Revue de presse
D’abord approché par les sciences sociales en laissant peu de place à sa dimension artistique, le rap français a fait l’objet dans les années 2000 d’une reconnaissance esthétique grandissante. Ce processus a largement pris la forme d’une mise en lumière des qualités d’écriture de certains rappeurs : en témoigne la multiplication de publications telles que des anthologies (Perrier, 2010 ; Jousserand, 2016), et autres approches pionnières mettant en lumière l’intérêt stylistique du genre (Marc Martinez, 2008 ; Vettorato, 2008 ; Barret, 2009 ; Rubin, 2012) –au risque parfois d’une réduction de ses potentialités esthétiques au seul texte. Dans la lignée de ces travaux, l’approche de Bettina Ghio, docteure en littérature, est ici clairement informée, comme elle l’annonce dès l’avant-propos, par son propre rapport au rap et à la littérature : c’est en retrouvant en l’un les plaisirs de l’autre qu’elle s’intéresse plus particulièrement aux « désirs et appropriations de la littérature française dans le rap » (p.13). Les termes de « désirs et effets d’inscription », empruntés à son titre de thèse, dont le contenu a été retravaillé de manière à rendre l’ouvrage plus proche de l’essai que de l’exercice universitaire, indiquent par ailleurs que son approche ne réduit pas un genre à l’autre.
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Tout au long de ses quatre parties, Sans fautes de frappe tisse des analogies entre la littérature française et le rap dans la mesure où elles ont résonné via la sensibilité et la trajectoire de l’autrice. Le résultat peut revêtir selon certains un aspect trop personnel mais il a l’avantage de contrer les discours niant toute valeur esthétique au rap en prenant soin de ne pas réduire ce genre musical à de la littérature et inversement. Plutôt, il permet d’y déceler des points communs, situant le rap dans une large histoire culturelle française. À cet égard, il est dommage que le corpus de l’ouvrage sorti en 2016 ne contienne pas d’albums récents, a fortiori face aux évolutions esthétiques qui ont marqué le rap dans les années 2010. Ces évolutions ont notamment produit du point de vue de la réception une division homogénéisante entre un rap « d’avant », qui, – précisément – par un désir d’inscription littéraire plus visible selon certains, serait plus légitime et qualitatif que le rap d’aujourd’hui, moins écrit, moins truffé de figures de style identifiables selon les critères stylistiques scolaires. En espérant donc que dans la décennie à venir, de telles analogies ne servent qu’à augmenter la connaissance de l’un et l’autre – comme c’est le cas dans ce livre – et non pas à combler le déficit de légitimité du genre musical le plus important de ces trente dernières années.
Dans le cadre de l’émission “Affaires sensibles” sur le rap du 22 janvier 2018 sur France Inter, Bettina Ghio est interviewée.
A écouter ou réécouter
Mathilde Serrell chronique la sortie du dernier album de Booba et aborde le livre de Bettina Ghio.
Réécouter la chronique de Mathilde Serrell sur le site de France Culture
« Qui en France prétend connaître le rap ? Quel journaliste peut écrire sans faire de fautes de frappe ? »
Bettina Ghio, originaire d’Argentine, est docteure en littérature. Arrivée en France au début des années 2000, c’est après les émeutes des quartiers populaires de 2005 que Bettina Ghio réélabore sa vision du rap français, frôlant presque une expérience mystique : « j’ai vécu une puissante expérience esthétique au contact de cette musique : le bruit que j’entendais auparavant est devenu du sens, des textes, des rimes, des figures de style, des voix fortes. J’ai même éprouvé un sentiment de déjà-vu avec des textes littéraires qui me tiennent à cœur. »
« Sans fautes de frappe : rap et littérature » est l’aboutissement d’un déclic artistique. L’auteure tacle dès les premières lignes tous ces gens qui prétendent que le rap est dans sa globalité bon à jeter, un genre apparenté à une génération inculte et illettrée, voire même « anti-France », en osant exposer aux lecteurs des comparaisons entre textes littéraires et morceaux de rap. A la base thèse universitaire, ce livre (parfois technique – l’auteure n’est pas docteure pour rien – mais toujours compréhensible) se base sur un corpus de texte de rap s’étalant de 1990 à la première décennie des années 2000. On y trouve entre autres des textes de NTM, IAM, Oxmo Puccino, Booba, Kery James. Parallèlement, on y trouve des textes d’Edmond Rostand, Céline, Sartre, Jacques Brel, Georges Brassens (la liste est longue).
Avec cette tentative de prendre au sérieux un morceau de rap, de présenter le rappeur non plus comme une machine à produire de la haine ou encore des textes creux, dénués de sens, mais comme un « chroniqueur social », engager socialement mais aussi en recherche artistique, Bettina Ghio soulève des problématiques sociétales et esthétiques sans jamais forcer une interprétation ni tomber dans un jugement subjectif.
La mise en parallèle des grands thèmes de la littérature, comme par exemple la critique de l’Etat et de ses institutions, est subtilement traitée. En littérature, et même chez les grands chansonniers français, la critique de l’Etat, de la police, bien que pouvant faire scandale, est glorifiée et perçue par les bonnes mœurs comme un acte de révolution sur bien des points de vue. Pourtant, dès lors que le rappeur tente d’exprimer sa vérité, se révolte, on crie à l’appel à la haine, sans jamais prendre en considération les revendications qui se cachent dans les morceaux, ni même les références, les arguments d’autorité.
La tension sous-jacente liée à la question coloniale y est abordée mais aussi traitée d’un point de vue linguistique : il n’y a pas dans les textes de rappeur un refus de la langue français mais au contraire, de nombreux morceaux de rap sont des tentatives auprès de la société française de faire reconnaitre réellement la présence multiculturelle en France, sans pour autant renier la culture et/ou la langue française. La langue parlée est une ressource stylistique assez propre au rap, de nombreux morceaux se bâtissent sur la construction d’un dialogue ou d’un échange verbal qui tente de reproduire une situation de défi, de joutes verbales, de clash. Le rap est sans doute le meilleur représentant de ce qui résulte d’un brassage linguistique : il mélange les cultures, les niveaux de langue, les références. On peut retrouver aussi bien des rimes et des figures de style présents chez de grands auteurs dans le rap français de ses débuts à aujourd’hui.
Le rap est une performance de la langue, le reflet de la vraie langue parlée est bien plus consistant dans un morceau de rap qu’ailleurs. Les bons rappeurs sont des passeurs de la langue courante, de la société telle qu’elle est réellement vécue et non pas comment elle est officialisée. Après la lecture de ce livre, on ne peut plus nier le sérieux du rap, puisque le nier reviendrait à rejeter toute la littérature qui a fondé les références et la culture de cette éloge de l’insolence.
Ps : cela va sans dire, un morceau considéré comme « commercial » d’un rappeur d’une qualité objectivement mauvaise ne reflète pas l’essence profonde du rap.
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En 2009, dans son ouvrage Book of Rhymes, Adam Bradley, un professeur de lettres américain, utilisait les outils de la littérature pour disséquer les techniques et les figures de style utilisées par les rappeurs. La démarche se justifiait, car le rap, en partie, est texte, et il mérite d’être comparé à tout type de poème couché sur papier. La question de sa comparaison à la littérature, cependant, ne se pose pas aux Etats-Unis de la même façon qu’en France. En Amérique, le rapport entre pop culture et culture savante n’est pas le même que chez nous. Il est moins polémique, moins passionné. On n’y trouve pas les mêmes enjeux politiques et sociaux. Aussi le sujet était-il abordé de manière relativement neutre et apaisée.
