Revue de presse
Ce nouvel ouvrage sur les Doors, qui évite de succomber à la mystification glamour souvent symptomatique du genre, a de surcroît l’avantage de présenter avec exhaustivité l’échappée sauvage du groupe : depuis la rencontre de Jim Morrison et Ray Manzarek, étudiants en cinéma à l’université de Los Angeles, jusqu’au parcours méconnu des trois survivants après le départ du chanteur pour Paris, où il mourra, en passant par les premiers concerts turbulents, les tournées, la gloire, les procès et la chute. L’auteur accorde une bonne part à la genèse des compositions et aux enregistrements des albums studio et live, en les replaçant dans le contexte musical et sociétal de l’époque. La «nef des fous » dessine ainsi en filigrane une histoire où les monstres de Jérôme Bosch se mêlent aux révolutions psychédéliques et contestataires de 1968, dans un appel répété à la liberté et au rock’n’roll, nous incitant à faire nôtre la prière du poète à la voix hypnotique, aux visions héritières de William Blake et d’Arthur Rimbaud : «Entre dans le rêve brûlant/Viens avec nous/Tout a éclaté et danse.»
Vous pouvez lire l’article en ligne sur le site du Monde Diplomatique
Steven Jezo-Vannier fait certainement partie des écrivains les plus prolifiques sur le rock. Historien spécialisé sur la musique psychédélique et la contre-culture américaine, c’est avec plaisir qu’on le retrouve, un an après notre interview autour de son livre sur les Byrds, pour discuter cette fois-ci des Doors. Une manière de creuser le sillon du rock californien. Mythique compagnon de la grappe durant notre adolescence, le groupe mené par Jim Morrison nous apparaît ici sans faux-semblant, loin des clichés véhiculés pendant longtemps par ses précédentes biographies.
Vous publiez cet ouvrage conséquent sur les Doors un an après votre précédent sur les Byrds. Comment faites-vous pour être aussi productif ?
Je consacre la majeure partie de mon temps à l’écriture et je m’y applique avec beaucoup de rigueur et d’autodiscipline. Ceci dit, je n’ai pas à me forcer, j’y prends un immense plaisir !
Vous utilisez souvent la matière de la biographie “Personne ne sortira d’ici vivant” de Jerry Hopkins et Daniel Sugerman, qui est assez controversée en ce qu’elle mêle la légende à l’histoire réelle du groupe, et en ce qu’elle tend à vouer un culte à Jim Morrison. Quel était votre postulat de départ, comparé à cet ouvrage devenu une référence sur le sujet ?
Pour ma part, je me suis contenté des faits et de leurs effets, en analysant les causes, les enchaînements et les conséquences. Sans nier l’existence du mythe, je me suis interdit de céder à la tentation de la mythification et d’intégrer ce qui tient plus des fantasmes que de la réalité, quelle qu’en soit la source. La bio de Hopkins et Sugerman a l’avantage d’avoir été la première consacrée aux Doors et d’avoir été écrite sous la plume de témoins directs ; elle offre donc une matière brute, notamment quelques dialogues savoureux. Cependant, elle doit être traitée avec précaution, car comme vous le dites, elle est dominée par la subjectivité et parsemée de reconstructions postérieures, composées dans l’intention de faire entrer l’histoire dans la légende. Je me suis donc permis d’y prendre uniquement ce qui pouvait être confirmé par d’autres témoins. Le croisement des sources et l’objectivité sont les impératifs de tout travail d’historien. Mon idée n’était pas d’écrire un panégyrique à Jim Morrison, mais bien une monographie complète et synthétique sur l’histoire du groupe, centrée sur sa production artistique.
Morrison a laissé l’image du sex-symbol alcoolique et drogué, ultra romantique, alors qu’en fait c’était à la base un homme très cultivé, mais aussi calculateur avec les foules et attentif au contrôle de son image. Il était très fort en marketing, pour un poète. Est-ce que cela ne pourrait pas altérer la sincérité de ses propos ?
Le poète et le publicitaire ont ceci de commun qu’ils connaissent la force des mots ! Morrison a su l’exploiter autant dans son écriture que dans son rapport au public et aux médias. Mais, il était avant tout oppressé par ses propres contradictions. Son rapport à lui-même a totalement changé au fil de la brève carrière des Doors. En résumant, on peut dire qu’il a d’abord mis sa maîtrise de l’image et des mots au service de son succès, pour faire connaître son art et sa poésie ; puis, il a été pris à son propre piège, car son image de sex-symbol super-star du rock a occulté et desservi sa poésie, qu’il considérait comme sa seule production digne de sa postérité. Comprenant l’erreur commise, il a cherché à détruire le chanteur pour laisser une place entière au poète, mais là encore, il faut croire que sa maîtrise n’était pas totale, car l’intention s’est retournée contre lui, au point d’être contre-productive. L’autodestruction a servi sa légende et confirmé son statut de rock star (au point d’en définir le canon !) au détriment de son rôle de poète (dans la peau duquel, on notera qu’il se comportait avec une rigueur et une tenue toute autre). À ce raccourci, il faudrait ajouter les influences de son instinct border-line, de sa fascination pour les mondes de l’ivresse et de l’inconnu, de ses blessures d’enfance, de sa relation tumultueuse avec Pamela Courson et ses autres conquêtes, de l’image tutélaire des poètes maudits… Un seul mot peut résumer Morrison : complexité.
