Revue de presse
De façon paradoxale, tout est rock aujourd’hui, sans qu’on sache plus du tout ce que le terme désigne, tandis que, dans nombre de salles souvent subventionnées, spécialisées dans les musiques populaires, la programmation fait désormais largement place au rap, à l’électro, etc. Or, longtemps, le rock fut caractérisé par son mauvais esprit, porté par « les décalés de la société », qui « se font recaler par la société » (1), riches d’un tonique rejet des normes, tant esthétiques que sociales, car leur monde, leurs aspirations ne s’accommodent pas des valeurs régnantes. Et vice versa. Ceci explique peut-être cela.
On ne se rappelle pas nécessairement la secousse que représentèrent certains des rockeurs les plus rétifs aux modèles en place. Ce fut le cas de Syd Barrett. Tout pour plaire, tout pour réussir, il préféra échouer. Ou plutôt, arrêter. Jean-Michel Espitallier évoque, au fil d’une virée mentale tout en digressions fantasques et considérations imprévues, la figure de celui qui fut membre fondateur du groupe anglais Pink Floyd, principal auteur et compositeur du premier album, « viré » en 1968 parce que devenu, comme on ne disait pas encore, « ingérable ». Barrett est malade ; trop de substances, trop grande distorsion entre ce qu’il cherche et ce que le groupe concrétise. Il va s’effacer de la scène – pour vivre en banlieue et tondre sa pelouse. Ce n’est pas exactement une disparition flamboyante. C’est autour de cette « absence » qu’Espitallier, écrivain et batteur, énonce peu à peu, avec la désinvolture du dandy trop sérieux pour le montrer, ce que n’est pas le rock – de la « morale hippie-bab-gauchiste » à prétention «culturelle», entre autres – et ce qu’il est – la tension des inaptes et inadaptables vers l’avènement d’un moment de pure joie insurgée.
À la même époque ou presque vont surgir Iggy et les Stooges. En 1968, les États-Unis sont en pleine guerre du Vietnam, Martin Luther King et Robert Kennedy sont assassinés, James Brown chante la « fierté noire ». Iggy, enfant de la petite bourgeoisie blanche du Michigan, va avec son groupe faire entendre un son, un frisson nouveaux, une pulsation brutale, sans rien pour enjoliver, adoucir ou justifier, où s’expriment la rage de vivre sans savoir à quoi la consacrer, l’ennui de vivre quand on n’a que des désirs tristes.
Iggy est sexy, spectaculaire, possédé. Jean-Charles Desgroux, spécialiste du hard-rock et du heavy metal, accompagne avec précision le parcours biographique et discographique de celui qu’on a pu considérer comme le « premier punk » (2). Si l’on peut être irrité par un français étonnamment approximatif, l’ensemble propose une vue détaillée de l’effervescence d’une période riche en sacrés fauteurs de troubles, musicaux et autres. Iggy fait brûler haut et vif l’esprit du rock, en périmant les joliesses hippies, en détruisant tout sérieux « arty », pour revenir âprement à l’urgence adolescente dépouillée de sentimentalité. On en comprend encore mieux le pouvoir abrasif en lisant l’essai de Clovis Goux (3), brillamment incisif, sur le contraire absolu des Stooges, les Carpenter, un frère et une sœur qui vendront cent millions de disques dans les années 1970. Leur pop lisse, illuminée par la voix pure de Karen Carpenter, chante l’harmonie, la douceur des repères anciens, l’absence de conflit. Mais ces fabricants de « pilules du bonheur », « enfants modèles de l’Amérique de Nixon », militants de fait du retour à l’ordre, portent en eux les contradictions de cette Amérique, et sont minés l’un par les drogues, l’autre par l’anorexie – Karen en mourra. Les affreux, sales et méchants du rock disaient la vérité : ce monde-là n’était pas inoffensif, gentil et propre, et il était nécessaire de donner forme à ce qu’il portait de puissance mortifère, comme à ce qu’il suscitait d’idéal opposé.
Aujourd’hui, les vieilles gloires du rock, au sens large du terme, rassemblent dans une étrange communion parents et enfants : Patti Smith, Iggy, les Rolling Stones, etc. fédèrent les générations. C’est un peu perturbant. Sauf si l’on considère que remue toujours le désir de retrouver l’ardeur du combat contre l’ordre du monde, et de saluer d’autres possibles…
(1) Jean-Michel Espitallier, Syd Barrett, le rock et autres trucs,
Le Mot et le Reste, Marseille, 2017, 160 pages, 15 euros.