En France, cependant, où le statut social dépend largement de la maîtrise de tout un corpus culturel reposant sur l’écrit, le problème doit être abordé en d’autres termes. Aussi l’ouvrage de Bettina Ghio se présente-t-il différemment de celui d’Adam Bradley. Cette docteure en littérature et civilisation françaises d’origine argentine ne se contente pas d’appliquer au rap les grilles de lecture de sa discipline. Elle cherche à prouver qu’il est un objet littéraire digne de considération. A l’analyse qui était celle de Bradley, à la recension des figures de style employées tant dans les livres que dans le rap, que l’Américain opérait déjà, s’ajoute une étude comparée des thèmes traités dans chaque discipline, et de nombreuses pensées sur le positionnement des rappeurs eux-mêmes par rapport à la littérature classique. Ghio traite pêle-mêle de tout cela, à tel point que son livre manque de structure, et qu’il souffre parfois d’un déficit d’articulation logique.
Dès le début, cependant, elle insiste sur l’essentiel. Comme l’avait déjà fait Christian Béthune dans son très éclairant Pour une Esthétique du Rap, l’auteure rappelle qu’une des grandes spécificités du rap français (son seul sujet d’étude ici) est son rapport important au texte. Différemment de son modèle étatsunien, qui est la manifestation d’une longue tradition de joutes orales dans la culture afro-américaine, le rap de notre pays est marqué par un double héritage : celui d’une culture, notamment scolaire et académique, qui accorde une importance fondamentale à l’écrit ; et celui de la chanson et de la variété françaises, où les paroles sont souvent l’élément primordial, dont la musique n’est que l’ornement.
Bettina Ghio s’emploie donc à débusquer les références issues de la littérature classique, qui abondent dans les textes de rap : des tournures et du vocabulaire désuet, issu d’un français classique et archaïque, qui se mêlent de façon curieuse au parler des cités ; ou encore des figures de styles et des métriques qui sont les réminiscences d’un corpus poétique académique. Elle note aussi les nombreux parallèles, tant dans les thèmes que dans les approches, entre le rap et une littérature nouvelle issue en partie de l’expérience des quartiers. Elle rappelle aussi la similitude du rap avec l’écriture d’un Céline, l’auteur qui a introduit l’oralité dans le roman, une proximité qui avait déjà été soulignée par l’essayiste Thomas Ravier dans un célèbre article de la Nouvelle Revue Française consacré à l’art de Booba.
Comme Bettina Ghio le souligne en conclusion, plutôt que de se construire en opposition à la littérature savante, plutôt qu’en être la négation, ou l’ennemi, comme de vieilles barbes idéologues et mal renseignées ont pu le croire ou le prétendre, le rap en France est au contraire souvent vécu comme un moyen d’y accéder, pour ceux à qui n’ont pas toujours été données les clés d’une culture vécue comme absconse. Ses derniers mots parlent d’ailleurs d’un “désir de littérature”. Et elle remarque que, si beaucoup de rappeurs n’ont pas trouvé leur compte à l’école, les cours de français ont parfois été les seuls à les satisfaire.
En faisant ce jugement, Bettina Ghio demeure ce qu’elle est : une universitaire, une amoureuse des belles lettres. En conséquence, naturellement, elle semble souhaiter cette convergence entre rap et littérature. Mais faut-il partager ce point de vue ? On serait tenté de répondre par la négative, en passant en revue les rappeurs qui défendent cette parenté avec la littérature, comme Rocé et Oxmo Puccino, dont le travail sur le texte est inversement proportionnel à l’impact musical, voire pire, Abd Al Malik dont le travail caricaturalement scolaire frôle souvent le grotesque. Ce rap premier de la classe appauvrit la musique alors qu’il prétend faire l’exact contraire. Il est, précisément, trop appliqué et peu spontané.
Tout différent est le cas de deux rappeurs d’apparences totalement opposées, et dont Bettina Ghio pointe très pertinemment les similitudes : MC Solaar, le gentil rappeur lettré du début des années 90, et Booba, la caillera infréquentable de la décennie 2000. L’un comme l’autre se montrent davantage dans l’oralité que ces rappeurs français qui s’inscrivent, consciemment ou pas, dans la tradition de la chanson à texte. Leurs paroles, successions de bons mots, d’images et de métaphores évocatrices, sont plus originales, plus en phase avec les innovations du rap américain qu’avec le conservatisme de son homologue français. Même si le premier cultive une image de bon élève, avec de nombreuses références issues de son savoir scolaire, celles-ci sont utilisées de la même façon que ses allusions à la pop culture. Quant au second, il ne présente aucune gêne vis-à-vis de la culture légitime. Il l’ignore, il ne cherche pas à prendre le chemin de la respectabilité.
Il est plus moderne en fait. Il a aussi été annonciateur d’une nouvelle génération, plus émancipée de l’héritage textuel de la chanson française, et dont ne traite pas Bettina Ghio. Celle-ci, en effet, concentre son analyse sur une très large majorité de rappeurs des années 90, alors que le rap français a depuis largement modifié son logiciel, qu’il a gagné en fierté, en confiance en soi, et s’embarrasse moins de son sentiment d’infériorité culturelle, très prégnant chez la première génération.
Tant qu’on se penchera sur le rap comme objet littéraire, on fera en fait un contresens, on passera à côté de l’essentiel, on oubliera qu’il est avant tout une musique. Le rap est perdant, à chaque fois qu’il s’agit de l’évaluer selon des critères qui ne sont pas les siens : ses contempteurs ont en fait parfaitement raison de le prétendre inférieur à la littérature ; et ceux qui, par bienveillance, voire par jeunisme, prétendent le contraire, se trompent de combat. Ce ne sont pas les bons termes du débat. Il faudrait en fait cesser cette volonté de soumettre le rap aux valeurs de la littérature classique, et le laisser bousculer une hiérarchie des cultures qui n’est autre qu’arbitraire. Après ce livre de Bettina Ghio, qui explore de manière pertinente les rapports entre rap français et tradition de l’écrit, il faudra en écrire un autre, plus capital, plus au fait de la nature profonde de cette musique, et qui s’efforcera de démontrer en quoi le rap N’EST PAS littérature.
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Bettina Ghio est sur le plateau de Hors-série en compagnie de Christian Béthune pour parler de son ouvrage.
Moi, j’aime pas tellement le rap. Chaque fois qu’on m’en conseille, ou que tout le monde s’enthousiasme pour un(e) artiste, je me dis : allez, va voir, le rap, c’est LA musique populaire d’aujourd’hui, tu ne peux pas passer à côté de ça. En plus, moi qui suis si passionnée de culture africaine américaine, il n’y a aucune raison que je ne tombe pas dedans : le rap est un héritier direct du jazz, des musiques noires, et plus largement de toute la culture africaine américaine, des dirty dozens (un jeu qui consiste à s’insulter mutuellement pour rigoler) à la figure du gangster/hustler (l’arnaqueur) qu’on retrouve depuis les contes folkloriques des esclaves, en passant par ce rapport si particulier à l’oralité, comme l’explique bien Christian Béthune.