À partir de Soft Parade, on se rend davantage compte du rôle primordial de Krieger dans les compositions et les succès commerciaux des Doors. Morrison le vit mal. Est-ce cela aussi qui renforce sa conviction de devoir mettre un terme à ses frasques et à son personnage aussi électrique que pathétique de Jimbo ?
À bien y regarder, Morrison a cédé à ses démons de manière croissante, mais on peut déceler leur influence néfaste dès le premier album et la rencontre avec le succès. Cette réussite commerciale est avant tout le fruit de « Light My Fire », le grand hit des Doors que réclamaient les fans à chaque concert, or cette chanson est la première écrite par Krieger… ce que Morrison vivait effectivement assez mal. S’ajoutant aux autres, ce mal-être est allé crescendo lorsque le producteur et la maison de disques ont choisi de mettre de côté sa poésie (Jim voulait enregistrer des lectures sur les disques du groupe) et de confier les faces-A des singles aux créations de Krieger, plus prometteuses commercialement. Il faut se rappeler qu’aux racines du groupe, Morrison se voyait en parolier uniquement, un poète dont un groupe mettrait les mots en musique ! C’est le claviériste Ray Manzarek, son premier complice, qui l’a poussé à chanter. Lors des premiers concerts, Jim n’osait même pas faire face au public ! Il a ensuite construit son personnage pour devenir le frontman des Doors et le chanteur éblouissant qu’il a été, mais je pense qu’il était davantage soucieux des textes qu’il écrivait, d’où leur qualité constante malgré le déclin de l’homme et du chanteur. La concurrence de Krieger a effectivement participé à la volonté de Morrison de foutre en l’air le groupe pour pouvoir se recentrer sur sa poésie.
Le concert de Miami en mars 1969 est un tournant pour le groupe, même si cela a commencé par l’affaire de la publicité pour Buick. N’est-ce pas également le résultat pitoyable de l’alcoolisme de Morrison ?
Le désastre de Miami qui a mené à l’inculpation de Morrison (accusé de s’être exhibé sur scène) et à la fin du groupe est davantage une conséquence qu’une cause à mon avis, tout comme l’alcoolisme et le comportement destructeur de Jim. Tout ceci résulte de l’effort de Morrison pour briser sa carrière, le groupe et lui-même par la même occasion. On l’a dit, les premières traces de cette entreprise funeste sont observables dès les débuts commerciaux du groupe, mais l’accélération du processus est effectivement très nette à la suite de l’affaire Buick. Sans le consentement de Morrison, Krieger, Manzarek et Densmore vendent « Light My Fire » à Buick qui souhaite l’utiliser dans une publicité dédiée à sa nouvelle voiture. Morrison y voit une double trahison, à l’égard de l’unité du groupe et de leur art. L’autre « tournant » a lieu lorsque Morrison se découvre pour la première fois à travers les yeux du public lors du montage de son film réaliste sur la vie des Doors en tournée, Feast Of Friends. Lui qui se croyait être le marionnettiste des foules prend soudainement conscience qu’il est en réalité leur marionnette… Une situation qu’il trouve insupportable.
A posteriori, il paraît difficile de ne pas établir de rapprochement entre le destin de Jim Morrison et celui de Kurt Cobain ou d’Amy Winehouse, qui supportaient mal eux aussi le rôle dans lequel ils se sont retrouvés piégés. Quelles autres stars du rock pourraient lui ressembler aujourd’hui, à moins que le temps de l’ego ne soit achevé désormais, dans le rock ?