(2) Jean-Charles Desgroux, Iggy Pop. Shake appeal, Le Mot et
le Reste, 2017, 504 pages, 28 euros. Cf. aussi l’hommage au
guitariste de Motörhead, récemment disparu : Julien Deléglise,
Fast Eddie Clarke. Par-delà les cimes de Motörhead, Camion
blanc, Rosières-en-Haye, 2016, 208 pages, 28 euros.
(3) Clovis Goux, La Disparition de Karen Carpenter,Actes Sud,
coll. « Rocks », Arles, 2017, 132 pages, 15 euros.
Au-delà de l’archange déchu de Pink Floyd, un beau livre de réflexions multiples.
Activiste majeur de la poésie française vivante, Jean-Michel Espitallier cultive par ailleurs une passion immodérée pour le rock – cette musique dont, étant né en 1957, il est l’exact contemporain. Avec Syd Barrett le rock et autres trucs, il donne (très) libre cours à cette passion en plaçant au coeur de son projet d’écriture la figure ô combien iconique de Syd Barrett, l’ange déchu du swinging London qui, après avoir été éjecté de Pink Floyd en 1968 pour cause de conduite de plus en plus erratique, laissa tout tomber en 1974 et, redevenu Roger Keith Barrett, se mura dans l’anonymat et le silence jusqu’à sa mort en 2006. “Il s’est raconté tellement d’histoires sur cet énigmatique effacement…” : fasciné par le mystère Barrett, Espitallier s’en approche au plus près, se rend même devant chez lui un jour de novembre 2004 – moment-clé autour duquel tout se cristallise – mais sans chercher à le percer. Nouvelle édition donc, d’un livre où il est question, entre autres trucs, de Barrett, du rock, des sixties, de l’immortalité, des artistes maudits (Rimbaud en tête), des drogues, de la gloire et de la déchéance, l’effacement apparaît – stimulant paradoxe – comme le sujet secret de ce livre hybride, aussi vif dans le fond qu’inventif dans la forme.
La librairie Mollat demande à Jean-Michel Espitallier de présenter son ouvrage en vidéo. 7 minutes pour creuser son projet.
Voir la vidéo sur la chaîne de la librairie Mollat
Il avait 9 ans, jouait du piano classique et s’intéressait au Tour de France lorsque, en 1967, est sorti Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band. La même année qui vit débarquer le premier Pink Floyd, The Piper at the Gates of Dawn. Cinquante ans ont passé. Jean-Michel Espitallier, écrivain et batteur, livre un ouvrage très personnel consacré au fondateur du Floyd. Syd Barrett, le rock et autres trucs, chez Le mot et le reste, oscille entre la biographie du célèbre musicien et les impressions de l’auteur. Barrett, renvoyé au début de l’année 1968 du groupe dont il avait lui-même présidé aux débuts hallucinants, abandonnera la musique en 1974 pour se fondre dans l’anonymat d’une vie bourgeoise, jusqu’à sa mort en 2006. Fasciné par cet effacement volontaire – Barrett, outre ses excès de psychotropes, n’aurait pas supporté le statut de pop star –, Jean-Michel Espitallier raconte comment, au tournant des années 2000, il tente un jour de rencontrer l’idole de sa jeunesse. En vain. Syd Barret, le rock et autres trucs, c’est aussi le regard qu’un fan aimerait poser sur l’envers du décor, sur les coulisses de l’histoire de la pop. Où il est question de la jeunesse occidentale, la jeunesse du rock également, et les conditions dans lesquelles chacun découvre la musique.
En 1967, vous écoutiez les Beatles et les Pink Floyd?
Mes parents vendaient des disques, essentiellement les yéyés. J’ai eu la chance d’avoir une grande sœur qui, adolescente, s’est mise à écouter les Beatles et tous ces groupes au début des années 70.
Avec le recul, quelle est l’importance de ces années-là?
Le rock constitue l’art occidental le plus récent. Tous les grands albums de 1967, Beatles, Pink Floyd, Grateful Dead, Doors, Velvet Underground aussi, vont bâtir la légende. Si on enlevait ces quelque deux années discographiques, il manquerait 50% de l’histoire du rock.
Socialement aussi, tout change?