Et puis je suis marseillaise. Toutes mes années collège ont été bercées par IAM et la Fonky Family (la FF !). Dans le rap français, on trouve des trésors d’invention langagière, explorés en détails par Bettina Ghio. Qui aurait cru que l’on puisse tracer une filiation directe entre Booba et les troubadours médiévaux ? Que Doc Gynéco s’identifie à Cyrano de Bergerac ? Bien des morceaux sont de véritables poèmes (même si les premiers intéressés prennent soin de s’en défendre) qui n’ont rien à envier à Georges Brassens ou Léo Ferré (avec qui Bettina Ghio fait aussi des rapprochements). Est-ce que ce n’est pas à cause de leur attitude “hors-la-loi”, selon Christian Béthune (à qui j’emprunte le titre de cette émission), plus qu’à cause du contenu de leurs textes, que les rappeurs sont disqualifiés d’office du monde de l’art ? Est-ce que ce n’est pas leur manière de scander plus que ce qu’ils scandent qui rebute ? Car, finalement, ce qui fait politique dans le rap, c’est moins le contenu des paroles ou le positionnement explicite de ses auteurs que sa forme, l’esthétique à contre-courant qu’il propose, et qui remet en question notre vision de “l’art”.
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Le livre de Bettina Ghio ‘Sans fautes de frappe – Rap et littérature’ vise à prouver que les paroles de rap ont toute leur place à côté d’œuvres littéraires jugées plus nobles.
Bettina Ghio s’est penchée sur les paroles de morceaux de rap écrits entre 1990 et 2010. Mais cette chronique s’ouvre avec une chanson de 1937 interprétée par Ray Ventura et ses Collégiens : “Qu’est-ce qu’on attend (pour être heureux)”. Bettina Ghio explique que ce morceau a été détourné par NTM en 1995. Ce qui a donné “Qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ?”.
À tous ceux qui croient que le rap français n’est qu’une pâle copie de celui venu des États-Unis, Bettina Ghio répond à quel point le rap d’ici s’invente en piochant dans le patrimoine de la chanson française. Pour l’écriture des textes, mais aussi pour les musiques : dans son titre “Pitbull” paru en 2006, c’est sur les notes de “Mistral Gagnant” de Renaud que Booba pose son phrasé.
Alors que le rap est souvent traité avec un regard de sociologue (qu’est-ce qu’il raconte de la banlieue ? qu’est-ce qu’il nous dit de la jeunesse ?), Bettina Ghio se demande comment il le fait. Avec quelles inspirations ? Quels moyens littéraires ? Dans son livre, Bettina Ghio aborde les textes de rap comme des œuvres à part entière. Une démarche qui fait écho aux propos tenus par Malek Boutih au micro de France Inter le 16 novembre 2016. Malek Boutih, ancien Président de S.O.S. Racisme et actuel député de l’Essonne avait déclaré :
“Vous savez pourquoi je suis républicain ? Je suis républicain parce qu’il y avait une bibliothèque en bas de chez moi, et pas une salle de rap. C’est ça la différence.”
Une « salle de rap » serait donc le contraire absolu de la bibliothèque, ce qui laisserait supposer que les rappeurs n’ont pas de lettres. Or, il apparaît que dans son titre “Pitbull”, Booba cite Montaigne. Il dit :
“Sur le plus haut trône du monde, on n’est jamais assis que sur son boule.”
Ce qui n’est ni plus ni moins qu’une version XXIe siècle des Essais, dans lesquels Montaigne écrit :
“Sur le plus haut trône du monde, on n’est jamais assis que sur son cul.”
Bettina Ghio éclaire les liens entre rap et lettres françaises en pointant la présence récurrente de personnages comme Gavroche ou Cyrano de Bergerac dans les textes de 113, Rocca ou IAM. Cyrano, également mis en avant pour le goût de la joute verbale, comme dans l’un des tous premiers morceaux de NTM : “Je rap”, un duo-duel entre Kool Shen et JoeyStarr.
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Tradition du bon mot, usages précis des figures de style, et références puisées dans les plus belles bibliothèques, rap et littérature seraient-ils intimement liés ? Réponse de Bettina Ghio, auteure de “Sans fautes de frappes”.
Deux ans après son arrivée en France, en 2005, Bettina Ghio, professeure de français formée en Argentine, se met à écouter du rap français. À l’écouter, littéralement. Pas seulement l’entendre sur les ondes radios, mais lui prêter une réelle attention. Analyser les textes, les mots choisis précisément, presque chirurgicalement, par ses auteurs.
Cette docteure en littérature et civilisation française réalise alors avoir toujours parlé « un français du 17 ème siècle et un français de manuel scolaire. » Elle choisit dès lors de nombreux nouveaux professeurs de langue : Sinik, NTM, IAM, Oxmo Puccino, Sniper, Kery James, Casey, Fabe, La Cliqua et la Rumeur. Elle affirme : « Le rap m’a appris à parler français, ses expressions argotiques, mais pas seulement, son langage soutenu aussi. »
Fascinée par les textes de ses nouveaux mentors, l’enseignante remarque un désir et une appropriation de la littérature française – qu’elle connaît bien avec sa formation – chez les rappeurs. Pour elle, on ne peut pas comprendre le rap à la seule lumière de la sociologie (cette dernière l’étudie souvent pour comprendre les conflits dans les quartiers populaires ou les violences policières par exemple) : sa lecture littéraire s’impose. C’est un courant musical qui donne une place à la langue, au travail de mots et à la réflexion sur ces mots, sur leur sens et leurs sonorités. Le rap est traversé par la littérature : il utilise des formes stylistiques tout à fait littéraire et se nourrit de textes de notre patrimoine littéraire.
Cette idée de sujet pour une thèse en littérature et civilisation française passe mal. Pas évident de faire accepter cette problématique de recherche dans les universités françaises. En France, la littérature a une place sacrée : ce sont essentiellement les romans et certaines formes de poésie qui peuvent prétendre à ce titre. Bettina Ghio dénonce une méconnaissance totale du rap de la part d’adultes qui associent à tort le rap à l’image du jeune banlieusard aux propos vulgaires, « et cela malgré trente ans de présence en France », constate-t-elle tristement. Elle confie avoir dû essuyer de nombreux et tenaces « préjugés, lieux-communs et idées préconçues » de la part d’autres professeurs, selon lesquels le rap viendrait d’une « culture sans culture. » Pour certains, le rap est une « honte dans la société française », « la pire décadence de la langue », raconte l’écrivain. Certains rappeurs des années 90 trouvent grâce à leurs yeux parce qu’ils ont « quelques bons textes. » Mais la méfiance et le dégoût pour les artistes actuels est totale : ils « abrutissent les jeunes. » Et lorsqu’un de leurs élèves parle mal, « c’est la faute du rap. »
Dans ses pages, Bettina Ghio adresse également un reproche à ceux qui s’intéressent au rap, car ces derniers l’ont toujours abordé d’un point de vue sociologique et aucunement littéraire. Ils ont toujours considéré les rappeurs seulement comme des sujets qui ont un message contestataire à délivrer, et non comme des auteurs qui produisent des objets de création. Tout est politique et rien n’est poétique.