Après la mort de Brian Jones, Hendrix et Janis Joplin, Morrison disait à qui voulait l’entendre qu’il était le suivant sur la liste, comme s’il le désirait – ce qu’on retrouvera chez Cobain. Dans son œuvre comme dans sa vie, Morrison flirtait en permanence avec l’Autre-monde et la mort. Cette pulsion est un trait récurrent dans le monde du rock, tout comme l’amour et la confrontation à l’autorité. On parle souvent de la relation d’Eros et Thanatos qui imprègne cette musique (ses chansons, son décor et la vie des artistes) ; la référence psychanalytique me paraît justifiée puisque ces forces dominent l’adolescence, âge de transition dont le rock a justement été le mode d’expression des années 1950 à 190 (peut-être que le rock n’a plus de tel héros parce qu’il tend à se déconnecter de la jeunesse ?). Comme Cobain, Hendrix et d’autres, Morrison incarne l’adolescence éternelle, figée par une mort prématurée. Mais ce profil s’observe aussi chez les poètes maudits que Jim admirait, eux aussi en prise directe avec les énergies fougueuses de l’adolescence. Au-delà, on retrouve l’archétype en littérature, en peinture, au cinéma. Finalement, il faudrait interroger la psychologie des arts dans leur ensemble et l’attrait des âmes écorchées pour l’expression artistique. Quant au mal-être qui résulte du « piège », il questionne le lien étroit, mais souvent paradoxal entre le souhait artistique et la volonté commerciale. Art musical, le rock est aussi une industrie lucrative qui essore ses champions.
Votre ouvrage donne parfois l’impression qu’après la fin des Doors, les membres survivants ont longtemps ressenti le besoin de s’affranchir de l’influence qu’a eu sur eux Jim Morrison… Était-ce vraiment le cas ? Peut-on survivre, finalement, à un ego aussi fort ?
Contradiction là encore : il apparaît bien que les survivants ont cherché à dépasser les Doors, emprunter d’autres pistes, se renouveler, s’affirmer en solitaire, fuyant l’ombre envahissante de Jim. Ils ont effectivement ressenti le besoin d’exister par eux-mêmes, de capter l’attention et la reconnaissance du public, d’attirer la lumière des projecteurs accaparée jusque-là par Morrison. Mais, au fond, aucun n’a franchement pu s’éloigner de l’œuvre commune, ils sont revenus aux Doors à plusieurs reprises et ont entretenu l’héritage du groupe tout en cherchant à s’inscrire dans sa continuité en solo… Plus que l’intérêt commercial, il faut y voir la preuve qu’ils étaient tous les membres à part entière et essentielle des Doors, contribuant autant que Jim à son existence artistique, il leur était impossible de s’en détacher totalement. C’est sans doute pourquoi tout effort dans ce sens n’a pas été couronné de succès. Il a fallu des décennies à Krieger et Manzarek pour comprendre qu’il leur était impossible d’entrer en concurrence avec leur passé.
Vous décrivez avec une grande précision de nombreux concerts dans votre ouvrage. Avez-vous eu accès aux bandes ? Je pense notamment à ceux joués après le dernier album du groupe, du vivant de Morrison, et qui semblaient parfois sublimes ?
Internet est fantastique pour ça, la toile fourmille d’informations précieuses, glanées par des fans, qui permettent de reconstituer des chronologies très précises, avec les lieux et les dates des concerts, les affiches, les setlists, le déroulement des shows auxquels ils ont assisté, etc. Ces éléments sont capitaux pour le croisement et la confirmation des sources. Surtout, internet propose de nombreux bootlegs qui permettent, à qui prend le temps de chercher, d’entendre de nombreux enregistrements jamais sortis dans le commerce. Pour ma part, je mets un point d’honneur à ne détailler un concert que si j’ai pu l’écouter moi-même, ne serait-ce que partiellement. Dans le cas contraire, je me contente des informations contextuelles ou d’une citation, si elle me semble pertinente. Puisque vous évoquez les enregistrements immédiatement réalisés après le départ de Morrison pour Paris, il faut dire qu’il y a de belles pièces. Le trio ne subissait plus les frasques de son chanteur et pouvait se recentrer sur la créativité du jeu instrumental.
Pouvez-vous nous en dire davantage sur le ou les projets de biopics avortés sur les Doors, mais voulus par Manzarek dans les années 1980, et qui semblent avoir finalement débouché sur le film d’Oliver Stone ?
Très tôt, dès la fin des années 1970, Manzarek a milité à Hollywood pour faire produire un biopic consacré aux Doors. Fan de cinéma depuis longtemps – rappelons que Morrison et lui s’étaient rencontrés dans les cours de cinéma de l’université de Los Angeles – Manzarek avait l’intention d’écrire et peut-être même de réaliser lui-même le film. Cependant, à ce que je sache, il n’avait aucun scénario concret ; donc, on ne peut pas réellement parler de projet avorté. Toujours est-il que lorsque l’idée de Manzarek a trouvé du répondant dans le milieu cinématographique et auprès des détenteurs des droits d’adaptation, les producteurs n’ont pas opté pour Manzarek, lui préférant Oliver Stone. Le film mis en route, Manzarek, comme les autres survivants, ont obtenu un rôle de conseiller technique. Trop critique et sans doute trop en désaccord avec Oliver Stone, Manzarek a vite été mis hors jeu, ce qu’il n’a guère apprécié. À la sortie du film en 1991, il ne s’est pas retenu pour critiquer le résultat, condamnant une image fantasmée de Jim et du groupe. Ses coups visaient le scénario, l’atmosphère mortifère du film et le choix des acteurs. En réponse, il réalisera son propre documentaire sur l’histoire du groupe, The Soft Parade, qu’il a présenté comme une vision authentique des Doors. Si Manzarek a peut-être été un peu sévère avec le film d’Oliver Stone, qui a tout de même relancé les ventes de leurs albums et confirmé leur postérité, il faut reconnaître que le film livre une interprétation déformée de la vie du groupe et de Jim. Il a modelé la légende du groupe au point que Jimbo, l’avatar ivrogne de Morrison, a remplacé dans la mémoire collective le poète James Douglas Morrison, enfermant un peu plus Jim dans les mâchoires de son piège.