Les années 1960, c’est l’invention de la jeunesse. Avec les Trente Glorieuses, la figure de l’adolescent prend de l’importance. En France, tout le monde accède au baccalauréat, et les jeunes se rebellent. La jeunesse se met à exister non plus seulement dans les milieux bourgeois. Une classe sociale émerge, une classe d’âge, avec son esthétique propre. «Prendre ses désirs pour des réalités», cette idée vient des années 60. Et j’y suis resté fidèle.
1967, c’est également le premier Velvet Underground…
Et c’est tout autre chose. Le Velvet, c’est l’Amérique urbaine, celle du blues. C’est aussi, après l’acide et le psychédélisme, l’héroïne et la crasse des villes, une image autrement plus violente.
Est-il encore possible d’écouter «Sgt. Pepper’s» comme il y a cinquante ans?
Evidemment, non, la première fois n’est plus jamais possible. Parce qu’on a dans la tête toutes les musiques qui sont apparues après, l’expérience de l’écoute s’efface. Mais réécouter Sgt. Pepper’s quarante ou cinquante ans plus tard, c’est aussi écouter le jeune qu’on était alors. Et ce n’est pas tant les qualités intrinsèques de l’œuvre qui emportent l’adhésion que votre état d’esprit d’alors. Les années 90 aussi sont géniales, avec Jeff Buckley, Portishead et Radiohead. Les années 2000 également, avec Stereolab. Si l’on est tous orphelin des années 60, ce n’est pas que les jeunes étaient si bien dans leur peau, mais pour sa liberté. Un morceau de quinze minutes de Frank Zappa passait à la radio, chose impossible aujourd’hui. Après les années 60, le temps s’est accéléré.
Deux invités et des cordes. Cummings, Beckett, Cadiot, Goethe, Alféri…une bande de poètes donne de la voix à Rodolphe Burger et sa guitare pour son nouvel album Good. Le guitariste Syd Barrett donne du texte et autres trucs au poète Jean-Michel Espitallier. Bref, on n’écrit jamais seul.
Jean-Michel Espitallier, poète, et batteur. Dans Syd Barrett, le rock et autres trucs (éditions Le mot et le reste), il dresse un portrait fantasque du principal auteur et compositeur de Pink Floyd jusqu’au premier album The Piper At The Gates Of Dawn, cherchant davantage à comprendre les mécanismes qui créèrent sa légende. Il parle de Syd bien sûr, mais aussi de lui-même et de leur vraie-fausse rencontre, des années soixante et soixante-dix, du rock et de ses mythes, de Rimbaud, des fans, de la jeunesse éternelle et son besoin constant de réinvention.
Une émission à réécouter sur le site de France Culture
Un essai poétique et biographique de Jean-Michel Espitallier évoque un des plus grands poètes du rock.
C’est Syd Barré qu’on devrait écrire. Barré, car tout le monde l’a cru tel et vu tel pendant la plus grande partie de sa vie. Barré, car il s’est éclipsé, a disparu, un jour, à un tournant, devenant un des plus forts mythes vivants et secrets cachés du rock mondial. Un des plus grands mages anglais avec Blake, Crowley ou Shelley, co-fondateur des Pink Floyd et auteur de leur premier album, The Piper At The Gates of Dawn, il est saqué du groupe en 1968, à 22 ans, miné par LSD and C° et déjà gagné par de violents problèmes psychiques. Les albums qu’il signera par la suite, The madcap laughs et Barrett , ancreront définitivement son mythe de poète maudit et d’expérimentateur hors-norme. Fasciné par la figure de Syd Barrett, le poète et musicien Jean-Michel Espitallier nous en livre, pris dans une évocation flamboyante du Swinging London, un portrait biographique poétique et fasciné.
La chronique est à écouter ici.
Jean-Michel Espitallier est un poète et un écrivain, cultivé et drôle. Les éditions Le mot et le Reste rééditent son livre sur Syd Barrett, le membre mythique des Pink Floyd, qui, après quelques morceaux étincelants, fit une plongée libre dans le LSD, et disparu par étapes, entre 1967 et 1972.
Mythe rimbaldien
Il devint un mythe rimbaldien, car Rimbaud , comme lui, avait tout abandonné de la poésie pour se lancer dans le trafic d’armes en Ethiopie ! Ce livre raconte la période précédant le vaisseau spatial Pink Floyd, mais surtout la formation d’un personnage étrange, à partir de Roger Keith Barrett (1946–2006), habitant de Cambridge et future icône du rock psychédélique. C’est donc entre 1962 et 1966 que ce garçon va être aspiré par la Beatlemania, et la vague de la « British Invasion », accumulant groupes rock et tentatives diverses.