Pour l’auteure de Sans fautes de frappes, le rap n’est pas seulement une contre-culture qui se nourrit de codes différents, en opposition violente avec la « culture légitime » : « Il y a un message, bien sûr, mais ce n’est pas l’élément dominant du rap. Il y a le texte, et quand je parle du texte, je parle aussi de la façon de le prononcer. Tout cela, c’est une question stylistique, esthétique, et pas purement politique. » Elle précise que les textes, récités sur scène, renouvelle une façon de faire de la poésie, une tradition très ancienne qui avait presque disparue. De plus, quand les rappeurs veulent prononcer un discours contestataire, ils usent et rusent de la forme : poétique et symbolique.
Quant à ses élèves d’un lycée de région parisienne, qui écoutent du rap sans avoir lu cette littérature et comprendre les références, passent-ils à côté de la vraie lecture de leurs morceaux fétiches ? Oui, assurément. « Parfois le rap n’est pas assez pris au sérieux par ses auditeurs » regrette la professeure. Alors, Bettina Ghio s’est interrogée : « Finalement, comment les professeurs de français pourraient se servir du rap ? » Elle prévoit de créer une formation adressée aux enseignants, pour réfléchir à la manière de travailler le rap comme support. Car ces textes peuvent devenir une porte d’entrée pour étudier les classiques littéraires des siècles derniers. Bettina Ghio n’a pas tort : pour exemple, des fans de Nekfeu se ventent aujourd’hui de lire Maupassant. Pourquoi ? Parce qu’un morceau du chef de file du collectif l’Entourage s’intitule « Le Horla. ». Dans ce même album, Nekfeu a nommé une de ces chansons « Risibles Amours », comme le roman de Milan Kundera, et reprend le refrain de « la mauvaise réputation » de Brassens. Il évoque aussi dans un couplet, le « talentueux » Céline. Dans son ouvrage, Bettina Ghio compare d’ailleurs ce dernier à Booba. Pourquoi ériger ce rappeur hardcore et « bling-bling » au rang d’écrivain, se moqueront certains ? Parce que dans les deux cas, pour Céline comme pour Elie Yaffa alias Booba, il n’y a « aucune politesse dans l’écriture », « leurs phrases sont des décharges électriques » démontre la chercheuse sur plusieurs pages. Hugo est un héritage littéraire précieux pour les artistes. Les personnages des Misérables ont inspiré toute une génération de rappeurs. Bettina Ghio l’exemplifie parfaitement. « IAM affirmait, au début des années 90 (dans « Achevez-les » en 1993), le retour de Gavroche, et plus récemment (dans « J’te parle » feat Soprano), le groupe Sniper reconnaissait faire « du rap à la Gavroche. On retrouve aussi Jean Valjean, le héros de l’œuvre et son image d’homme hors-la-loi, victime des injustices de la société du début du XIXème siècle dans les textes du groupe 113 : « Appelle-moi misérable si tu veux, c’est pour les Jean Valjean du 94 » (dans « Assoce de… » en 2002). » Cette filiation est même revendiquée par Joey Starr, qui confiait avoir cherché avec NTM dans le titre « Le monde de demain » écrit en 1990, à « décrire la vie des jeunes dans les quartiers dans une perspective hugolienne. »
Ce besoin du rappeur de citer l’écrivain, l’académicien, le Goncourt, la spécialiste l’explique : « Pour lutter contre l’illégitimité du rap aux yeux des français, les rappeurs multiplient les références littéraires, et prouver ainsi que ce sont des littéraires. Alors qu’aux Etats-Unis, les rappeurs qui attendaient de la reconnaissance, ont dû passer par le jazz. Ici en France, c’est par la littérature. C’est extrêmement révélateur de la place particulière, sacrée, de la littérature dans la culture française. »
Certains ont bien compris que malheureusement, la parole écrite a plus de valeur que la parole audio. Les exemples se multiplient : Abd Al Malik vient de publier un livre en hommage à Camus, le rappeur Gaël Faye a été élu Prix Goncourt des lycéens avec son Petit pays alors que son morceau du même titre n’a pas dépassé le million de vues depuis sa sortie il y a cinq ans, Oxmo Puccino a couché sur papier ses meilleurs textes dans un recueil rangé au rayon poésie de la Fnac. Bettina Ghio souhaite de tout cœur que le Prix Nobel de Bob Dylan, permettra de faire évoluer les mentalités. « J’espère qu’on va commencer à comprendre que la littérature, ce n’est pas qu’un livre. Qu’elle peut se trouver ailleurs. Que tout ce qui passe par l’oralité, si c’est beau, peut aussi être considéré comme de la littérature. »
Le rap français permet de renouveler le langage et l’imaginaire. Sa créativité exprime également une critique sociale.
Le rap français reste mal déconsidéré. Les professeurs de lettres et autres intellectuels à la Alain Finkielkraut ne cessent de vomir les textes de rap accusés de mutiler la langue française classique. Cette musique heurte la culture traditionnelle. Les politiques et les médias accusent également le rap d’empêcher l’intégration des jeunes des cités dans la société française.
Bettina Ghio adopte la démarche inverse dans le livre Sans fautes de frappe. Elle estime que le rap permet de renouer avec le plaisir du texte et de l’écriture. Elle entend du rap, mais elle s’y intéresse vraiment à partir de 2005. « Mais cette année-là, marquée par les émeutes des quartiers populaires, j’ai vécu une puissante expérience esthétique au contact de cette musique : le bruit que j’entendais auparavant est devenu du sens, des textes, des rimes, des figures de style, des voix fortes », décrit Bettina Ghio. Le rap ne se contente pas d’évoquer les problèmes des quartiers populaires et les violences policières. Cette musique porte un véritable style littéraire.
Rap et culture française
Le rap est souvent réduit à une simple contre-culture inspirée du hip hop américain. Pourtant, le rap est loin de s’enfermer dans un ghetto culturel et puise son inspiration dans diverses sources. « Car les références ne renvoient pas exclusivement au monde “déviant” de la banlieue populaire, mais tout autant de la culture hexagonale de masse, comme la chanson ou le cinéma, à l’école et contre toute attente, à la littérature », observe Bettina Ghio. MC Solaar, rappeur calme et pacifiste, se réfère souvent à la littérature française. Mais même Ministère A.M.E.R évoque la culture scolaire.
Le quotidien actuel des jeunes des quartiers populaires est parfois évoqué à travers le roman Les Misérables de Victor Hugo. Ce livre permet d’évoquer la marginalité et la discrimination. Les personnages de Gavroche ou de Jean Valjean reviennent dans plusieurs textes de rap. Même le rappeur commercial Booba semble pétrit de culture française classique. « Sur le plus haut trône du monde, on est jamais assis que sur son boule », chante Booba qui ne fait que reprendre Montaigne.
Cyrano de Bergerac, qui s’impose par sa virtuosité verbale, devient un personnage littéraire de référence. Il cultive un art de déplaire qui inspire Khool Shen, mais aussi Casey. Dans « Tragédie d’une trajectoire », elle assume sa misanthropie liée à un racisme subit durant sa jeunesse. Surtout, le duel verbal se confond avec la joute physique chez Cyrano. Le rap compare souvent les mots à des balles ou des armes à feu.
