou au contraire à l’avènement d’une nouvelle ère placée sous le signe de la réappropriation libératrice? GQ vous suggère quelques réponses dans les pages qui suivent, pour vous aider à surfer avec style sur cette déferlante du passé dans le présent.