Retrouvez l’interview sur Silence Is Sexy
Comme il le précise avec gratitude, Steven Jezo-Vannier en est à son dixième livre en six ans publiés par Le Mot et le Reste. De Contre-Cultures à Respect en passant par les Byrds ou Grateful Dead, ce biographe atypique (lire interview) et gourmand ressuscite avec pertinence et passion la musique américaine des années 60 et 70. Il nous livre ici un épais document sur celui qui reste le groupe le plus emblématique et le plus énigmatique parmi les groupes phare de cette époque. Fidèle à la ligne éditoriale de l’éditeur, SJV retrace l’histoire du groupe en suivant l’ordre de sa discographie en détaillant chaque chapitre de celle-ci. Il écrit “Le groupe a façonné une œuvre singulière qui va au-delà du son, en y associant la poésie, le théâtre et le cinéma. Instinctive et primale, la musique des Doors est tantôt flamboyante, tantôt sinistre (…) mais elle est toujours génératrice d’atmosphères et d’intenses sensations”. Ce projet musical né sur la plage de Venice au mitan des sixties et resté sans égal fera des Doors un groupe à part entre hautes ambitions artistiques et blues dur et séculaire. Les Doors aujourd’hui, bien sûr, sont systématiquement associés à Jim Morrison le Dr Jekyll et Mr Hyde du rock. Par lui vint le succès, le scandale et finalement le chaos (séparation, reformations douteuses, procès…). SJZ, montre un chanteur dépressif, provocateur, suicidaire et destructeur. A la lecture de l’ouvrage, on découvre comment au fil des albums et en dépit du talent unique de son charismatique frontman, les Doors se sont construit non pas avec Jim Morrison mais bien contre Jim Morrison. Cet homme – malade et dépendant – inspira très vite de la crainte à ses partenaires qui durent faire contre mauvaise fortune bon cœur. Ship of Fools ne nous apprend rien de nouveau mais à l’avantage d’être un parfait récapitulatif de la vie et l’œuvre d’un groupe sans autre pareil.
Lire la chronique du livre sur le site des Obsédés Textuelsé-ces-derniers-temps…2
Quel plaisir de reprendre la citation d’Oscar Wilde, en exergue de ce livre : « Vivre, c’est ce qu’il y a de plus rare au monde. La plupart des hommes existent, voilà tout. » Rien n’a changé depuis 1891, date à laquelle, cette merveilleuse formule fut publiée dans un texte intitulé : L’Âme humaine sous le régime socialiste. L’auteur, Steven Jezo-Vannier est un passionné de contre-culture et de l’univers rock. Ce livre est le dizième qu’il publie aux éditions Le mot et le reste. Il est bien entendu question du météore que fut l’incoercible Jim Morrison, toujours idolâtré au cimetière du Père Lachaise, à Paris. À son propos, Steven Jezo-Vannier écrit : « Ses excès lui permettent d’extérioriser ses angoisses et de se rassurer. Ils offrent des temps de décompression par lesquels, Jim cherche à éloigner les astreintes imposées par le statut de rock star, l’image de Sex Symbol et les exigences du public, autant d’éléments dont il est paradoxalement tributaire. Aux prises avec lui-même, Jim conforte sa légende et assoit par là même l’image et la notoriété dont il redoute l’emprise. Il devient une attraction, aux yeux du public, ses fantaisies sont plus attendues que sa musique. Il s’enferme inconsciemment dans le personnage qui devait le tenir à distance des barreaux de la célébrité. » Tout savoir à propos des premières chansons, de la formation des Doors, de la signature chez Elektra, de la conquête de New York et de San Francisco, du succès et de la métamorphose, des jours étranges (strange days), des politiciens érotiques, de la dégradation des rapports, de l’incident de Miami, de Morrison Hôtel, des procès, de l’Exil à la mort, des voies en solo, de la bataille de l’héritage, etc. Contient une discographie sélective. La meilleure idée de cadeau du moment !
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