Les clash et les battle permettent à des jeunes des ghettos noirs des Etats-Unis de s’affronter à coups de punchlines et de textes chocs. « Ce sont des rimes qui vise un effet de surprise ou d’efficacité rhétorique très fort pour recueillir l’admiration du public », décrit Bettina Ghio. L’improvisation doit associer des mots et des sons. Elle doit respecter une mesure de battements par minute. L’art de conclure par un bon mot se retrouve autant dans cette culture que chez Cyrano. Oxmo Puccino semble particulièrement attaché à ce personnage littéraire.
Thomas Ravier, dans la Nouvelle revue française, compare l’écriture de Céline et le rap. L’écrivain introduit la langue parlée dans la littérature et s’exprime par scansions. La colère et la bile de haine de Céline n’épargne personne. Ce qui le vaut d’être comparé à Booba. Après les émeutes de 2005, le rap n’hésite plus à dénoncer la France et son Etat. « La France est une garce », chante Monsieur R. Céline exprime également la détestation de la France. « Le ton accusateur de Céline la rend coupable également des violences de la colonisation et des abus de l’industrialisation comme le travail aliéné et le réservoir de la main d’œuvre en banlieue », précise Bettina Ghio. Mais Céline dégage un dégoût mortifère. Le rap exprime davantage un désespoir.
Le rap s’appuie également sur la chanson française. Des morceaux permettent le détournement de textes, à travers les samples. Des extraits d’une chanson française sont repris dans un morceau de rap, souvent de manière ironique. Ensuite, le rap permet des reprise de titres classiques de manière actualisée. Oxmo Puccino reprend des chansons de Jacques Brel.
L’attaque et la moquerie de la police s’inscrit également dans une tradition française, du théâtre de Guignol aux chansons de Brassens. NTM, dans « Police », se moque de l’institution policière qui se réduit à une « machine matrice d’écervelés mandatés par la justice ». Dans « La fièvre » NTM évoque la routine des contrôles de police qui fait rater un rendez-vous. Cette haine des autorités policières s’inscrit dans la tradition du gendarmicide qui valorise l’affrontement avec la police, jusqu’à l’assassinat.
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Yvan Amar reçoit Bettina Ghio dans son émission pour discuter de rap et de littérature.
Réécouter l’émission sur le site de rfI
Dans son livre “Sans fautes de frappe – Rap et littérature”, Bettina Ghio propose une exploration des vertus esthétiques des textes du rap hexagonal.
Voici un livre qui prend à rebrousse-poil «l’image du jeune banlieusard illettré aux propos vulgaires», souvent associée au rap. Dans “Sans fautes de frappe – Rap et littérature”, Bettina Ghio propose ainsi une exploration des vertus esthétiques des textes du rap hexagonal en fouillant un corpus qui s’étale sur une trentaine d’années.
A la différence de la plupart des ouvrages consacrés au genre, le propos n’est pas ici de s’atteler à une approche sociologique, mais plutôt de montrer l’inscription de ce courant dans la tradition littéraire – «Une singularité du rap français qui le distingue plus que nulle autre de son aîné américain, ancré dans la tradition orale de la culture afro-américaine», note l’auteure, docteure en littérature et civilisation françaises et enseignante dans un lycée parisien. Cette prolongation de la littérature dans ses textes scandés rapproche aussi le rap de la «grande» chanson française.
Pour illustrer sa thèse, Bettina Ghio se livre à une étude comparative de l’œuvre des certaines des principales figures du rap français (NTM, La Cliqua, IAM, Oxmo Puccino, Booba, Casey, La Rumeur, etc.) avec le canon littéraire. Une démarche en trois étapes: d’abord en signalant les affinités électives avec soit des classiques (Hugo, Rostand, Rimbaud, Perec, Rabelais, Céline), soit des contemporains (François Bon, Lydie Salvayre, Jean Rolin, Jean-Claude Izzo, etc.). Et, en conséquence, par la mise en évidence des thématique communes: la misère, l’exclusion, la vie dans les quartiers populaires, la violence étatique, l’enfance volée. Pour, enfin, déceler dans le rap toute une série de registres (comptine, dialogue, chronique, théâtre de Guignol) ou encore des procédés (paronymie, hyperboles, anacoluthes, aposiopèses, oxymores) proprement littéraires. Pas étonnant non plus donc le rapprochement avec leurs précurseurs chansonniers: Brel, Brassens, Boby Lapointe ou Renaud.
Le rap vient dès lors s’insérer dans cette longue tradition d’une France «frondeuse, anarchiste, qui hait les figures de l’autorité», où se fondent créativité populaire et littéraire. En ce sens, il est aussi l’une des expressions caractéristiques de cette autre France traversée par la mémoire, les parlers des Antilles, de l’Afrique, du Maghreb, toujours méprisée. Mais qui justement dans les marges puise la force, le génie pour réinventer la langue: «Et si le rap effectivement n’était rien d’autre que le rêve littéraire de Céline?»
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Peut-on encore ignorer la concordance de temps entre la littérature et la culture hip-hop?
Qu’ont en commun le chanteur Pierre Flynn, le comédien Michel Dumont, l’écrivain Simon Boulerice, l’illustratrice Élise Gravel, le rappeur D-Track et le créateur de beats High Klassified ? Ils participaient tous à l’émission Plus on est de fous, plus on lit le 13 janvier dernier, sur les ondes d’ICI Première, sans que quiconque adopte ce ton ahuri que l’on réserve aux phénomènes de foire pour s’adresser aux deux représentants de la culture hip-hop présents à table.
C’est que les vertus esthétiques des textes de rap, que défend affectueusement l’universitaire française Bettina Ghio dans l’essai Sans fautes de frappe, l’animatrice Marie-Louise Arsenault les célèbre déjà depuis longtemps. « On a toujours voulu décloisonner les genres d’écriture et, à partir du moment où il y a des gens qui écrivent bien et qui ont des choses à dire, qui prennent une parole moderne, nous, on a envie de les recevoir. C’est une évidence qu’ils soient là », explique celle qui accueille fréquemment dans son studio Biz, de Loco Locass, Ogden Ridjanovic, d’Alaclair Ensemble, Yes McCan, de Dead Obies, et Jenny Salgado, de Muzion.
En permettant à la langue parlée de noyauter l’écriture, Louis-Ferdinand Céline aurait peut-être inventé, 40 ans avant son avènement, le flow, ce débit vocal typique au rap. Voilà une des idées aussi stimulantes qu’étonnantes mises en avant par Bettina Ghio, qui s’échine à décoller des running shoes du hip-hop l’étiquette de sous-culture qui y colle depuis longtemps.
Les WordUP ! Battles, ces joutes oratoires durant lesquelles deux rappeurs s’injurient, ne sont qu’une mise à jour des tirades de Cyrano de Bergerac, ajoute-t-elle, avant de noter que c’est à Oxmo Puccino que l’on doit le livret d’un opéra moderne inspiré de l’Alice au pays des merveilles de Carroll, autant d’exemples d’une « appropriation de la littérature française dans le rap ».
Mais le rap ne devrait-il pas être reconnu seulement pour ce qu’il est, et non pour sa filiation avec la littérature ? « La légitimité du rap, je la tiens pour acquise », répond Jérémie McEwen, qui balance lui-même les rimes sous le sobriquet de Maître J et qui accueille ces jours-ci de nouveaux étudiants au collège Montmorency dans son cours « Philosophie du hip-hop », durant lequel dialoguent Machiavel et le défunt rappeur américain Tupac Shakur.