Entré dans un Art College à Cambridge, il y rencontre David Gilmour (futur Pink Floyd), et s’essaie à la peinture…et aux stupéfiants. Et là, la démarche classique des potes de collège, qui enrôlent un à un les membres du énième groupe qui va enfin marcher, manager et label compris. L’auteur joue et répète ces gammes du rock, du succès, des dérapages, des coups de génie et des coups du sort qui ont fait le parcours du combattant rock, et va être modulé à l’infini dans les 50 années à suivre !
Remarque importante : on ne peut imaginer ce qu’a été la folie des hallucinogènes, dès 1964, et la frénésie avec laquelle une génération entière s’est jeté dessus. Les récits abondent du Swinging London, sous LSD : une véritable passion venue de Californie, mais portée à un extrême de style de vie, à Londres ! Syd Barrett est au cœur de ce cyclone : il est vite entouré des plus extraordinaires poètes et musiciens, Robert Wyatt, Kevin Ayers et les tribus de Gong et Soft Machine, tous amateurs de jazz, de musiques rares ou baroques, et des paroliers Inspirés… Il crée le nom Pink Floyd avec le prénom de deux bluesmen qu’il croise.
Auteur de trois singles, puis des titres du futur premier album du groupe, Syd Barrett met en route la mise à feu de la fusée Pink Floyd, qui devient le groupe psyché le plus célèbre de la planète pop rock, dès 1966. Et c’est en 1967 que, secoué par le génie des Beatles (Revolver et Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band) deux albums qui ont abasourdi le monde), emporté par les expériences de toutes sortes : argent, sexe, errance, crises, mélanges ahurissant de substances, visions, mutisme ou exhibitionnisme, la créativité de SB tourne au cauchemar. En deux années de folie, d’excès, de délires, devenu un pur poète psyché, vêtu de satin, de couleurs fluos, maquillé, échevelé, pieds nus ou en platform boots en lézard, affichant un comportement erratique ou hébété, Barrett est abandonné…
Le sabordage plus chic que le succès ?
Mais sa légende est en train de naitre. Lâché par ses managers, puis par son groupe, ou Gilmour va remplacer à la guitare celui qui est absent, en retard ou pas en état d’aligner deux notes ! Début des mystères, de la disparition et d’un jeu de cache-cache avec les journalistes rock qui va durer jusqu’à sa mort, 40 ans plus tard. Et voilà ces « autres trucs » dont parle l’auteur : la folie, l’attitude suicidaire, l’inversion des valeurs, le monde la tête en bas, le mal qui est bien, le système pop rock, fait de flashes, de quiproquos, de romantisme punk, d’électricité et de visions, de fétichisme, de masochisme des stars crucifiées…
Dans son ouvrage, Espitallier compare Barrett à Rimbaud, mais aussi à Nietzsche, le surhomme visionnaire, solitaire qui finit fou, isolé par sa pureté et ses exigences, et analyse avec humour les éléments indispensables et extrêmes qui ont fait de lui l’archétype de l’idole : nouveauté, succès, drogues, folie… Beaucoup d’anecdotes, des tas de légendes plus ou moins débiles, mais en allant voir sur le net ou en écoutant des morceaux, on aperçoit ce visage pâle aux immenses yeux noirs, ces couleurs floues et ces ballades à la guitare qui deviennent planantes, et tournent parfois au dévissage galactique, saturé noise.
Les Pink Floyd perpétueront ce « message » barrettien, avec des claviers bidouillés par eux, pour des échos, glissendos et réverbs qui ont fait date. Le personnage « Too fast to live, too young to die », inscrit donc les commandements d’un rock illimité et d’un comportement considéré comme anti-matérialiste, suicidaire mais résolument poétique ? Il fut appelé le « Diamant Noir ». A vous de voir si le sabordage va plus loin que la réussite, et si le détachement matériel allant jusqu’à l’oubli de soi, est plus noble et chic que le succès.
Syd Barrett. Le Rock et autres trucs. Jean-Michel Espitallier. Editions Le Mot et le Reste. 150 pages. 15 euros. Le livre réunit tous les éléments connus et les hypothèses sur le personnage, dont sa fascination pour les Beatles et pour Lennon, et aussi tout ce qu’il a provoqué, inventé ou pas, et qui est devenu la légende du rock, ainsi que les liens avec d’autres légendes.