L’intelligence du hip-hop
« Est-ce que ça correspond à un complexe d’infériorité, de vouloir se comparer à une forme d’art déjà légitimée ? » se demande celui qui participera en février à Paris au colloque international Conçues pour durer : perspectives francophones sur les musiques hip-hop. « Peut-être ! Il y a quand même une pertinence à souligner à nouveau l’intelligence du hip-hop. Je pense aussi que c’est important de légitimer le discours hip-hop, parce qu’il fait de plus en plus partie de la société. La génération Y a atteint l’âge adulte, et reléguer le rap à la marge du discours public équivaut à reléguer à la marge la génération Y. »
A-t-on reproché aux groupes NTM, Ministère A.M.E.R. et Booba ce qu’on ne reprocherait pas à la littérature, demande ailleurs Bettina Ghio, en regrettant le traitement médiatique alarmiste dont a souvent été l’objet la culture hip-hop. « D’une certaine façon, ce que l’on ne permet pas aux rappeurs est autorisé aux écrivains, le livre jouissant en France d’une place plus respectable qu’un morceau chanté », signale-t-elle, en évoquant le portrait sinistre de l’autorité policière que dresse le néopolar français, dont personne ne s’offusque, alors que les accusations de « racisme anti-flic » ont plu sur la tête des rimeurs fustigeant le profilage ethnique. La misogynie, la violence, ou même le franglais, dans le contexte d’une chanson rap, correspondent-ils forcément à une adhésion ?
« C’est comme si on ne se rendait pas compte que le “je”, dans une toune de rap, ce n’est pas nécessairement “je”, rappelle Jérémie McEwen. Ça s’explique sans doute par la revendication d’authenticité qui est au coeur du rap, et qui est souvent répétée. Si on écoute vite, on peut penser que celui qui insiste pour dire qu’il est real parle forcément au “je”, alors que ce n’est pas toujours le cas. »
Et au Québec ?
Les maigres blancs d’Amérique du Noir : c’est le titre d’un album du collectif Alaclair Ensemble, remix ludique de la mythique formule de Pierre Vallières. D-Track a déjà envoyé un Message texte à Nelligan, titre d’un disque paru en avril. RCA, de Dead Obies, se réjouissait en 2013 de « sip un cognac dans’ bouette a’ec le Doc’ Ferron », coup de casquette à l’auteur de L’amélanchier reflétant, selon l’édition commentée des textes de Montréal $ud, un « désir de célébrer la vie malgré des conditions parfois peu propices à l’épanouissement ».
« Quand SP prend son gros accent queb, j’ai l’impression d’entendre les madames dans Les belles-soeurs », poursuit Jérémie McEwen au sujet de Sans Pression qui, à la fin des années 1990, libérait le rap québécois d’un rapport délétère à la prosodie franco-française, à l’instar de Michel Tremblay 30 ans auparavant au théâtre.
Maître J entend aussi de l’exploréen chez Ogden, d’Alaclair Ensemble, dans la bouche de qui les syllabes claquent autant que jadis sous la moustache de Gauvreau, et relève une affinité entre Dany Laferrière et Muzion, « qui savent montrer comment la fascination que suscite l’étranger peut être malsaine ».
Marie-Louise Arsenault observe de son côté que Love Suprême, plus récente parution de Koriass, épouse une structure propre au roman, et voit en KNLO le petit cousin de Réjean Ducharme, tous les deux inventant par le langage une québécitude nouvelle.
« Je pense que n’importe quel objet culturel peut être analysé d’un point de vue littéraire ou philosophique, conclut le prof McEwen. Tant que nous, les analystes, ne nous prenons pas pour des gens plus intelligents que les artistes. »
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Bettina Ghio est docteure en littérature et civilisation françaises, enseignante au lycée et chargée de cours à l’université Paris 3. Ce témoignage vient en écho aux échanges de la table-ronde « Rap, littérature et poésie … par amour ? » qui s’est tenue le 4 novembre 2016 au Sucre à Lyon dans le cadre des 11èmes rencontres « Et si on en parlait », organisées par l’Université de Lyon.
ESOEP : En développant son argot, son parler-lascar et ses métagores, les rappeurs ont-ils fait éclore un mouvement artistique sur les braises d’une langue qui ne les représentait plus ?
La question de la langue, et notamment de la langue française, est plus que complexe dans le rap hexagonal. Contre toute attente, les rappeurs qui utilisent exclusivement le parler banlieusard dans leurs textes ne sont pas si nombreux que ça. En tant qu’artistes à part entière, ils sont plusieurs à choisir le registre de langue selon les exigences de rythme et de prosodie. Il n’est pas rare que des rappeurs emploient aussi un langage soutenu ou encore des termes désuets. Je pense qu’il y a une distinction essentielle à faire entre le rappeur en tant qu’individu qui a sa façon de parler (s’il vient ou non de banlieue) et son texte en tant qu’objet artistique.
Ce n’est donc peut-être pas la langue qui ne les représentait plus, mais l’expression de cette langue. Ils ont réussi à faire du français une langue littéraire qui parle aussi de la banlieue, des rapports avec les institutions, de racisme, etc. Il me semble que beaucoup de rappeurs s’approprient la langue française à la façon des écrivains de la négritude pour rappeler qu’elle leur appartient – à eux-aussi – à part entière. De là l’idée que je propose du rap comme le « lieu d’une réconciliation » entre l’univers marginal des banlieues et la « haute culture ».
ESOEP : On peut alors déceler une certaine continuité avec l’héritage culturel français, en particulier littéraire. Nombreuses sont les références aux classiques de la littérature et de la poésie française, comme si nous assistions à un mouvement continu des artistes à aller contre les institutions et de les remettre en cause. Est-ce une spécificité française du rap ?
Je ne suis pas certaine que les références à la littérature française soient dans le rap pour remettre en cause les institutions, même si dans certains cas on peut faire cette lecture : NTM avec l’oxymore de Corneille (« l’obscure clarté de l’espoir ») dans un texte où il s’attaque à l’Etat qui néglige les banlieues, « Qui paiera les dégâts », 1993.
Dans la plupart des cas, c’est un élément révélateur que le rap n’est pas une musique de « ghetto », comme se plaisent à insister ceux qui le dénigrent, mais qu’il se nourrit d’une culture et d’une langue commune. Quelque chose m’a marqué à ce propos : que les références à la littérature ou à la chanson françaises soient souvent exprimées comme appartenant à tous. On cite rarement la source car on présuppose que l’auditeur sait bien de quoi il s’agit (Oxmo Puccino, « nous savons tous que personne ne guérit de son enfance » (« L’enfant seul », 1998), cite ici la chanson de Jean Ferrat « Nul ne guérit de son enfance », 1991). On pourra passer des heures à discuter cette question, mais ce « nous » traduit à mon avis l’appartenance à la culture hexagonale commune – en contrepoint au « nous » plus identitaire et revendicatif qui se trouve également dans plusieurs raps. Le bagage lettré sert ici d’outil fédérateur qui tisse des liens, crée des ponts et qui se détache d’un objectif purement contestataire.
Ensuite il y a la question de la mémoire de la langue dont parle Roland Barthes (Le degré zéro de l’écriture, 1953), lorsqu’il dit que nous ne sommes pas seuls quand nous utilisons une langue. Car elle nous intègre dans une communauté et dans un héritage des choses dites auparavant. Ceci sert à expliquer la continuité des textes de rap avec l’héritage littéraire francophone. L’exemple le plus fragrant est à mon avis la ressemblance que certaines formes du rap ont avec la tradition pamphlétaire, dont un écrivain comme Céline se démarque particulièrement. Dans Sans fautes de frappe, il y a des pages consacrées à cette question qui montrent comment le ton, les façons de dire et les figures employées dans certains raps (notamment ceux de NTM) font écho à l’écriture célinienne.
ESOEP : La rage / l’insulte / l’égo-trip … Souvent objets de délectation de la part des critiques du mouvement rap, sa sémantique et le ton employé dans certains textes, sont clairement en détachement du langage institutionnel. Qu’est-ce que cela révèle de ses auteurs et de leurs intentions ?
Il faut approcher ces éléments du point de vue esthétique et non pas psychologique. Ce n’est pas parce qu’il y a de l’insulte dans les textes que c’est de l’injure. C’est la question du « premier degré » qu’on attribue souvent au rap quand on ne le perçoit pas comme de la création. L’insulte n’est pas gratuite mais recouverte d’une esthétique et ceci n’est pas propre au rap : j’en veux pour exemple des écrivains comme Genet ou Céline, certaines formes de la chanson, la tradition carnavalesque, le théâtre de Guignol, etc.
La rage, la violence peut même être parfois plus intense dans des textes où il n’y a pas d’insulte (les morceaux de Casey, par exemple). Il y a beaucoup de choses à dire sur cette question car il ne faut pas oublier non plus la dimension raciale de l’accusation du rap. Par exemple, les rappeurs mis en cause à la suite des émeutes de 2005 insistaient déjà sur le fait que dès lors que des enfants d’immigrés dénoncent des choses dans leurs textes, c’est perçu comme de l’insulte. Tandis que quand quelqu’un d’autre le fera, on considérera d’abord que c’est de l’art et on parlera alors de liberté d’expression.
Il faut comprendre que l’ego-trip, les vannes et d’autres éléments agonistiques, perçus souvent comme de l’insulte et qui sont propres au rap, s’enchainent aussi dans toute une esthétique au fil des siècles : des troubadours au poète qui se vante de sa plume, de Cyrano de Bergerac aux pratiques langagières urbaines afro-américaines.
Enfin, il ne faut pas oublier que tout langage littéraire est détaché du langage institutionnel et il se permet alors certaines licences. On arrive ici à la question qui fâche : pourquoi accepte-t-on ces licences aux écrivains, poètes et chanteurs et non pas aux rappeurs ?
ESOEP : Justement, le rap s’est complexifié à mesure qu’il devenait connu et reconnu ; il parait aujourd’hui difficile de l’envisager et de l’étudier comme un seul et même mouvement. Pourtant comme en contradiction, nous assistons à des dynamiques réfractaires sur le rap dans son ensemble. Le genre artistique qu’il est fait débat et les émeutes de 2005 ont beaucoup participé à une cristallisation des positions sur sa place au sein du vaste ensemble de la « culture française ».
Alors à quel point le rap peut-il être une ouverture nouvelle sur la langue ?
Cette question est la problématique qui traverse Sans fautes de frappe. Le rap est principalement « méconnu » en France et appréhendé par des a priori et des préjugés. Montrer qu’il se nourrit d’une culture littéraire (aimée cette dernière, non pas pour être le signe des élites, mais parce qu’elle fait partie d’un patrimoine dont tous devraient pouvoir se revendiquer), c’est montrer qu’il ne se place pas dans la contre-culture, mais qui fait bel et bien partie de la culture hexagonale chansonnière et littéraire, au même titre que Renaud, Brassens, Rostand ou Verlaine.
Après, il est intéressant d’entendre ce que disent les rappeurs là-dessus car ils sont nombreux à reconnaître que le rap les a rapprochés des textes, du bon usage de la langue, de la consultation assidue du dictionnaire, de la découverte de nouveaux auteurs ou des techniques poétiques. Cet aveu vient à contrepoint des constats de certains linguistes ou pédagogues qui expliquent le langage appauvri des jeunes banlieusards par l’écoute du rap. Par ailleurs, nombreux sont les textes qui revendiquent un emploi plus poussé de la langue et les rappeurs qui se vantent du bon usage de celle-ci, maintes fois dans une démarche d’ego-trip.
ESOEP : Dans quelle mesure alors, doit-il être utilisé dans l’enseignement (à l’image d’autres chansons) comme une porte d’entrée vers l’étude du français et de sa culture ?
Je pense que c’est aux enseignants de juger si le rap peut ou non être utile pour leur cours. Mais ils doivent arriver à ce constat une fois qu’ils en ont écouté avec le même recul que lorsqu’ils écoutent une chanson de Brel ou lisent Baudelaire. Le rap peut être effectivement une porte d’entrée vers certains textes littéraires. Il peut servir à introduire ou à illustrer une variété des thématiques comme la poésie des troubadours, la voix épique ou la chanson de geste, la vocation du poète, le système des rimes et des figures, tout comme un certain nombre d’auteurs et de personnages comme La Fontaine, Cyrano de Bergerac, Jules Vallès, Céline, Aimé Césaire, parmi d’autres.
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Une invitée exceptionnelle les rejoindra sur le plateau, l’enseignante et docteure en littérature et civilisation françaises Bettina Ghio, qui vient nous parler de son ouvrage Sans fautes de frappe. Rap et littérature, paru aux éditions Le mot et le reste.
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La revue de critique communiste Contretemps propose un extrait inédit de Sans fautes de frappe à la lecture.
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La culture littéraire des rappeurs français est bien plus riche qu’on ne le pense. C’est ce que tend à démontrer un essai de Bettina Ghio, professeur de français dans un lycée de région parisienne.
Le livre Sans fautes de frappe dissèque un corpus rapologique principalement extrait de l’âge d’or du hip-hop français, une période qui a vu éclore quelques-unes des plumes les plus marquantes du genre, au mitan des années 1990 : MC Solaar, Oxmo Puccino, IAM, NTM, Kery James, La Cliqua… Dans cette analyse fouillée, Bettina Ghio, professeur de français au lycée, recense les références littéraires dans les paroles des rappeurs. On découvre que toute une génération revendique l’héritage des auteurs classiques, notamment ceux enseignés à l’école. Cet éclairage inédit tord le cou aux clichés les plus tenaces.
Quand avez-vous démarré vos recherches ?
En 2006, dans le cadre d’une thèse de doctorat en littérature. Au début, je me suis lancée dans une simple analyse stylistique des textes. Ensuite, je me suis intéressée plus précisément à la présence de la culture littéraire dans les figures de styles et les rimes utilisées par les rappeurs.
Pourquoi s’intéresser aux textes des rappeurs français ?
C’était une question de goût personnel. Je les trouvais riches et bien écrits. Plus j’en écoutais et plus j’étais surprise de la façon dont le rap citait la littérature et s’inscrivait dans la continuité de la chanson française, tout en revendiquant cet héritage. En tant que littéraire, ça m’a interpellée car au milieu des années 2000, quand j’ai commencé à écouter du rap, les hommes politiques comme les journalistes non spécialisés critiquaient régulièrement cette musique, au prétexte qu’elle inciterait les jeunes des quartiers à mal se comporter. Peu de gens font l’effort d’écouter réellement les textes, ou au moins de les lire.
Proust, Hugo, Rimbaud… Les auteurs classiques sont régulièrement cités dans les paroles. Peut-on en expliquer l’origine ?
Dans leur parcours personnel, un certain nombre de rappeurs disent qu’ils ont connu l’échec scolaire, mais que les cours de français étaient souvent ceux qu’ils appréciaient le plus. D’autres sont allés plus loin en lisant des auteurs moins classiques, mais on retrouve dans beaucoup de paroles la culture littéraire des livres étudiés principalement à l’école. Ce qui n’a pas empêché le rap des années 1990 de critiquer sévèrement l’éducation nationale en tant qu’institution qui « fabrique des inégalités ».
Reconnu pour sa légendaire dextérité verbale, le personnage de Cyrano de Bergerac est une source d’inspiration assumée…
Les rappeurs sont admiratifs de sa façon de défier un adversaire par les mots, les belles phrases, et ils sont nombreux à revendiquer cet héritage littéraire. Pour Oxmo Puccino, la fameuse scène du nez est une situation rapologique, il y voit un rappeur qui s’exprime.
Comment expliquez-vous la mauvaise réputation du rap français ?
Par une forme de méconnaissance de ce qu’est réellement le rap et une méfiance vis-à-vis de la banlieue, qui crée une frontière avec la culture française dite traditionnelle. Il existe beaucoup d’a priori négatifs dans le milieu littéraire et chez les profs de français en particulier. Je l’entends régulièrement dans mon travail, quand un élève en difficulté cite un rappeur. Comme si s’était la pire chose qui pouvait lui arriver… L’idée que le rap participe à la « décadence de la culture française » est tenace.
MC Solaar semble être quasiment le seul rappeur qui échappe aux critiques…
MC Solaar jouait de façon évidente avec les sonorités, en évitant les mots violents. Il fut l’un des premiers à revendiquer le statut de « poète urbain ». Dans mon livre, j’analyse ses textes en parallèle avec ceux de Booba. C’est intéressant car ils maîtrisent tous les deux les mêmes figures de style sauf que dans le cas de Booba, ses propos sont perçus comme vulgaires. Au final, il est moins bien considéré que MC Solaar car la violence du propos occulte la dimension littéraire de ses textes. Quand les rappeurs sont invités sur les plateaux télé, on donne très peu de place au texte pour parler de ce qui va mal dans les cités et de la personnalité des rappeurs.
La nouvelle génération du rap français est-elle épargnée ?
Les auditeurs qui aiment le rap de « l’âge d’or » supportent mal des groupes comme PNL qui aiment jouer avec des phrases minimalistes et un minimum de mots, ce que faisait moins NTM. Le rap est un genre musical qui ne reste pas figé dans les codes du passé, il est en constante évolution. C’est comparable aux genres littéraires, le lecteur trouve souvent meilleur ce qui a été fait avant, et n’est pas forcément prêt à accepter la nouveauté.
Pourquoi le jugement est-il plus clément envers les auteurs de roman ?
En France, la littérature est sacrée. Tout ce qui entre dans le champ de l’oralité, de la chanson, est moins bien considéré. Dans un roman, un auteur peut se permettre d’écrire ce qu’il veut. C’est un format qui protège. Dans les années 2000, beaucoup de jeunes des quartiers comme Rachid Djaïdani ont écrit des livres. Ils racontent plus ou moins la même chose que les rappeurs, sans être poursuivis par la justice. La société française a du mal à admettre la part de fiction qui existe dans le rap.
Qu’avez-vous appris en écrivant ce livre ?
Le rap m’a fait comprendre beaucoup de choses de la société française. J’aimerais que les lecteurs ressentent ce même plaisir esthétique et littéraire que j’ai ressenti en écoutant du rap pour la première fois. L’approche sociologique du rap se borne à voir les textes comme autant de témoignages d’une souffrance liée à la vie en banlieue, en négligeant l’aspect stylistique des morceaux. Cette analyse a ses limites car elle laisse penser que la banlieue rejette en bloc la culture française. Dans mes recherches, j’ai découvert une réalité bien plus nuancée.
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Et si la culture littéraire des rappeurs français était plus riche qu’on ne le pense? C’est ce que tend à démontrer l’ouvrage de Bettina Ghio, professeur de français d’un lycée de région parisienne. Cet éclairage inédit qui tord le cou aux clichés les plus tenaces est le résultat d’une analyse extrêmement fouillée de la part de l’auteur, qui a recensé les références littéraires dans les paroles des rappeurs. Sans fautes de frappe dissèque un corpus radiologique extrait de “l’âge d’or du hip-hop français”, une période qui a vu éclore quelques-unes des plumes les plus marquantes du genre, au mitant des années 1990 : MC Solaar, IAM, NTM, La Cliqua…
Prisonnier de sa mauvaise réputation, le rap français se heurte souvent au refus de principe d’un corps enseignant déstabilisé par la versatilité du vocabulaire banlieusard. Le livre de Bettina Ghio offre une grille de lecture aux non-initiés. On y découvre que toute une génération revendique l’héritage des auteurs classiques enseignés à l’école. Même si certains esthètes de la rime, friands de jeux de mots et de figures de style, admettent avoir connu l’échec scolaire, les cours de français étaient la matière qu’ils préféraient. Au détour d’un couplet, l’érudit MC Solaar cite Rimbaud (“Le dormeur du val ne dort pas / Il est mort et son corps est rigide et froid”), quand NTM décrit le quotidien des jeunes de cités à travers le prisme hugolien dans Le Monde de demain. Au-delà des écrivains récurrents tels que Proust, Céline ou Perec, le personnage de Cyrano de Bergerac a largement inspiré les “lyricistes” par son sens de la tirade. Oxmo Puccino retrouve “l’esprit du rap” dans la virtuosité verbale du héros d’Edmond Rostand. “La pratique livresque est une singularité du rap français qui le distingue de son aîné américain”, écrit Bettina Ghio. Ce constat audacieux sera-t-il suffisant pour réhabiliter les textes de rap auprès des lettrés? On a envie d’y croire.
DEUX T
Classement sélectif du meilleur des parutions consacrées à l’univers du rap.
La littératures est-elle soluble dans le rap français? Voilà la bonne questions posée par Bettina Ghio, professeure de français originaire d’Argentine, qui s’interroge sur le désir et l’appropriation de la première dans le second, disséquant les textes du patrimoine rap hexagonal, découvert en 2005, deux ans après son arrivée en France. Convoquant Céline, Jules Vallès, Victor Hugo mais aussi toute le mémoire de la chanson française, l’auteure s’échine à décrire avec intelligence le rapport à la langue, à la grammaire, la perpétuation d’une certaine tradition française du “mort aux vaches”, et l’utilisation du langage comme outil revendicatif. Une démonstration supplémentaire, s’il en était encore besoin, que les rappeurs français ne sont pas que des braillards aux borborygmes haineux.